APOLLINAIRE ( pa Sylvie).
L'exposition "Apollinaire, le regard du poète" qui se tient au musée de l'Orangerie depuis le 6 avril ne concerne pas, à proprement parler, notre créneau art contemporain mais l'artiste dont il s'agit a tant fait pour l' avènement de la modernité qu'il m'a paru important de la signaler. D'autant plus qu'elle est enthousiasmante. Parce qu'elle est riche d'oeuvres extrêmement diverses, parce qu'elle couvre la période précédent la Grande Guerre, années de bouleversements artistiques qui allaient ébranler tous les fondements de l'art, parce qu'enfin et surtout elle met en lumière le rôle de passeur de Guillaume Apollinaire, plus connu du grand public pour ses écrits poétiques (Alcools, Calligrammes) ,érotiques (Les onze mille verges) et ses dessins. Poète-critique, comme le furent Beaudelaire et Mallarmé en leur temps, il a permis de regarder autrement les oeuvres et d'initier l'art d'aujourd'hui. (photo 1= portrait-charge d'Apollinaire en académicien par Picasso, 1905 ; photo 2= un calligramme à Lou, 1915 ; photo 3= Apollinaire tête bandée, par Picasso, 1916 - il a reçu un éclat d'obus au Chemin des Dames).
D'origine polonaise, de son vrai nom Guglielmo Alberto Wladimiro Alessandro Apollinare de Kostrowitzky, sa sensibilité au visuel l'a très tôt conduit à fréquenter les musées d'Allemagne et d'Europe centrale et, après une enfance ballotée, il est arrivé à Paris en 1900. S'intéressant à tout, il est introduit dans les milieux littéraires et artistiques, travaille comme journaliste, publie contes et poèmes dans des revues, se lie avec de nombreux artistes. Son rôle de critique d'art, de 1902 à 1918 - sujet même de l'exposition - en a fait le témoin des révolutions stylistiques de son temps, un découvreur visionnaire - mort prématurément de la grippe espagnole - et l'acteur central qui donna naissance à l'art moderne. "Vous êtes un homme époque autant qu'un homme de l'époque" dira de lui Alberto Savinio. La multiplicité de ses centres d'intérêt, de ses rôles, de ses amitiés- en particulier avec Picasso - les débats menés avec les artistes, les galeristes et les marchands, ses écrits de journaliste nous font comprendre la vitalité de l'homme et de l'époque, les premiers pas du cubisme, de l'orphisme, du surréalisme, de la reconnaissance des arts premiers et des arts populaires. Peinture, sculpture mais aussi théâtre, cinéma, cirque, marionnettes, affiches, sans oublier la réhabilitation du monde médiéval et toutes les marges de l'art. Rien ne lui échappe. Cela donne un peu le tournis mais c'est passionnant. Quelle époque et quel bonhomme !
Ses amis: ils ont été immortalisés par Marie Laurencin qui fut un temps sa compagne (1909, photo 4). Touchant portrait où figurent entre autres, autour d'Apollinaire dans un fauteuil qui l'auréole, Gertrude Stein, Picasso, Marie Laurencin elle-même et sa chienne Fricka. Si le Douanier Rousseau n'en fait pas partie, il sera néanmoins célébré par Apollinaire : "je bois à mon Rousseau, je bois à sa santé..." écrira t'il sur son tombeau après en avoir tardivement reconnu l'originalité.
La rencontre avec Picasso en 1905 fut déterminante. Leur correspondance reflète leur goût commun pour des oeuvres littéraires, fussent-elles populaires, pour l'érotisme, le cinéma ou le cirque et tout porte à croire que la liberté d'Apollinaire a contribué à développer l'audace de Picasso. Comme un clin d'oeil à leur complicité, leurs initiales apparaissent dans le tableau cubiste de Juan Gris L'homme dans un café, 1912. (photo 5). En 1913 Apollinaire publie "Méditations esthétiques, les peintres cubistes", un recueil de divers textes sur le sujet rédigés entre 1905 et 1913 où il place Picasso et Braque en tête des peintres nouveaux.
Mais il ne soutient pas que le cubisme, il reconnait l'idée d'une peinture pure et d'une expressivité comme dépassement de l'impressionnisme, ce que prône les fauves, Matisse, Derain, Vlaminck, Marquet... Dès 1907 il publie un texte sur Matisse dans La Phalange et,à son propos il ajoute un peu plus tard: " Si l'on devait comparer l'oeuvre d'Henri Matisse à quelque chose, il faudrait choisir l'orange. Comme elle, l'oeuve de H.M. est un fruit de lumière éclatante" écrit-il en 1918 dans la préface du catalogue de l'exposition Matisse-Picasso.(Les citrons, 1914.photo 7). Il prend en compte aussi les cubo-futuristes, les rythmes colorés de Delaunay (Le bal Bullier, 1913, photo 6) tout un réseau d'idées partagées et de réalisations communes.
Dans une même tentative de briser les critères du bon goût, de renverser l'ordre établi et les rapports de hiérarchie Apollinaire affirme que l'Europe aurait quelque chose à apprendre des contrées lointaines. Il met en avant les "arts sauvages", fait campagne dans le Journal du soir en faveur d'une reconnaissance institutionnelle des arts premiers, soulignant la "sublime beauté des sculptures...des artistes anonymes de l'Afrique" (photo 8) et apprécie le travail d'Archipenko et de Picasso.
Ses relations avec les galeristes et les marchands d'art ont été constantes, aussi bien en France qu'à l'étranger: Stieglitz, Kahnweiler, Vollard, Rosenberg... Apollinaire fut particulièrement proche de Paul Guillaume à partir de 1911, "un des premiers touchés par la révélation moderniste" selon André Breton. Longue histoire pleine de rebondissements et de coups de coeur.
Faute de pouvoir donner une image exhaustive de l'exposition - on pourra se rapporter à l'excellent catalogue édité par les musées d'Orsay et de l'Orangerie chez Gallimard - je voudrais juste rappeler les autres sujets pour lesquels Apollinaire s'est investi avec autant d'ardeur et d'efficacité :
- Le cinéma d'abord pour lequel il écrivit son premier texte en 1910 qui mena à l'ouverture de la Cinémathèque de Paris en 1926 .
- la scène: à la grande époque des ballets russes il signa un essai sur le spectacle "Parade" en 1917, saluant la collaboration Massine/Picasso. Il y employa pour la première fois l'expression sur-réalisme. Sa propre pièce "Les mamelles de Tiresias" montée la même année provoqua des troubles et des réactions passionnées. Le cirque et les marionnettes convenaient à son goût de la dérision hérité de Jarry.
Dernier point qui n'est pas négligeable, l'abondance des oeuvres présentées: certaines viennent de grands musées étrangers comme le MoMA à New-York. "Le passage de la vierge à la mariée" de Duchamp (1912) participe de cette capacité qu'avait d'Apollinaire à s'approprier son époque ,de regarder vers le passé, le Moyen Age par exemple mais aussi "l'esprit nouveau" de l'avenir.
Apollinaire, le regard du poète, Musée de l'Orangerie, place de la Concorde 75008 Paris. Du mercredi au lundi, jusqu'au 18 juillet.