TAKIS, TELEMAQUE, GEORGES NOËL (par Régine)
Trois expositions dans trois musées parisiens sont actuellement consacrées à trois artistes des années 1960: Takis au Palais de Tokyo, Georges Noël au M.N.A.M. et Hervé Télémaque à Beaubourg. Aucun de ces artistes discrets n'avait eu les honneurs d'un musée parisien depuis plus de vingt ans. Assisterait-on à un regain d'intérêt pour cette période longtemps éclipsée au profit d'autres formes d'art ?
A l'époque l'art cinétique, la figuration narrative, l'abstraction lyrique et expressionniste se partageaient les cimaises parisiennes et si par facilité les critiques essayaient de rattacher ces artistes à l'un ou à l'autre de ces mouvements, chacun d'entre eux y était difficilement assimilable. Ces trois expositions d'artistes marginaux quant aux catégories reconnues mettent ainsi et fort heureusement l'accent sur la diversité et la richesse de l'art en France à cette période.
Takis et Télémaque ont tous deux 24 ans lorsqu'ils arrivent à Paris, le premier d'Athènes en 1954, le second d'Haïti en 1961. Georges Noël, né en 1924 et mort en 2010, quittera Paris en 1968 pour New York où il passera près de quatorze ans. Or tous trois ont commencé à exposer à Paris à peu près en même temps, c'est-à-dire au début des années 1960 et chacun aura connu une éclipse de plusieurs années, Takis et Télémaque de la fin des années 1970 au début des années 1990. Quant à Georges Noël, absent de 1968 à 1982, il sera peu exposé en France, même s'il l'est beaucoup à l'étranger. Un regain d'intérêt pour son travail se fait sentir depuis peu.
TAKIS
Au sein de l'art cinétique où l'époque avait vainement tenté de le classer, Takis occupe une place tout à fait à part et il est bien difficile de comparer ses travaux avec ceux de Vasarely, Agam, Soto, Le Parc ou d'autres encore. Si les uns sont illusionnistes et font appel aux sens du spectateur, Takis quant à lui se passionne pour le magnétisme, pour sa force d'attraction naturelle invisible et mystérieuse.
La belle rétrospective du Palais de Tokyo restitue la magie de la plupart de ses oeuvres. Une grande quantité de ses Signaux (photo 1) y est rassemblée. Ce sont de longues, flexibles et élégantes tiges de métal complétées à leur extrémité par des éléments mécaniques récupérés (pièces électroniques, balanciers horizontaux, tête de hérisson de ramoneur) ou dotés de lumière colorée et clignotante. A la manière des éoliennes elles sont faites pour exploiter les énergies immatérielles tels que le vent, le son, la lumière. Leur beauté, leur fragilité dégage une grande force poétique. Ses sculptures musicales (photo 2) fonctionnent grâce à une petite aiguille qui heurte une corde de métal dont les oscillations déclenchent un son strident, imprévisible, venu de nulle part si ce n'est des profondeurs de la terre ou du lointain cosmos. "Si je pouvais avec un instrument comme le radar capter la musique de l'au-delà" disait-il. Avec "Les murs magnétiques" (photo 3) des flèches s'agitent sur des toiles de couleur attirées par les aimants posés à leur revers. Avec ses "Télélumières" (photo 4) ou lampes à vapeur de mercure il provoque une clarté bleu azur, la couleur des sphères, et transforme ces grosses ampoules ventrues de forme anthropomorphe en divinités archaïques. De même en soudant et en soclant des boulons ou des écrous il fait revivre les idoles de ses ancêtres.
Dans sa quête insatiable de capter l'énergie cosmique Takis nous met à l'écoute des lois secrètes de la nature et nous fait entrevoir l'invisible.
Takis : champs magnétiques - Palais de Tokyo, 13, av. du Président Wilson, 75016-Paris. Jusqu'au 17 mai 2014. Fermé mardi.
GEORGES NOËL
Ce n'est pas une grande exposition mais la vingtaine de tableaux réunis dans une salle du Musée National d'Art Moderne permet de se rendre compte du parcours de cet artiste et de son originalité au sein de l'abstraction de son époque.
Comme Fautrier ou Dubuffet, dès le début il attache une grande importance à la matière picturale. Il fabrique lui-même son médium, broie ses couleurs et ne se servira jamais d'un pinceau mais d'instruments qu'il met lui-même au point. Seul compte pour lui la force, l'énergie, le désir puissant qui anime l'artiste ; l'acte de création se présente comme une expression existentielle, une affirmation de soi en mouvement. La notion de "palimpseste", nom donné à nombre de ses oeuvres, est emblématique de son travail. C'est dire aussi l'importance accordée aux signes et à l'écriture (voir mon article du 2 avril 2012 sur ce blog).
Si "Palimpsestes organique" de 1959 (photo 1), le tableau qui ouvre l'exposition, est d'un expressionnisme proche des premiers Hantaï - la matière y est labourée de circonvolutions viscérales qui s'enchevêtrent pour former un monde proliférant, grouillant et inquiétant -, "Pluie Edo" (photo 2) de 1990 qui la termine offre une surface d'un extrême raffinement à l'atmosphère pluvieuse et contemplative. Sur un fond beige une pluie de griffures fait affleurer toute une gamme de verts et de violines émergeant des couches sous-jacentes.
Entre ces deux oeuvres, dans les autres tableaux présentés ici les signes sont soit presque effacés, légers et ariens ("Ecritoire aux signes en blanc n° 2" de 1963) (photo 3), soit énergiquement raturés ("Palimpseste dessiné" de 1960) soit organisés en bande d'écriture dont le graphisme et la beauté des couleurs n'est pas sans rappeler Paul Klee ("Palimpseste le soir" de 1965) (photo 4), soit parfaitement organisés en diagonales s'échappant de la surface de la toile et dont le graphisme évoque la trace fugace laissée sur le sol par des pattes d'oiseau ("The bird walker" de 1970) (photo 5).
Cette exposition montre l'évolution de Georges Noël et permet de se rendre compte que sa matière somptueuse et son écriture de plus en plus maîtrisée sont restées une constante tout au long de sa carrière pour exprimer le passage du temps et la façon dont le passé modifie le présent.
Georges Noël : La traversée des signes - Musée d'Art Moderne de la Ville de Paris, 11, avenue du Président Wilson, 75016-Paris. Fermé lundi. Jusqu'au 3 Mai.
Hervé TELEMAQUE
Comme dans les peintures de Chirico qui réunissent sur une même toile des objets n'ayant en apparence aucun lien logique entre eux, les oeuvres de Télémaque sont bien énigmatiques. Elle ne sont pas "narratives" comme celle de ses contemporains qui, comme lui, ont été rassemblés sous le nom de "Figuration narrative"mais elles montrent des objets éclatés et hors contexte. C'est ainsi que canne d'aveugle, portrait de nègre, bouche dentée, sous-vêtements féminins, bandage herniaire, paire de ciseaux, chaise longue, slips d'homme ou trou de serrure, éparpillés et associés à des mots ou à des bribes de phrases, s'envolent ou gravitent dans la plupart de ses toiles des dix premières années ("Ciel de lit, n° 3" de 1962 (photo 1), "Convergences" de 1966 (photo 2) ou le très dépouillé "Passages" de 1970) (photo 3). Télémaque ne figure pas le monde des objets comme dans le pop'art mais porte un regard ironique et distancié sur la société de consommation et le vide qu'elle engendre. Grande liberté est laissée au spectateur pour associer selon sa sensibilité, ses propres références et sa biographie.
Dans les années 1980 il se renouvelle en faisant de magnifiques diptyques associant dans un même cadre un dessin sur calque et le collage du même motif obtenu par l'assemblage de papiers de couleur ("Utopie n° 4, "Selles comme montagne" de 1979 (photo 4) par exemple). L'histoire d'Haïti, et sa propre biographie traverse toute son oeuvre "Je fais de la peinture pour me raconter dit-il ; tout ce que je fais mon inconscient le traverse". Le beau tondo intitulé "Charette à bras, le visible" de 1989 (photo 5), où sont peints en aplat de couleurs, un peu comme chez Adami à la même époque, un amoncellement d'objets colorés est une allégorie du tiers monde et "Mère Afrique" l'illustration de la domination des blancs". L'exposition se termine par des oeuvres récentes où avec une grande virtuosité dans l'agencement des formes et un talent de coloriste exceptionnel, Télémaque évoque ses racines africaines et rend hommage aux artistes qui ont compté pour lui "Fond d'actualité n° 1" ou "Le moine comblé (amorces avec Arschile Gorky") de 2014 (photo 6).
Télémaque regarde le monde avec distance, acuité, ironie et le sens aigu de ce qui se cache derrière les choses.
Hervé Télémaque - Centre Pompidou, 19, rue Beaubourg, 75004-Paris fermé mardi. Jusqu'au 18 mai.
Oui, dans les années 1960 il se passait beaucoup de chose en France et bien que nombre d'artistes de cette période aient été occultés par la génération suivante, ces expositions nous rappellent qu'ils n'ont jamais cessé de créer et d'évoluer et que leur talent n'est pas mince.