Le Bord des mondes (par Sylvie)
Ceux que l'art intimide se délecteront de l'exposition "Le Bord des mondes" au Palais de Tokyo.
Les créations présentées, parfois très élaborées, sont totalement hors des sentiers habituels de ce qui est appelé art. Comment considérer, par exemple, les parapluies de chaussures, les stores de visage, la grenouillère de ménage ou le beurre en tube du japonais Kenji Kawakami ? (photos 1 et 2). Sont-ce seulement d'astucieux canulars, des bricolages humoristiques pointant notre société consommatrice d'inutilités? Après tout, les artistes des années 60 l'ont bien critiquée eux aussi à leur manière et la société d'aujourd'hui n'est pas moins matérialiste. Aurait-on un peu plus le sens de l'absurde?...
Le problème est ailleurs. Il ne s'agit pas de remettre en question le contenu des oeuvres mais de savoir si elles ont le droit d'être regardées comme oeuvres "d'art". Selon la commissaire de l'exposition, Rebecca Lamarche-Vadel, qui semble jouer l'appel à témoins, l'imagination, la créativité, l'esprit de recherche peuvent tout. Depuis Marcel Duchamp on l'a compris.
Cette façon d'élargir le territoire de l'art peut d'abord surprendre bien que les outils, les supports, les médiums se soient profondément renouvelés depuis le début du XXème siècle et que le périmètre de l'art se soit déjà étendu bien au delà de son aire traditionnelle et géographique. Ce qui est nouveau c'est l'ouverture vers d'autres domaines comme la science, le visible, l'émotion, une invite à dépasser la conception statique du monde et des formes, à envisager l'oeuvre d'art comme "un corps en mouvement", selon l'expression de Jean-Marie Schaeffer.
Parmi les plus attachantes, réunissant poèsie, mystère, émotion et beauté plastique, je citerai d'abord la "Topographie des larmes" de l'américaine Rose-Lynn Fisher, photographies en noir et blanc d'examens au microscope optique de ses larmes, matérialisant ainsi par l'image ses émotions. Graphismes fragiles et arborescents comme certaines traces géologiques (photo 3).
Tel un gigantesque animal fantomatique, "Le grand simulateur" déploie sur une plage ses voiles blanches, comme un millepatte démesuré ou un robot au pas saccadé. Il est né de l'intérêt d'un hollandais, Théo Jansen, pour des tubes de plastique blanc. Assemblés, montés sur roulettes et nantis de pistons,ils jouent les muscles articulés dont un podomètre mesure les pas. Chacune de ces créatures de plage, hybride, simulant la réalité, peut se mouvoir et survivre de façon autonome. Elle a une fiche génétique et, selon son créateur, elle peut se reproduire. Mais pas comme vous le pensez. En revanche sa silhouette légère et ventrue comme une mongolfière prête à s'écrouler, est un enchantement (photo 4).
L'étude des toiles d'araignée, comme le fut pour Kepler au XVII ème siècle celle du flocon de neige, a fait apparaitre non seulement l'élaboration extrèmement complexe de leur système d'expansion dans l'espace mais aussi leur rôle essentiel dans la compréhension de l'univers. Fragiles et mystérieuses elles n'en relient pas moins l'infiniment grand à l'infiniment petit. Tomas Saraceno, un argentin, a procédé à l'examen biologique de leurs structures miniatures afin de les numériser et les reproduire, déchiffrer en quelque sorte le langage de cette géométrie de la nature. D'objet trivial, la toile d'araignée est devenue objet extraordinaire, entre science et art, à contempler ici dans une colonne transparente subtilement éclairée (photo 5).
Ses empilements de briques et de pierres sont presque de l'art traditionnel bien que l'américaine Bridget Polk s'en défende. La performance n'est jamais définitivement terminée et l'auteure doit manipuler les pièces maintes et maintes fois afin d'en trouver le point d'équilibre précaire. L'oeuvre est toujours en train de se faire et menacée d'effondrement . Bridget Polke nous offre une leçon de yoga et de méditation: elle use de sa force physique et de sa patience pour faire exprimer à ces matériaux parfois sans grâce une vitalité qui défie pour un temps la gravité. Quitte à s'effondrer dans la seconde qui suit (photo 6).
Bien d'autres réalisations figurent dans cette exposition un peu bric à brac, à la limite de l'art et de l'invention, étonnantes, attachantes, drôles ou émouvantes. J'en citerai deux: le langage sifflé de paysans turcs pour communiquer de vallées en vallées et les vêtements d'Iris Van Herpen à partir de technologies numériques...Autant d'exemples qui témoignent de l'esprit de curiosité qui domine l'ensemble.
A chacun d'adhérer ou pas, d'accepter que ce soit de l'art ou pas.
Le Bord des mondes, Palais de Tokyo, 13 av du Président Wilson, 75116 Paris. Tous les jours sauf mardis. Jusqu'au 17 mai 2015.