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décrypt'art - Page 13

  • Le Bord des mondes (par Sylvie)

    Ceux que l'art intimide se délecteront de l'exposition "Le Bord des mondes" au Palais de Tokyo.                

    IMG_0245-parapluie de chaussures.JPGIMG_0246- Kawakami-store de visage.JPGLes créations présentées, parfois très élaborées, sont totalement hors des sentiers habituels de ce qui est appelé art. Comment considérer, par exemple, les parapluies de chaussures, les stores de visage, la grenouillère de ménage ou le beurre en tube du japonais Kenji Kawakami ? (photos 1 et 2). Sont-ce seulement d'astucieux canulars, des bricolages humoristiques pointant notre société consommatrice d'inutilités? Après tout, les artistes des années 60 l'ont bien critiquée eux aussi à leur manière et la société d'aujourd'hui n'est pas moins matérialiste. Aurait-on un peu plus le sens de l'absurde?... 

    Le problème est ailleurs. Il ne s'agit pas de remettre en question le contenu des oeuvres mais de savoir si elles ont le droit d'être regardées comme oeuvres "d'art". Selon la commissaire de l'exposition, Rebecca Lamarche-Vadel, qui semble jouer l'appel à témoins, l'imagination, la créativité, l'esprit de recherche peuvent tout. Depuis Marcel Duchamp on l'a compris.

    Cette façon d'élargir le territoire de l'art peut d'abord surprendre bien que les outils, les supports, les médiums se soient profondément renouvelés depuis le début du XXème siècle et que le périmètre de l'art se soit déjà étendu bien au delà de son aire traditionnelle et géographique. Ce qui est nouveau c'est l'ouverture vers d'autres domaines comme la science, le visible, l'émotion, une invite à dépasser la conception statique du monde et des formes, à envisager l'oeuvre d'art comme "un corps en mouvement", selon l'expression de Jean-Marie Schaeffer.

    IMG_0238-topograph des larmes de Rose-Lynn Fisher.JPGParmi les plus attachantes, réunissant poèsie, mystère, émotion et beauté plastique, je citerai d'abord la "Topographie des larmes" de l'américaine Rose-Lynn Fisher, photographies en noir et blanc d'examens au microscope optique de ses larmes, matérialisant ainsi par l'image ses émotions. Graphismes fragiles et arborescents comme certaines traces géologiques (photo 3).

    Tel un gigantesque animal fantomatique, "Le grand simulateur" déploie sur une plage ses voiles blanches, comme un millepatte démesuré ou un robot au pas saccadé. Il est né de l'intérêt d'un hollandais, Théo Jansen, pour des IMG_0241-le grand simulateur de Théo Jansen.JPGtubes de plastique blanc. Assemblés, montés sur roulettes et nantis de pistons,ils jouent les muscles articulés dont un podomètre mesure les pas. Chacune de ces créatures de plage, hybride, simulant la réalité, peut se mouvoir et survivre de façon autonome. Elle a une fiche génétique et, selon son créateur, elle peut se reproduire. Mais pas comme vous le pensez. En revanche sa silhouette légère et ventrue comme une mongolfière prête à s'écrouler, est un enchantement (photo 4).

    L'étude des toiles d'araignée, comme le fut pour Kepler au XVII ème siècle celle du flocon de neige, a fait apparaitre non seulement l'élaboration tomas-saraceno.-andersens-contemporary-danemark-2013.-photo-c-anders-sune-berg-2013.jpgextrèmement complexe de leur système d'expansion dans l'espace mais aussi leur rôle essentiel dans la compréhension de l'univers. Fragiles et mystérieuses elles n'en relient pas moins l'infiniment grand à l'infiniment petit. Tomas Saraceno, un argentin, a procédé à l'examen biologique de leurs structures miniatures afin de les numériser et les reproduire, déchiffrer en quelque sorte le langage de cette géométrie de la nature. D'objet trivial, la toile d'araignée est devenue objet extraordinaire, entre science et art, à contempler ici dans une colonne transparente subtilement éclairée (photo 5).

    IMG_0233-empilement Polk.JPGSes empilements de briques et de pierres sont presque de l'art traditionnel bien que l'américaine Bridget Polk s'en défende. La performance n'est jamais définitivement terminée et l'auteure doit manipuler les pièces maintes et maintes fois afin d'en trouver le point d'équilibre précaire. L'oeuvre est toujours en train de se faire et menacée d'effondrement . Bridget Polke nous offre une leçon de yoga et de méditation: elle use de sa force physique et de sa patience pour faire exprimer à ces matériaux parfois sans grâce une vitalité qui défie pour un temps la gravité. Quitte à s'effondrer dans la seconde qui suit (photo 6). 

    Bien d'autres réalisations figurent dans cette exposition un peu bric à brac,  à la limite de l'art et de l'invention, étonnantes, attachantes, drôles ou émouvantes. J'en citerai deux: le langage sifflé de paysans turcs pour communiquer de vallées en vallées et les vêtements d'Iris Van Herpen à partir de technologies numériques...Autant d'exemples qui témoignent de l'esprit de curiosité qui domine l'ensemble.

    A chacun d'adhérer ou pas, d'accepter que ce soit de l'art ou pas.

    Le Bord des mondes, Palais de Tokyo, 13 av du Président Wilson, 75116 Paris. Tous les jours sauf mardis. Jusqu'au 17 mai 2015.                

  • SOTO (par Sylvie)

    J'ai gardé en mémoire le souvenir du "Pénétrable" de Soto exposé sur le terre-plein du Musée de l'Art Moderne de la Ville de Paris en 1969. Il y a peu d'oeuvres qui, comme celle-ci, vous laisse une impression aussi forte pour que son image et son environnement reviennent à l'esprit au seul nom de l'artiste. Jesus Rafael Soto est de ceux là.

    Après l'exposition que lui a consacré le Centre Pompidou (voir la note de Régine d'avril 2013), la galerie Perrotin à Paris présente jusqu'au 28 février un aperçu des oeuvres de 1957 à 2003 de cet artiste vénézuélien (1923-2005) venu en France dès 1950 et révélé au public parisien par la galeriste Denise René qui se fera la grande défenseure de cet art nouveau, le cinétisme, un art du mouvement produit par l'oeuvre et par le spectateur.

    La perfection géométrique, l'évidente simplicité, la légèreté et la lisibilité aléatoire de ces oeuvres nous portent à passer et repasser devant elles comme si l'on avait omis de les voir en entier. Toujours quelque chose nous échappe et nous retient, nous questionne et nous enchante.

    Détaillons quelques exemples de ce travail très élaboré au charme mystérieux.

    Le cube de Paris, 1990 (photo1)IMG_0136.JPG flotte entre socle et dais comme une sculpture compressée..ou en expansion. Les tiges d'aluminium, toutes de même longueur, blanches ou rouges et blanches, qui la composent en une implantation rigoureuse, dessinent un halo vaporeux dans le blanc et un cube parfaitement linéaire dans le rouge, volume virtuel léger, impalpable et pourtant circonscrit, émergeant par le simple effet de la couleur. Que l'on soit de près ou que l'on tourne autour, la substance de cette gigantesque colonne est insaisissable et donne le vertige. Où est le réel, qu'est-il?  C'est le piège d'une  absolue impermanence.

    Mondrian n'est pas loin dans la composition de ce petit tableau de 1961 (photo2) si simple IMG_0138.JPG: un rectangle rouge parfait et, devant un autre rectangle rayé blanc et noir, le  profil irrégulier d'un brin de laine de même couleur. Par jeu optique, les fines rayures verticales s'agitent et la matière irrégulière de la laine grignote le fond: en se déplaçant le regard éprouve là une sensation de bougé, qui contredit l'aplat rouge statique. Au delà de la perfection du travail de graphiste plein de rigueur impliquant, malgré lui, le regardeur, l'oeuvre chatouille l'esprit et dégage, me semble t-il, un humour espiègle.

    La Modulation jaune, 1966 (photo 3)IMG_0149.JPG, peinture sur bois, métal, nylon, met en lumière deux vibrations distinctes. Celle de la couleur, à droite où les tiges de métal, légèrement courbes, projettent sur le surface unie leurs ombres comme autant de lignes variables qui semblent lui appartenir; celle des tiges, à gauche, frémissantes dans l'air, qui coupent les stries du fond. Cette superposition créé, au moindre mouvement de l'oeil, un effet moiré, vibrant. Lignes et couleurs sont libérées de leur fixité.

    Ecriture bleu central, 1999(photo 4)IMG_0158.JPG. Peinture sur bois, métal, nylon. Devant chacun des six carrés aux filins verticaux noirs s'inscrit en rupture un fil de métal arachnéen. Fort de cette matérialité, l'oeil, à chaque pas, voit de part et d'autre le fil noir se découper et créer une succession de petits tirets, comme un code secret, aléatoires; en revanche au centre, le fil de fer bleu, d'une valeur proche du blanc et brouillé par chevauchement, papillotte et s'évanouit. Les effets de la couleur comptent autant que ceux des lignes.

    Sans titre (Aléatoire 2), 1996 (photo 5)IMG_0151.JPG. Peinture sur bois, métal. Une multitude de petits carrés rayés horizontalement se détachent sur un fond rayé verticalement.Leur ombre est plus ou moins soutenue selon l'orientation de la lumière. Les carrés colorés dispersés dans la partie inférieure font respirer la surface comme si un souffle la parcourrait, gonflant les clairs, enfonçant les sombres, selon la diversité des intensités et le travelling du spectateur. Oui, le monde est une illusion. " Je n'ai jamais cherché - disait Soto - à montrer la réalité figée en un instant déterminé, mais tout au contraire à révéler le changement universel dont la temporalité et l'infinitude sont des valeurs constitutives".

    Comme celui de 1969 ce Pénétrable BBL bleu, 1999 (photo 6)IMG_0142.JPG, est magique. Ce n'est pourtant qu'une pluie de fils flottants en plastique bleu. Après en avoir considéré l'ampleur, se frayer un chemin dans son volume suspendu dans l'espace en écartant les brins, s'impose. Déstabilisés dans cette forêt de verticales vibrantes, nous voilà devenus partie constituante du réel, un espace-temps-matière.

    Faute de comprendre parfaitement le making of de ces champs de force, le plaisir est là, stimulant et jubilatoire.

    Jesus Rafael Soto "Chronochrome", galerie Perrotin, 76 rue de Turenne 75003, Paris. Jusqu'au 28 février 2015. Exposition parallèle à New-York jusqu'au 21 février.

  • Pierrette BLOCH (par Régine)

    Pourquoi certaines oeuvres comme celles de Pierrette Bloch actuellement exposées à la Galerie Karsten Greve qui, pour certains ne sont que gribouillages, sont pour d'autres profondément émouvantes ? Est-ce parce qu'elles sont ressenties plutôt que comprises, parce qu'on y sent la nécessité pour l'artiste d'exprimer de façon très forte quelque chose d'essentiel pour lui ?

    Que fait Pierrette Bloch ? Sur des feuilles de papier soigneusement choisies, blanches, noires ou calques, d'un geste répétitif, elle trace au pinceau, à la mine de plomb, au fusain, au pastel gras ou sec des bâtonnets, des tâches, des points, des boucles enchaînées les unes aux autres. Ce processus répétitif implique un même geste qui se réitère sur une série d'oeuvres très proches les unes des autres.

    Regardons la longue série accrochée au premier étage de la galerie dont voici deux exemples (photo 1 et 2)IMG_0066.JPGIMG_0073.JPG. Ils sont faits d'un continuum de bâtonnets blanc sur fond noir dont le tracé présente des nuances de blanc dues à l'épuisement de la peinture dans le pinceau et au geste plus ou moins appuyé. Nous saisissons les formes mais aussi les espaces entre elles - à la fois tous semblables et différents - et, comme dans la musique de Philippe Glass, un rythme obsédant se dégage de l'ensemble.

    Dans une autre oeuvre (photo 3)IMG_0064.JPG des lignes bouclées telles les mailles d'un tricot courent sans interruption d'un bout à l'autre d'une feuille de papier calque. La partie supérieure est légèrement occultée par un morceau du même matériau adoucissant la noirceur du tracé des lignes sous-jacentes. Ainsi deux moments coexistent.

    Dans une autre enfin (photo 4) IMG_0063.JPGdes griffonnages énergiques fait au fusain se superposent, ceux du dessous s'effaçant dans un halo charbonneux.

    En déclinant ainsi à l'infini et de façon obsédante le trait, le point, la boucle, plus ou moins espacés, Pierrette Bloch nous signifie que le temps est sa préoccupation essentielle. Elle nous le donne à éprouver dans son être, sa densité, son opacité et donne forme à ce qui n'en a pas. Il ne s'agit ni du temps de l'horloge où les instants se succèdent et s'effacent les uns les autres, ni de celui de souvenir mais d'un temps sans limite, de son flux, rompu seulement par le passage d'une technique à une autre "Chacune ouvre une nouvelle voie, une nouvelle manière de faire et donc de vivre le temps" dit-elle.

    Ces dessins all over nous suggèrent aussi la présence d'un espace infini et les séries celle d'un temps en expansion. Temps et espace, cet écran invisible sur lequel se déroule l'existence, cet axe sous-jacent à toute oeuvre d'art, sont ici intimement liés.

    Au sujet de ce travail, nombreux sont les critiques qui parlent d'écriture. Les dessins faits de bâtonnets blancs crayeux tracés sur fond noir dont nous avons parlé au début ressemblent à ceux que tracerait par exemple un enfant sur un tableau noir ou une ardoise. Pierrette Bloch cherche-t-elle comme Henri Michaux à exprimer le moment intérieur de l'élaboration d'une écriture ? A ces question elle répond par la négative : "Une écriture, dit-elle, cherche à nommer et ce n'est pas ce que je cherche à faire" et elle ajoute "c'est agaçant on finit toujours par me parler des rapports de ce que fais avec l'écriture. Alors,  d'un coup direct, je le dis, il n'y en a pas".

    De quelle nature sont donc ces graphies si élémentaires et pourquoi nous touchent-elles tant ? Parce qu'elle nous parle de notre origine, du temps de l'enfance, mais aussi de celui du surgissement de l'art. Il s'agirait du balbutiement de l'oeuvre et non de celui du langage. Ceci s'applique aux oeuvres présentées ici mais aussi à celles faites avec du crin, matière qu'elle travaille de façon extrêmement subtile et qui font référence au temps du tissage.

    Le travail de Pierrette Bloch est d'une grande austérité et en cela il est proche de celui des artistes de l'art minimal qui lui sont contemporains. Comme eux elle pose la question des limites de l'art.

    PIERRETTE BLOCH Oeuvres récentes - Galerie Karsten Greve, 5 rue Debelleyme, 75003-Paris. Tél 01 42 77 19 37. Jusqu'au 21 février 2015.

     

     

     

     

  • Markus LUPERTZ (par Sylvie)

    A quelques mois de la grande rétrospective prévue au Musée d'Art Moderne, Suzanne Tarasiève expose dans sa galerie du Marais quelques oeuvres emblématiques de Markus Lupertz. Cette "Promenade" témoigne des multiples facettes du travail de cet artiste, né en 1941, qui figure au panthéon du néo-expressionisme allemand d'aujourd'hui auprès de Baselitz, Kiefer, Arnulf Rainer et quelques autres, en réaction contre le minimalisme et l'art conceptuel.

    Fussball - 1968, (photo 1)010- M. Lupertz.JPG une huile sur toile à l'entrée de l'exposition,saute à la figure. Pas seulement parce que ce ballon de volley est serré de près, en gros plan et en grand format. Jaune sur fond vert herbu, avec ses coutures en diagonales ombrées de noir, il semble pris dans le mouvement tournant d'un envoi musclé. Derrière l'objet figuratif, le geste violent. C'est le propre des oeuvres de cet artiste, imprégné d' une esthétique altière.

    En face, un des "Dithyrambe" des années 60  (photo 2) Dithyrambe de Lupertz-ML_154_K-482x490.jpgse réfère aux hymnes chantés en l'honneur de Dionysios et au dithyrambe nietzchéen. Lignes, couleurs, volumétrie créent une imposante forme quasi abstraite surpresque toute la surface du tableau, statique comme un gros animal râblé, un blockhaus ou encore un casque. Il pourrait renvoyer à celui d'Hercule ou à l'histoire allemande, toutes choses évocatrices de domination.

     Dans la pièce du fond, peintures et sculptures cohabitent. Cernés dans des encadrements faux marbre qui les pétrifient d'autant plus, des corps ou fragments de corps masculins occupent des paysages bucoliques en y étant étrangers. Figures qui se côtoient, se croisent et s'ignorent, blanches comme du marbre, les muscles raturés en noir. Sont-ce des fantômes qui se désagrègent, des souvenirs qui disparaissent ou des désirs à moitié formulés ? Dans un autre face à face, l'un des torses exhibe en couleur sa musculature dorsale tout en se détournant (photo3). Il y a une violence extrême dans ce buste, viril mais atrophié et l'esquisse de son mouvement. Elle rappelle l'énergie de "L'enlèvement"d'Europe par Zeus (1867) de Paul Cézanne006- M. Lupertz.JPG.                   C'est une apparition spectaculaire que le géant nu, de dos, en pieds, dans un grand format vertical qui en accuse le gabarit. Markus Lupertz, on l'a bien compris, puise la majorité de son inspiration dans la mythologie grecque mais ici la transposition dans une atmosphère de baignade méditerranéenne matissienne s'apparente à l' exhibitionnisme viril d'un Monsieur Muscle (photo 4)0 05- M. Lupertz.JPG.

    Pour en finir avec les toiles figuratives de Lupertz je voudrais en pointer une dernière: elle représente, c'est une exception, un grand nu féminin, de dos, négligemment appuyé à un arbre, face à un petit personnage grotesque. Est-ce que cette image de deux êtres de la mythologie nordique (et allemande), les trolls, habitants des forêts, elle la géante sorcière, et lui le nain grimaçant ne symboliseraient pas les idées de l'artiste pour lequel beauté rime avec puissance et laideur avec un certain art contemporain qu'il dédaigne? (photo 5)2014-11-28 16.11.12.jpg

     Les sculptures intègrent la même présence plastique du corps, comme les statues antiques ravagées par le temps: dieux sans Olympe, amputés, en plâtre rugueux teinté d'un rose écaillé ou dérisoirement multicolores comme un Karel Appel. Sous son casque ailé et ses bras tronqués, Mercure,  bronze peint 2005,004- M. Lupertz.JPG debout sur le globe, nous dit bien plus que la liberté de la Bastille, sans doute une souffrance à vivre dans l'intensité et la déchirante place de l'artiste pris entre classicisme et modernité. (photo 6).

    L'exposition se poursuit  au premier étage avec des oeuvres sur papier, certaines tout à fait abstraites qui sont autant d'études préparatoires.

     Markus Lupertz "Promenade", galerie Suzanne Parasiève, 7 rue Pastourelle 75003, tel 01 42 71 76 54. jusqu'au 20 décembre 2014.

     

  • Mathieu PERNOT (par Régine)

    Par sa beauté, son sujet, la démarche de l'artiste et l'usage qu'il fait de la photographie, l'exposition "Ligne de mire" de Mathieu Pernot à la Galerie Eric Dupont est une belle surprise.

    Les teintes sombres et sourdes, la matité et le velouté des surfaces pourraient faire croire qu'il s'agit de peinture. Mais non, ce sont bien des photographies dont l'étrangeté force le regard tant elles mêlent réel et imaginaire et nous confrontent à un double sentiment d'enfermement et d'évasion.

    Que représentent-elles ? Sur le mur du fond d'un lieu sombre, clos et vide, aux parois de béton brut, apparaissent, mais à l'envers, des paysages de ciel ou de mer, de côte rocheuses et de plages de sable blond.

    Mathieu Pernod a réalisé cette série dans les bunkers que les allemands, craignant un débarquement, avaient installés sur les côtes de la Bretagne Nord. Reprenant le principe de la camera oscura, ancêtre de l'appareil photo, il transforme ces lieux ténébreux et mortifères en chambre noire. Dans l'épaisse muraille extérieure il fore un trou (une vidéo le montre à l'oeuvre) laissant ainsi pénétrer à l'intérieur du blockaus un rayon lumineux qui projette sur le mur du fond de la salle de gué l'image inversée du paysage environnant.

    Sur l'une des photos (photo 1)GEDC0019.JPG on croit voir apparaître un ciel étoilé au fond de cet espace claustral, mais l'image ayant été inversée c'est celle de la mer toute proche sur laquelle vogue quelques voiliers que renvoie le rayon lumineux. Sur une autre photo (photo 2)017.JPG la plage de sable, celle du Palus toute proche, remplace le plafond du bunker tandis que le bleu de la mer envahit l'étroit poste de gué épousant ses formes inhospitalières. Sur une autre encore (photo 3) 013.JPGdes rochers ocres transforment l'étroite pièce en grotte tandis que le reflet de la mer teinte les murs d'un bleu délicat et que le sol garde son aspect noir et brut.

    En superposant des espaces si différents que celui de l'intérieur d'une casemate et d'un paysage de bord de mer, la légèreté d'un reflet avec la lourdeur des matériaux de construction, en faisant se télescoper plusieurs époques, celle de la Renaissance avec l'utilisation de la Camera oscura et celle de l'art d'aujourd'hui avec la photographie, celle de la guerre avec celle de la paix, celle de la nature avec celle de la barbarie, l'artiste libère notre imaginaire et nous embarque ailleurs. C'est à une double lecture documentaire et poétique qu'il nous invite. Chacun peut imaginer en fonction de son expérience ce qu'il ne voit pas.

    Une sculpture intitulée "Le mur" côtoie ces photos (photo 4)015.JPG. Pour la réaliser l'artiste à simplement réuni quelques fragment de mur d'une ancienne baraque du camp d'internement de Rivesaltes dans les Pyrénées. Ce camp servit de centre de transit pour les réfugiés espagnols, de centre de rassemblement des israélites avant leur déportation en Allemagne, de camp d'internement pour les prisonniers de guerre allemands et pour les collaborateurs, de camp de regroupement des harkis et de leur famille. C'est un lieu où le destin d'enfants, de femmes et d'hommes se sont croisés au gré des évènements tragiques entre 1938 et 1970 et dont il ne reste rien. Un projet de Mémorial, conçu par l'architecte Rudy Ricciotti, va y ouvrir ses portes en 2015.

    L'enfermement, l'exploration de la mémoire, la solitude, les traces des oubliés de l'histoire sont les thèmes de prédilection de Mathieu Pernot. Ainsi, au printemps, avec l'historien Ph. Artières et à l'aide de différents médium (albums souvenir, films, cartes postales, photos d'idendité) il a reconstitué à la Maison Rouge l'histoire d'un hôpital psychiatrique du Cotentin aujourd'hui désaffecté.

    Une grande exposition "La traversée" lui a aussi récemment été consacrée au Jeu de Paume. Elle montrait l'envers du décors de notre histoire contemporaine. Le monde des marges, celui des Roms, des déplacés, des migrants sans domicile, des lieux de détention et d'enfermement.

    Son travail est une pensée à l'oeuvre rendue visible dont la qualité et l'inventivité contribuent à nous émouvoir profondément. Mathieu Pernot serait-il le photographe de l'inphotographiable ?

    "Ligne de mire" de Mathieu Pernot - Galerie Eric Dupont - 138, rue du Temple, 75003-Paris (01 44 54 04 14) du mardi au samedi de 11 h à 19. Jusqu'au 23 décembre.

     

  • REBECCA HORN (par Régine)

    L'exposition de Rebecca Horn à la Galerie Lelong se termine le 22 novembre. Courrez-y, elle est magnifique. A son sujet le premier mot qui vient à l'esprit est "élégance". Celle des oeuvres bien sûr, mais aussi celle du rapport au spectateur. Rebecca Horn n'assène aucune vérité, elle nous laisse libre de nos propres associations ne faisant que les susciter.

    L'oeuvre qui se trouve à l'entrée de l'exposition et qui s'intitule "Beethween the knives the emptiness" (entre les couteaux le vide) (photo 1)GEDC0008.JPG en est l'illustration. Dans un fin cadre d'acier monté sur un socle les lames effilées de trois couteaux japonais fixés sur de longues tiges de fer viennent lentement et alternativement effleurer les poils roux et soyeux d'un pinceau brosse chinois en laque noir suspendu en haut du cadre. Le regard se focalise sur l'espace ainsi défini où quelque chose d'extrêmement fragile, précieux et dangereux semble se jouer. Notre relation au monde ? A l'autre sexe ? A l'inconnu?

    Avec "Cricket freedom" (photo 2)GEDC0007.JPG, l'artiste pose un criquet mécanique aux antennes tremblotantes à l'extérieur d'une cage de verre. A l'intérieur se trouve une branche d'arbre dont certaines ramifications, prolongées par un étui de cuivre, percent les parois de verre, un entonnoir rempli de souffre jaune et un oeuf. Liberté est donné au spectateur d'imaginer un enchainement de causes et d'effets entre ces différents objets. L'artiste figure-t-elle la lenteur des phénomènes naturels et la façon dont le moindre détail peut modifier le cycle de la vie ?

    Dans "Volcanic transformation" (photo 3)GEDC0010.JPG un beau papillon orange et noir, mécanique lui aussi, bat des ailes au dessus d'un bloc de lave noir dans lequel il se trouve fixé par une tige. Comment représenter avec plus d'acuité l'opposition entre la fragilité et la rugosité, les coloris éclatants de la vie et la sombre tonalités de la terre, l'effleurement d'un battement d'aile et la violence inouïe d'une éruption, l'éphémère et l'immuable ?

    Avec ses mécanismes subtils, d'une précision d'horloger, ses mises en scène dépouillées et souvent proches de la réalité, Rebecca Horn ouvre un réseau de corrélations, intensifie notre conscience et poétise le réel.

    Cette quête d'un espace hors du temps, à la fois actif et immatériel s'exprime aussi dans sa peinture. Quelques oeuvres sur papier ici exposée en donnent l'exemple.

    Dans deux petites gouaches intitulées "Schreib Feuer"  et II de 2014 (photo 4)GEDC0011.JPG, sur un fond maculé de bleu une envolée de signes noirs tentent d'échapper à l'espace de la feuille. Comme dans certaines peintures de Michaux ou de Twombly, leur rythme dynamique nous entraînent dans un ailleurs, dans un espace quasi cosmique.

    Il en est de même dans des oeuvres plus grandes. Dans celle intitulée "Die Gaukler der Neum Sünden stufen" (182 x 150) (photo 5)GEDC0002.JPG, tout tourbillonne, tout bruisse et s'envole vers d'autres sphères. Entourée d'une nuée de minuscules taches ou traits bleu ou jaune d'or une verticale formée de signes volants s'élève dans l'air jusqu'à un cercle tournoyant. Des horizontales inscrites en pointillées accentuent avec légèreté le rythme de l'ensemble. Des images naissent : ivresse de l'insecte dansant dans la lumière de l'été ? vibration cosmique ? etc...

    Le cercle tournoyant devient le motif essentiel de cet autre grand papier "Nightwatch Nacht in der wurzeln des Mondes" de 2012 (photo 6)GEDC0005.JPG. Un tourbillon d'un bleu délicat se forme, traversé par une verticale plus sombre, sorte de tige végétale qui part du bas extrême de la feuille pour s'épanouir au centre dans une succession de cercles. Le tout entraîne une multitude de particules bleu et or formant le fond de l'oeuvre. Rien n'est définitif, tout change à chaque instant, tout est lié, tout s'envole traversé de forces énergétiques. Ces peintures aériennes sont comme des feux d'artifice libérés de toute limite. Elles sont légères et s'envolent vers d'autres sphères.

    Que ce soit avec ses sculptures, ses performances, sa peinture, Rebecca Horn ouvre de façon totalement immatérielle le chant énergétique de l'espace. Elle libère de leur matérialité les objets cependant très réels qu'elle utilise pour la réalisation de ses sculptures, et de l'espace temps dans lequel ils sont ancrés ; elle établit des flux entre eux, laisse toute liberté au spectateur d'associer suivant ses propres références culturelles. Elle ouvre un univers impalpable dont on pressent l'existence et donne accès à un vide vivant et animé.

    Avec sa façon bien à elle de transfigurer le réel, de nous rendre partie prenante de ses oeuvres, Rebecca Horn nous fait percevoir et éprouver autrement. N'est-ce pas cela la poésie ?

    Rebecca Horn "Bethween the Knives the Emptiness", jusqu'au 22 novembre, Galerie Lelong, 13 rue de Téhéran, 75008-Paris. Tél : 01 45 63 13 19

     

     

     

     

     

  • Nils UDO et Alain BUBLEX par Sylvie.

    Ils interviennent tous deux sur le paysage, l'un naturel, l'autre urbain et nous les donne à voir subtilement transformés. Chacun à leur manière.                                                                                                

    Deux expositions parisiennes, au même moment, permettent de découvrir la proximité insoupçonnée de leur démarche.

    GEDC0023(1).JPGLes deux orientations de l'oeuvre de Nils Udo, artiste allemand né en 1937, sont bien présentes à la galerie Challier. Au premier étage se trouve la part la plus renommée de son parcours, celle du "land-artist": de superbes photos en couleur, de grand format. Elles ont été prises en Limousin, le long de la Creuse. Et chacune se divise en deux parties: deux tiers d'eau, un tiers de végétation. A leur jonction se dresse, devant la rive opposée, le graphisme épuré d'une gigantesque feuille d'érable en bois clair de chataigner. Plantée comme un écran fragile, elle laisse voir la riche nature de la rive derrière elle: feuillages verts ou automnaux, rochers abrupts... et devant, la rivière dans laquelle elle plonge. Comment donc tient cette feuille? Sa double queue intrigue. Mais oui, bien sûr, la sculpture blanche est une demi-feuille, Nils Udo l'a fabriquée, montée sur un fin radeau de pin et laissée libre, au gré du vent et du courant. Elle a fait ainsi le tour de la presqu'ile de Crozant. Il l'a suivie et photographiée à différentes saisons... Magie du travail de l'artiste qui, à la fois donne du rêve et pointe la beauté des lieux soumis aux contrastes de lumière et de matières. La nature en tant qu'oeuvre d'art est devenue par artifice (l'installation), une autre oeuvre d'art et la photographie qui immortalise ce "radeau d'automne, 2012, oeuvre d'art elle-même (photo1).

    GEDC0014.JPGGEDC0018.JPGLe rez de chaussée de la galerie présente le travail du peintre qui, depuis 2004, a repris son médium d'origine. Udo agit souvent de mémoire, tirant de son expérience visuelle et physique de la couleur une gamme intense où les grands aplats traduisent l'expressivité de la couleur plus que la couleur elle-même et les lignes sommaires, des profils plus que des formes. Il y a du Gauguin dans ce sous-bois "1185 Samerberg", 95x128cm, 2012 (photo 2) et de la bande dessinée dans l'autre (photo 3).

    Rapprocher ce travail de celui d'Alain Bublex (né en 1961) exposé à la galerie Vallois s'est imposé. Pourtant ils n'ont aucun sujet commun. Autant Nils Udo est tourné Bublex-paysage 134_smb94_ny_98088_site.jpgvers le champêtre, autant Bublex se plait dans la modernité industrielle: autoroutes, usines, activités portuaires. On se souviendra de la série des "Plug-in-city" de Vitry sur seine évoquant avec humour une ville en mutation, entre réalité et imaginaire. Ici les oeuvres sont de techniques mixtes, une part retravaillée au dessin vectoriel, partageant l'image, comme chez Udo en deux plans successifs. " Paysage 139, fantôme de Charles Sheeler, american landscape", 2014, épreuve chromogène laminée diasec sur aluminium, 60x80x5cm, en est un exemple (photo 4).  Sans doute est-ce ce qui donne à ces vues transformées, un peu fantomatiques, sans humains, frontales, une grande étrangeté malgré - ou à cause - des couleurs franches, un peu laiteuses comme chez Udo. En aplats profonds et statiques ou en cernes, le noir électrise le regard.

    Bublex- paysage187_Yosemite valley.jpgBublex_ paysage 139_2.jpgBublex-paysage 149.jpgLorsque Bublex reprend des oeuvres de peintres américains du XIXème ou des vues du port de Hambourg d'Albert Marquet (photo6), il suggère que chaque pays se forge une identité à travers la représentation de ses paysages. Rappelons que c'est à partir du tableau d'Albert Bierstadt représentant la Yosémite valley (photo 5) que les Etats Unis ont tiré fierté de leurs grands espaces. Bublex semble estimer que les larges bandes color-field des années 50 de Morris Louis , se sont fait encore l'écho de cette démesure. En revanche, le"Paysage 149" de 2014 (photo7) épreuve encres pigmentaires contrecollée, 160x213cm, avec son autoroute trop parfaitement dessinée pour être réelle est impossible à situer. Nommée A 51, elle a peut-être - le futur nous le dira - une appartenance à notre époque mais elle n'a plus d'appartenance locale.

    En associant sur une même oeuvre deux techniques différentes, en usant d'une palette franche et laiteuse, d'aplats cernés, ces deux artistes démontrent que malgré un goût commun pour le paysage, ils aiment le trafiquer.  Mais le regard que nous portons nous mêmes sur les choses n'est-il pas lui aussi une manipulation? La démarche de Bublex et de Udo renvoient à l'histoire de la peinture, au fauvisme, aux mangas et posent une double question: qu'est-ce que la réalité et qu'est-ce que l'art? Eternel sujet.

    Nils Udo "Nouvelles peintures et "Radeau d'automne", galerie Pierre-Alain Challier, 8 rue Debelleyme 75003, Paris. Jusq'au 1er novembre 2014.

    Alain Bublex "Arrière-plan", galerie Georges-Philippe et Nathalie Vallois, 36 rue de Seine 75006, Paris. Jusqu'au 8 novembre 2014.

  • Dessin, sculpture, peinture.... (par Régine et Sylvie)

    Après de longues vacances nous éprouvions le besoin de reprendre contact avec Paris. Nous avons donc fait le tour de quelques galeries du Marais et vu le travail d'artistes que nous connaissions peu, mal ou pas du tout. Voici nos impressions.

    Les oeuvres de Hanns Schimansky, présentés à la Galerie Jaeger Bucher pourraient évoquer une sonate au phrasé léger et sautillant. Elles sont simples par leur technique, l'encre, extrêmement élaborées par la graphieGEDC0222.JPG. Cet autodidacte allemand, ingénieur agronome de formation né en 1949, trace sur le papier une multitude de lignes fines et rythmées, à l'allure spontanée, très distinctes malgré leur nombre, et qui s'entrecroisent, se superposent, formant un treillis, une écriture sismographique oublieuse des bords de l'oeuvre et de sa structure, un papier plié dont la trame se laisse deviner.

    On se prend à suivre du regard avec attention les lignes comme si nous étions pris au piège de ce maillage infini GEDC0223.JPG: images abstraites, certes, mais fortes qui disent par leur sobriété fourmillante aussi bien notre univers de trépidations urbaines que des énergies chorégraphiques avec des ponctuations, des lignes appuyées ou effleurées comme des pulsations de coeur ou des rétentions de souffle.

    GEDC0229.JPGDes aplats de couleurs primaires - jaune, rouge, bleu ou noir - géométrisent les surfaces d'autres oeuvres sans toutefois les rendre ascétiques car ils s'inscrivent à certains endroits en coulées ou en taches concentrées dans les interstices des pliures. Loin de déranger, ces imperfections humanisent.

    Galerie Jaeger Bucher - 5-7, rue de Saintonge, 75003-Paris (o1 42 72 60 42), jusqu'au 15 novembre.

     

    Avec des expositions inédites ou spectaculaire la Galerie Karsten Greve a l'art de surprendre. Celle du sculpteur et peintre allemand Norbert Pragenberg en est l'illustration. Sur le sol de la galerie gisent ou se dressent d'énormes jarres GEDC0241.JPGdont la présence physique et la beauté son saisissantes. Montées avec des colombins d'argile superposés qui portent encore l'empreinte des doigts de l'artiste, leur aspect rudimentaire est contredit par leur taille, la gaité de leurs couleurs et les nombreuses excroissances dont elles sont ornées.GEDC0248.JPG Des fleurs par exemple s'y épanouissent ; le trou qui leur tient lieu de coeur transperce la paroi de la jarre la rendant inutilisable. Ainsi transformées en tonneaux des Danaïdes ces jarres perdent leur fonction utilitaire pour s'imposer comme sculpture qui occupent avec force l'espace environnant.

    C'est le rapport physique de l'artiste avec la matière terre qui s'exprime ici. Sa façon de la soumettre, de la façonner, de la magnifier et de l'imposer dans l'espace. Son agilité à modeler l'argile se manifeste différemment dans une troublante petite oeuvre isolée accrochée sur un murGEDC0242.JPG. S'agit-il d'un plat ? Mais non il s'agit bien d'une sculpture car elle est remplie de volutes bleues. Sous ses doigts la céramique devient légère, vaporeuse comme de l'organdi, contrepoint à la lourdeur des oeuvres précédentes.

    Mort en 2012, Norbert Pragenberg était aussi peintre. Deux très belles toiles de lui accompagnent ces sculptures. Quelques bulles de couleur percent un fond d'un noir épais comme les ténèbresGEDC0247.JPG. Telles des planètes elles semblent migrer. Sensation à la fois légère, dense et puissante qui n'est pas étrangère à celle éprouvée devant ses sculptures.

    Galerie Karsten Greve, 5 rue Debelleyme, 75003-Paris (01 42 77 19 37), jusqu'au 11 octobre.

     

     Laurent Grasso

    Voilà un jeune artiste, né en 72, qui ne craint pas les retours en arrière. Il faut voir, à la galerie Perrotin, les petits tableaux sur bois inspirés de Giotto ou d'Uccello ( XIV et XVème siècles) qu'il a fait peindre. Reconnaissons qu'ils sont très beaux, pleins de charme avec leurs couleurs un peu passées, les petits personnages spectateurs ébahis/impuissants devant une nature en révolteGEDC0258.JPG: éboulements, irruptions volcaniques, tremblements de terre sont là pour rappeler Ephèse,Pompeï et bien d'autres cataclysmes.                                           

    Le primitivisme de la facture en accentue le distance dans le temps mais l'introduction de deux disques solairesGEDC0259.JPG, par ailleurs réalisés en laiton et exposés tout près, donne réalité à une très ancienne et inquiétante prophétie de  catastrophe inéluctable lié au pouvoir créateur et destructeur de cet astre. Il engendre un sentiment d'étrangeté et donne à s'interroger sur le visible et l'invérifiable.

    Dans des cadres de bois sombre, certains de ces petits paysages sont accompagnés d'une figurine, par exemple une tête romaine de Bacchus en marbre blanc du IIème siècle, et d'un chiffre en relief de néon, ici 79, date de l'éruption du Vésuve suivie de la destruction de PompeïGEDC0263.JPG. Le tableau montre évidemment les fumées sortant du volcan et envahissant la plaine. Vrai travail d'ethnologue que la réunion de ces trois pièces.

    D'anciennes photos en noir et blanc de foules scrutant le ciel rappellent le "miracle" de Fatima en 1917,GEDC0262.JPG miracle probablement faux basé sur une projection lumineuse réalisée par l'armée.                              

    Grasso questionne la vérité des phénomènes et tend à nous montrer que la perception que nous en avons est un mélange d''histoire, de  science et de croyances, toutes choses étant elles-mêmes sujettes à nouveau regard selon les époques. Alors, pourquoi ne pas s'amuser à faire un peu de science- fiction, détourner les sources, introduire des outils de notre temps (le néon), télescoper les temporalités ? A l'heure des bouleversements météorologiques et des tensions mondiales, l'imagination n'est pas de trop. Laissons nous entrainer par l'artiste dans son désir de figurer l'instant catastrophique sans envisager la répétition des phénomènes.

    Laurent Grasso "Soleil double", galerie Perrotin, 76 rue de Turenne, 75003. Jusqu'au 31 octobre 2014.

     

     Wim Delvoye est un démiurge.  Pour lui rien n'est impossible et sa volonté de soumettre le monde à son désir se manifeste à nouveau dans les oeuvres qu'il expose actuellement dans l'annexe de la Galerie Perrotin, Passage St Claude. Avec sa détermination habituelle de mêler le savoir faire à la plus grande banalité, de détourner des objets usuels en oeuvres d'art spectaculaires, il sculpte sur des valises en métal de fins motifs persansGEDC0268.JPG, découpe des pneus de voiture en dentelle ouvragéesGEDC0270.JPG et tord des roues de bicyclette pour en faire des sortes d'anneaux de MoebiusGEDC0275.JPG. Rien n'est impossible à cet homme qui reconstitua la digestion  humaine avec sa fameuse machine Cloaca et n'hésita pas à tatouer des cochons. Le monde lui appartient et il le modèle au grès de son imagination.

    GEDC0267.JPGOn ne peut cependant réfreiner son admiration devant la sculpture en marbre d'un blanc immaculé qui aimante le regard dès l'entrée dans la galerie. Sa base est celle d'un arbre dont le tronc s'élève en vrillant sur lui-même se transformant en une tour de style gothique flamboyant dont les détails sont, comme à l'accoutumée, poussés à l'extrême. Nature, culture et sacré sont ici intimement liés.

    Galerie Perrotin, 10 Impasse Saint Claude, 75003-Paris, jusqu'au 31 octobre

     

     

  • Joan Mitchell à Caen (par Régine)

    Les prétextes pour passer deux jours en Normandie cet été ne manquent pas. Il y a bien sûr la belle et déjà très commentée exposition de Nicolas de Staël "Lumières du Nord" au musée du Havre, mais il y a aussi celle de Joan Mitchell au musée de Caen qui, en plus de son intérêt, fournit l'occasion de voir ce beau musée situé dans l'enceinte du château construit par Guillaume le conquérant et qui domine la ville.

    Impossible d'échapper à la puissance de l'émotion qui se dégage des tableaux peints par cette artiste américaine née en 1925, morte en 1992 et qui vécut longtemps non loin de là, à Vintheuil, au bord de la Seine. Que peignait-elle ? sa relation viscérale avec les éléments. Sismographe de sa sensibilité intérieure, son pinceau captait, avant toute élaboration, l'origine de l'émotion qu'elle éprouvait devant le spectacle de la nature.

    Judicieusement accroché au début de l'exposition un étonnant et très abstrait Nymphéa de Monet, où la couleur est totalement libérée (photo 1),GEDC0026.JPG montre que l'oeuvre de Joan Mitchell est une magnifique synthèse entre l'impressionnisme français et l'expressionisme abstrait américain.

    En voici quelques exemples : le grand diptyque "Tilleul" (280 x 400) (photo 2)GEDC0027.JPG, peint en 1992, peu de temps avant sa mort, qui se déploie devant vous dès l'entrée, saisit par la force de sa présence. Il faut le regarder d'un peu loin, l'appréhender comme une seule peinture et vous laisser emporter par la vigueur, la spontanéité du geste et la somptuosité des couleurs : le bleu cobalt se mélange au vert foncé, au noir profond, entachés de rose, de jaune ou de gris délicats. Les traits rapides qui courent en bas à gauche se font de plus en plus vigoureux, hauts et serrés à droite, une puissante énergie, une urgence les parcourt comme pour capter au plus près la sensation.

    Les traits de pinceaux où se superposent les bleus, les blancs et les noirs jaillissent comme des flammes d'un fagot de touches noires tressées sur un fond bleu dans le bas d'un autre "Tilleul" de 1978 (photo 3)GEDC0004.JPG ; des touches jaune d'or effleurent l'ensemble et le fait scintiller ; chassé-croisé de perceptions.

    Les deux tableaux qui ouvrent l'exposition font partie d'une série de 1990 intitulée "Champs" (photos 4 et 5)GEDC0029.JPG GEDC0036.JPG; ils sont étonnement structurés. Des strates étagés les uns sur les autres s'élèvent frontalement laissant sur leurs bords le blanc de la toile. Allusion au tableau de Van Gogh "Champs de blé près d'Auvers sur Oise" ? Image du temps ? la peinture y est dense, les couleurs se superposent en touches courtes, rapides et nerveuses sur l'un, plus virevoltantes sur l'autre, la matière picturale atteint ici une présence paroxysmique, magnifique exemple de peintures "peinture".

    "Sans titre" de 1964 (photo 6) GEDC0002.JPGvous tient sous son emprise. Sur un fond blanc crémeux portant quelques traces de jaune et de bleu, une forme compacte reste suspendue aux 2/3 de la toile comme arrêtée en plein vol. Des touches croisées vertes, noires, bleues intense, rouges, la constitue. Des coulures de peinture s'en échappent jusqu'au bas de la toile. Joan Mitchell nous montre la condensation d'un moment de perception et elle nous en transmet la puissance émotionnelle.

    On reste saisi par la fraîcheur des couleurs et l'harmonie quasiment musicale du diptyque "The sky is blue, the grass is green" de 1972 (photo 7)GEDC0001.JPG où de grandes plages de couleur circulent laissant passer l'air entre elles.

    On aimerait passer en revue les autres tableaux un par un. Cela prendrait trop de place mais une palpitation parcourt cette oeuvre dans laquelle l'énergie du geste, la liberté et la précision de la touche le dispute à la beauté des couleurs et de leur matière. Abstraite cette peinture ? Certainement, mais Joan Mitchell partait toujours du spectacle qu'elle avait sous les yeux pour exprimer le plus profond de son être.

    Le propos de l'exposition est aussi de confronter son travail à celui d'artistes de sa génération et plus jeunes ayant eu la nature pour sujet. Le dernier tiers de l'exposition est donc consacrée à une sélection d'oeuvres parfois un peu discutable, ainsi des deux tableaux de Riopelle, son compagnon pendant 25 ans, hélas pas les plus convaincants de ce grand peintre canadien, qui sont accrochés près des siens. Si le choix des toiles de Kirkeby "La résurrection de l'automne", et celui des "Dames de nage" de Monique Frydman dont le vert poudreux illuminent un fond sombre où tels des algues des traits flottent librement, se justifie, celui des deux grands monochromes de Judith Reigl, l'un noir, l'autre gris et du tableau très composé, fait d'aplats colorés de Shjrley Jaffe est surprenant. Plus intéressant dans la dernière petite salle sont les deux gouaches sur papier très colorées, très spontanées de cette dernière artiste qu'entourent deux lumineux pastels sur papier de Joan Mitchell ainsi que celle faite à quatre mains avec Carole Benzaken (photo 8)GEDC0013.JPG qui explose de couleur ; il en émane une jubilation et une émouvante complicité.

    Deux autres expositions occupent les salles consacrées aux expositions temporaires. L'une est celle d'un beau portraitiste du XVIIème, Robert Le Vrac Tournières, l'autre d'une merveilleuse miniaturiste du XIXème, Marie-Gabrielle Capet. Toutes les deux sont bien intéressantes et très bien présentées. Elles ressuscitent des artistes quasiment inconnus, ce qui est faire oeuvre utile. Malgré tout on regrette que le totalité de cet espace n'ait pas été consacré à une grande rétrospective de Joan Mitchell, artiste de premier plan que l'on n'a pas souvent l'occasion de voir. Surtout si l'on souhaite confronter son oeuvre à celles d'artistes qui partagent des préoccupations voisines.

    "En trois temps" exposition au Musée des Beaux Arts, Le Château, 14000-Caen. (02 31 47 70) jusqu'au 21 septembre - Tous les jours (sauf le mardi) de 9 h 30 à 18 h.

  • Saison de sculptures (par Sylvie).

    024 Not vital sculpt..JPGLe printemps 2014 aura été favorable à la sculpture. Après l'exposition de l'artiste suisse Not Vital à la galerie Thaddeus Ropac (22 mai - 28 juin ) où étaient présentées ses "langues" (photo 1) massives comme des menhirs, formes ovoïdes en acier poli, pleines de douceur et de brutalité, les amateurs ne se plaindront pas de voir maintenant les oeuvres de trois autres artistes contemporains. Deux d'entre eux se côtoient  chez Kamel Mennour, l'autre est en solo chez Karsten Greve.

    Joel Shapiro  chez Karsten Greve, est américain. il est né en 1941 à New York où il vit  et travaille. Ses oeuvres ont le charme des jeux de construction et des projets architecturaux encore en germe. Les formes géométriques assemblées s'articulent et se déploient dans l'espace en un équilibre qui parait d'autant plus instable qu'il n'y a pas de socle. Ce contraste entre la rigueur des formes, leur densité et la légèreté qui s'en dégage créé un rendu poétique très fort. Le spectateur fait l'expérience de l'espace. et peut s'interroger: est-ce abstrait, est-ce figuratif, l'un et l'autre mais, à coup sûr, plein d'élan. Je citerai 3 exemples:

    029 idem.JPG030 Shapiro multicolore.JPG034 Shapiro en 2 parties, l'une suspendue.JPGPhoto2: ce bronze, couleur bois, qui garde les détails du matériau bois d'origine, est à la fois très rigide et très vivant. Appuis courts, longue diagonale, parallèlépipèdes intermédiaires, il en résulte une forme pleine de vibration contenue, un déploiement dans toutes les directions. Abstraite, bien sûr, la sculpture évoque cependant un reptile.

    Photo3: par ses couleurs primaires, celle-ci, en bois peint,nous rappelle Rietveld et Mondrian. Leur variations contribuent à la volumétrie, le noir insuffle du poids, le jaune de la légèreté, et la diagonale bleue une dynamique.

    Photo4: l'oeuvre est double et de deux matériaux différents. Au sol, les éléments pèsent de tout leur poids de rampants. Sans faire corps avec le bas, le haut, suspendu, donne une verticalité pourtant absente et entraine le regard dans une vision circulaire.

    Kamel Mennour a réuni Anish Kapoor et James Lee Byars. Je me souviens de les avoir déjà vus rapprochés au MAMAC de Nice en 2012. Avec Klein, la monochromie et une spiritualité commune les rapprochaient.  Affinités donc, malgré leur différence d'age et de culture.  Kapoor est né en 1954 à Bombay et vit et travaille à Londres. James Lee Byars est né en 1932 à Détroit aux USA et mort en 1995 en Egypte.

    005-J L Byars-The capital of the golden tower 1991.JPGGEDC0015.JPGJames Lee Byars, passionné par la mythologie du Proche Orient, semble hanté par l'idée de perfection et de son revers, l'éphémère. Ayant vécu au Japon, ses oeuvres sont le reflet d'une exigence d'harmonie, matériaux nobles, simplicité formelle exrême. Rien d'étonnant à ce que l'or - symbole d'immortalité - et la sphère - symbole d'absolu - soient si présents. The capital of the golden tower, 1991, est un gigantesque dôme couvert d'or sur un large socle noir (phto 5). Il contient une force mystique qui appelle à la transcendance. Eros, 1990, est une sorte d'anneau en marbre blanc à la rondeur lisse, légèrement aplatie. Dans sa "cage" haute sur pattes il apparait pour nous, chrétiens, comme un saint sacrement dans son tabernacle (photo 6).

    003-A. Kapoor- deposition 2012.JPG004- A. Kapoor-cosmobiologie 2013.JPGGEDC0012.JPGA l'inverse, Anish Kapoor, s'approprie des matériaux ordinaires pour les faire entrer dans le domaine de l'esthétique en des formes complexes qui nous font vivre une expérience à la fois physique et mentale.. Déposition, 2012, (photo7) se présente comme une coulure de ciment. Matériau brut, il porte les aléas de son évolution au séchage à l'image de la flétrissure qui nous attend avec l'âge.  La couleur et les alvéoles de la résine qui compose Cosmobiologie, 2013 (photo 8)  évoque la matière cartilagineuse d'une oreille interne ou un amas viscéral compact et surdimensionné, faisant remonter des sensations enfouies. De quoi être  fascinés et dégoutés. Comme des papillons, les bulles d'eau de Floating dawn, 2011(photo9) sont emprisonnées dans des blocs d'acrylique transparent. Multipliées, elles offrent à voir des formes chaque fois différentes. A faire le tour de cette installation, on s'émerveille de ce qui parait être le mystère de la vie.

     Joel Shapiro chez Karsten Greve, 5 rue Debelleyme, 75003 Paris. Jusqu'au 23 août 2014.              James Lee Byars et Anish Kapoor chez Kamel Mennour, 47 rue Saint André des Arts et 6 rue du Pont de Lodi, 75006 Paris. Jusqu'au 26 juillet 2014.