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décrypt'art - Page 8

  • Tomà SARACENO au Palais de Tokyo (par Régine)

    Se tient actuellement au Palais de Tokyo une exposition fascinante tant sur le plan plastique que scientifique. Avant de la parcourir il convient d'abandonner la position classique du visiteur d'exposition et se faire partie prenante, bien décidé à jouer le jeu des propositions de l'artiste.

    Carte blanche a été donnée à l'argentin Tomà Saraceno pour investir les 13.000 m2 du bâtiment. L'artiste, qui vit à Berlin, a conçu cette exposition comme un ensemble qui, de salle en salle, par de subtiles installations ou de stupéfiantes vidéos, nous permet de prendre une conscience aigüe de la force et de l'abondance des entités naturelles mais surtout dues à l'activité humaine, qui peuplent l'air ambiant et qui agissent sur nous autant que nous agissons sur elles.

    Cette immense toile invisible que l'artiste compare à celles que tissent les araignées montre que nous sommes tous connectés (monde végétal, animal et humain) et qu'il est plus que temps de modifier notre façon d'appréhender notre environnement afin de trouver le moyen de vitre ensemble en bonne harmonie.

    D'entrée de jeu et dans l'obscurité Saraceno nous plonge dans l'obscurité pour nous révéler le monde des araignées d'une beauté à couper le souffle. Dans une immense salle il a suspendu une multitude de cages dépourvues de parois où plus de 76 espèces d'araignées ont tissé leur toile en l'accrochant sur les montants. Elles seules sont éclairées ce qui permet d'en examiner à loisir la diversité, la beauté, la perfection, et la variété infinie de leurs tissages 14DEU_Kolbe_00060-1-1920x1280-1024x683.jpg20181119_142652.jpg20181119_143637.jpg(photos 1, 2, 3). La toile pour l'araignée n'est pas son habitat, mais la continuité d'elle-même, de son système cognitif et sensoriel. Cette façon d'être en permanence connecté au monde environnant, peut, suggère l'artiste, nous inspirer ; ces toiles d'araignée ne sont pas seulement une image des connexions qui nous relient à ce qui nous entoure et qu'il s'efforce tout au long de l'exposition de nous rendre visible, mais peut aussi nous servir de modèle de fonctionnement.

    Savez-vous que l'air émet un son ? l'installation "Sounding the air" nous en fait prendre conscience. En effet, cette multitude de particules qui chargent l'air réagissent ensemble à tout ce qui les entoure en émettant un musique qui nous est donnée à entendre grâce à cette très poétique installation 12_18FRA_PdT_Installation_32933-1920x1280.jpg (photo 4). Elle se compose de fragiles fils de soie d'araignée tendus qui, tels ceux d'un instrument de musique, vibrent en réponse à l'ensemble des forces en présence : mouvements et respiration des visiteurs, changements de température, etc... A l'aide d'un logiciel ces vibrations sont traduites en fréquences sonores, bruit de fond de l'univers, qui échappe à nos oreilles.

    De la même manière l'installation "Events the perception" nous fait voir et entendre le mouvement des particules flottantes, domestiques, terrestres et cosmiques.

    La transparence de l'air et l'impression de légèreté ressentie tout au long de la visite nous éblouit avec l'installation intitulée "Aerophagies" IMG_6862.JPG(photos (5). Au dessus de feuilles de papier, des stylos sont suspendus à des ballons gonflés à l'hélium et écrivent avec l'encre récupéré à partir de pigment de particules de carbone noir issues de la pollution de Monbaï en Inde. IMG_6859.JPGLe mouvement des stylos suit celui des déplacements des visiteurs et ces "dessins de l'air" ressemblent curieusement au dessin d'une toile d'araignée (photo 6). 9955875105_4b942ef39f_b.jpgSur les murs sont déployés et collées des toile d'araignées comme des relevé géographiques dont l'organisation spatiale rappelle nos agglomérations urbaines (photo 7).

    Parallèlement à ces installations l'artiste réalise des vidéos tournées dans des sites naturels dont les images sont souvent envoûtantes. Elles montrent différentes façons d'occuper la planète, par exemple cette araignée sous-marine qui, bien que sans branchies, vit sous l'eau en s'entourant d'une belle d'air qu'elle va recharger périodiquement à la surface.

    Toma Saraceno est un utopiste, mais sans utopie pas d'invention. Ainsi, avec l'équipe des scientifiques à laquelle il est associé, il a imaginé un ballon qui permettrait de se déplacer dans les airs sans énergie fossile, hélium ou hydrogène, mais uniquement grâce à l'énergie solaire. Et si notre air est trop pollué pourquoi ne pas imaginer d'aller avec ces structures habiter dans d'autres sphères célestes ?

    Pour clore cet ensemble, à l'aide de cordes tendues dans toutes les directions, Saraceno a construit une sorte de gigantesque et magnifique toile d'araignée dans laquelle les visiteurs sont invités à évoluerIMG_6849.JPG (photos 9, 10)IMG_6872.JPG. Sous leurs doigts, lorsqu'ils les passent sur les cordes, résonnent, amplifiées par des hauts parleurs, différentes fréquences, certaines audibles, d'autres ressenties comme des vibrations que l'on éprouve en s'allongeant sur le sol. Il a voulu montrer ici que, pour l'homme comme pour l'araignée, le monde entier est fait de vibrations qui parcourent nos propres toiles respectives. Il a souhaité en effet que cette exposition "devienne le lieu d'une expérience enrichie, où les visiteurs deviennent partie intégrante des paysages vibratoires et des oeuvres, simplement en respirant et en se déplaçant".

    Quelle exposition étonnante ! D'une grande beauté poétique et d'un grand intérêt scientifique. Elle nous fait prendre conscience de ce réseau de vie dans lequel nous sommes englobés. Courrez-y, c'est magnifique et passionnant et n'hésitez pas à faire une visite guidée.

    Carte blanche à Tomà Saraceno "On air", Palais de Tokyo - 13, avenue de Président Wilson, 75116-Paris. Ouvert tous les jours sauf mardi de midi à minuit. Jusqu'au 6 janvier.

     

  • Joël Leick à Thionville (par Régine)

    Joël Leick a un univers très personnel dont il rend compte à travers une oeuvre qui n'est comparable à aucune autre. Thionville est sa ville d'origine et cette exposition, accompagnée d'un superbe catalogue, est un juste hommage rendu à l'enfant du pays.

    Le regard de Joël Leick sur le monde est celui d'un poète, sans doute la raison pour laquelle il est avant tout un artiste du livre - la commissaire de l'exposition, Marie Françoise Quignard, est d'ailleurs une ancienne conservatrice des livres rares à la Bibliothèque Nationale -. Il en a réalisé des centaines dont il est soit le seul intervenant soit le partenaire d'un dialogue avec un incalculable nombre d'auteurs majeurs tels que Pierre Bergougnioux, Salah Stétié, Ethel Adnan, Gilbert Lascault, Guy Gofette et bien d'autres encore, mais surtout avec Michel Butor. Pendant plus de 20 ans il a entretenu avec ce dernier un lien exceptionnel réalisant avec lui plus de 200 livres. Certes nombre d'entre eux sont de brefs ouvrages manuscrits en quelques exemplaires mais la relation n'en demeure pas moins remarquable. Parallèlement à ce volet de son oeuvre il peint des tableaux, fait des photos (il est aussi photographe) et réalise surtout de nombreuses oeuvres sur papier qui sont autant de tremplins délicats pour l'imaginaire du regardeur.

    Consacré à son travail sur papier, cette exposition intitulée "Les territoires de Joël Leick" est passionnante. Déambuler parmi le dédale des vitrines où sont déployés nombre de ses livres, s'attarder devant les cimaises où sont accrochés ses travaux sur papier, permet de prendre conscience de la singularité de cet artiste qui s'exprime par des rapprochements inédits qu'il établit entre la photo, le monotype, la gravure, la peinture et l'écriture, le corps et le langage, le figuratif et l'abstraction, le texte et l'image, la carte postale et le livre.

    Les livres d'artistes exposés couvrent 25 années de 1993 à nos jours. Ils sont soit imprimés et tirés en une certaine quantité, soit manuscrits et n'existent qu'en 1, 2 ou 3 exemplaires, autant de façons de décliner un univers très personnel dont nous pouvons, à l'aide de quelques exemples, tenter d'en dégager les caractéristiques.

    "Méditation verte" se déploie en léoporello, forme privilégiée par l'artiste, car pour lui le livre est un pays qui s'offre au regard (photo 1)IMG_6772.JPG. Un large trait vert, ponctué aux extrémités par deux taches noires souligne le texte manuscrit de Michel Butor ; s'en échappe quelques nuages bleu indigo, autant de signes qui évoquent le propos de l'auteur qui parle des regrets dus au passage du temps. La tache, la coulure, l'éclaboussure, tout ce qui advient sans être attendu fascine Joël Leick. Cette façon de souligner un propos, de le faire chanter, de le mettre en évidence se retrouve dans nombre d'ouvrages effectués avec d'autres écrivains, par exemple "L'arbre langue" avec Salah Stétié, "L'Alphabet d'un apprenti" également avec Michel Butor, (photo 2) ou encore "Dans cette nuit toutes les nuits" avec Ethel AdnanIMG_6676.JPG.

    Joël Leick aime les voyages, les déplacements et ne se sépare jamais ni de son appareil de photos, ni de son carnet de notes. Il glane ainsi autant d'indices qui vont nourrir son travail ou qu'il enverra à des écrivains pour servir d'appât à un dialogue possible. Peu d'oeuvres donc où la photo ne trouvera pas sa place. Dans "La gardienne de Bomarzo" (photo 3)IMG_6778.JPG il déploie une série de photos prises dans un étonnant parc baroque situé en Italie où une femme torse nu joue avec les monstres de pierre qui parsèment le parc. Le commentaire de Michel Butor qui accompagne chaque photo, leur teinte vert mousse qui indique le passage du temps sur les sculptures, les gestes de la femme, forment un tout. Le lien entre le corps et le paysage est un thème récurrent chez lui.

    Une obsession qui sous-tend l'oeuvre et que photos, vieilles cartes postales, coloris fanés lui permet d'exprimer est celle du passage du temps. Dans "Le dernier paysage" (photo 4 et 5)IMG_6785.JPGIMG_6789.JPG fait en collaboration avec Pierre Bergougnioux, ce sont des photos de vieilles friches industrielles désaffectées, recouvertes de rouille que le poète commente. Joël Leick aime à utiliser cette couleur sépia qui, mêlée au noir profond, à d'autres couleurs délavées nouent temps et espace de façon très puissante. Dans la belle vitrine consacré à Rimbaud, sont exposés deux ouvrages publiés aux Editions Bernard Dumerchez, consacrés à ce poète auquel l'artiste voue un culte particulier : "Rimbaud selon Harar" et "Passages" (photo 6, 7 et 8)IMG_6780.JPGIMG_6781.JPGIMG_6782.JPG qui illustrent parfaitement sa démarche, à savoir mise en présence d'éléments disparates : photos anciennes, vieilles lettres, texte imprimé de poèmes mais que la couleur relie pour faire sentir l'ailleurs et évoquer une époque révolue.

    Toutes ces caractéristiques se retrouvent dans ses oeuvres sur papier exposées ici sur des cimaises qui surplombent les vitrines et d'où se dégage une poésie délicate. Nombre d'entre elles sont des monotypes, technique qui ne lui permet de réaliser qu'une seule estampe et qui pour lui sont le meilleur lien entre la peinture et la gravure. Il procède souvent par série et les réalisations, la plupart du temps des diptyques, réunissent texte et image, empreinte, lavis, huile, collage qui de concert évoquent le plaisir d'un moment, un souvenir ou un poète admiré. Les rapprochements subtils qu'il effectue enchantent souvent le regardeur et l'invitent à la rêverie.

    Dans une des oeuvre de la série Paesaggio, l'artiste a imprimé sur Japon contrecollé la photo noire et blanc d'un fouillis de broussailles derrière lequel se dissimule une grande tache ovale légèrement orangé (ballon, coucher de soleil ?) et une autre plus petite, légère comme une bulle. Lui est juxtaposé le monotype d'une plaque sur laquelle l'artiste a peint une tache rouge sang qui évoque l'oeuvre de Miro (photo 9)IMG_6764.JPG. De l'espace blanc de la feuille, une longue trainée de la même couleur s'échappe d'une tache et organise l'ensemble. Bien que la peinture soit réduite au maximum, l'artiste nous entraine ici dans un univers très pictural.

    Dans une oeuvre de la série "Corps, paysage vécu", on voit, dans la partie droite, la photo d'une jambe de femme probablement assise sur le regard d'un mur et l'ombre démesurée de cette jambe partiellement cachée par quelques branchages. En bas à gauche est inscrit le chiffre 752. Sur la partie gauche, peinte sur un morceau hors d'usage d'un ancien patron jauni, sans doute d'une jupe puisque c'est écrit, une longue trace de peinture noire évoque l'ombre de la jambe (photo 10)IMG_6767.JPG. Deux procédés différents, la photographie et la peinture, la complicité de l'abstraction et de la figuration mettent ici en tension le temps et l'espace en juxtaposant deux moments très différents, celui de vacances au soleil et celui d'une couturière d'autrefois.

    Très graphique, très dépouillée, l'élégance caractérise cette autre oeuvreIMG_6769.JPG de la même série où les courbes d'un corps de femme vêtue d'une robe noire sont accompagnées par un trait noir qui suit le dessin d'une fissure dans le mur sur lequel elle est appuyée, ligne prolongée bien au delà de la photo et que ponctuent deux discrètes taches indigo, source d'associations fugaces (photo 11).

    Peu de nostalgie dans cette oeuvre mais la conscience aigüe du temps qui passe et le plaisir, en mélangeant les techniques, de faire resurgir le passé. Le charme discret d'un érotisme raffiné sous-tend nombre d'oeuvres. Oui Joël Leick occupe bien des "territoires" et si vous passez à Thionville ce serait bien dommage de ne pas vous arrêter au très beau centre culturel appelé Puzzle.

    Les Territoires de Joël Leick - Puzzle, Place André Malraux - 57000-Thionville. jusq'au 22 novembre 2018.

     

  • Le Japon à Paris (par Sylvie).

    L'exposition est d'une telle qualité qu'on s'en voudrait de ne pas la signaler. La galerie Dutko présente une quinzaine d'oeuvres,  majoritairement japonaises, auxquelles s'ajoutent quelques françaises aux points communs indéniables, à l'occasion du 160 ème anniversaire des relations diplomatiques entre la France et le Japon. Toutes sont d'un extrême raffinement et traduisent l'esthétique harmonieuse propre à ce pays et l'attachement de ces artistes, dont certains sont devenus internationaux, à perpétrer les traditions de leur pays.

    20180911_172042-1.jpg20180911_172115.jpgDès l'entrée, deux oeuvres manifestent les extrêmes d'une même recherche de perfection propre à la philosophie japonaise, l'une qui se laisse devinée, l'autre qui s'expose:  "Lightscape colors" (Perl White) 2016  d'Akira Kugimachi, 130,3x 89,4 cm, pigments minéraux sur papier, est un tableau presque blanc, le dégradé du blanc au gris est si infime qu'il ne se perçoit pas immédiatement, il faut contempler pour en saisir toutes les nuances au fini soyeux comme la plus délicate des étoffes. C'est une échappée vers l'immensité, vers l'absolu.                                                                    Lui faisant face, posée sur une table basse pour mieux en saisir les entrailles, une majestueuse céramique blanche, voluptueuse, à engobes rouges de Cheiko Katsumata, exhibe ses plis, ses rondeurs et le mystère d'une presque indécente intimité. ( Les engobes sont des revêtements minces à base d'argile délayé et appliqué sur la céramique pour en modifier la couleur naturelle et lui donner un aspect lisse). Quelle fascinante citrouille entrouverte si naturelle dans sa plénitude. Tout aussi charnelle, une autre céramique, "Yellow", 2018, 24x30x22 cm, blanche et engobes jaunes, se tient debout cette fois comme une végétation marine ondulant dans les flots.

    20180911_172156.jpgLauren Collin est française. On retrouve chez elle l'amour du papier et du travail minutieux japonais. Deux oeuvres sur papier Arches à grain fin, l'une blanche et l'autre jaune. "Sans titre" 2016, 80x60 cm. Parfaitement uniformes dans leur couleur, elles se révèlent mouvantes sous les traits du scalpel qui, sous couvert d'une chirurgie plus ou moins anarchique soulève irrégulièrement le papier et décrit un motif répétitif en écailles comme des champignons sur un tronc d'arbre ou une carapace animale que la lumière met en relief.

    takesada-matsutani-in-between_002.jpg20180911_172325-1.jpg"In between" 2013, 195x130 cm, adhésif polyvinyl et graphite, papier japonais sur toile de Takesada Matsutami nous rappelle que la violence et le sexe participent de façon significative de l'art japonais. Ils semblent ici intrinsèquement liés : noir profond et broussailleux, rigidité féroce des diagonales aux reflets bleutés comme du métal.

    Au premier étage de la galerie la main de Yoshimi Futamura a façonné deux amples pièces en grès noir, "Black Hole, 2017, un cratère de 59x56x24 cm et "Rebirth" qui s'élève en tournoyant. La porcelaine blanche qui les habille par touches en une peau brillante et craquelée, caresse en douceur les reliefs, les souligne, les anime. Comme beaucoup de céramistes étrangers Futamura a travaillé avec la Manufacture de Sèvres.

    20180911_172300-1-1.jpg20180911_171913-1-1.jpg20180911_172013-1.jpgLe travail de Béatrice Casadesus  n'est pas étranger à l'orient extrême où elle a beaucoup voyagé. Les oeuvres exposées ici attestent d'une finesse qui s'accorde parfaitement à cet univers par delà une filiation au pointillisme de Seurat. Le paravent tissé par la Manufacture des Gobelins (d'après une peinture de 1984) reprend dans les moindres détails le tableau initial dont  le très subtil éparpillement des touches. Il a fallu dix ans pour réaliser ce chef-d'oeuvre.  Les papiers provenant d'Asie, faits à la main, ont ses faveurs. Leur texture  favorisent une certaine irrégularité et absorbent l'encre qui traverse ainsi le papier.  Le fond de '"Empreinte I", 1990, 99x63 cm, à la fois présent et distant, aérien, est tramé selon un procédé d'application devenu la marque de fabrique de cette artiste. Il porte un demi disque noir - soleil nervalien ? - promis à l'évasion.Tout s'inscrit dans la légèreté. Et sur '"Empreinte II et III 1990, horizontales de 63x93 cm, papier japon et encre de Chine, deux cibles se superposent. Dans la profondeur de l'espace ainsi créé on croit voir une éclipse lunaire. Au Japon comme en Chine la pleine lune est le symbole de l'unité et du rassemblement, de la récolte et du travail. Elle se fête à la mi automne et cette année Tsukimi - contemplation de la lune- a lieu le 24 septembre.

    20180911_174109.jpgles reliefs d'Hitomi Uchikura que la lune obsède, semble t'il, ont une volumétrie  bouillonnante. Ces "Gouttes de lune" 2015, rayonnantes  de cuivre argenté et laqué, nous parlent de l'esprit manga.

    Faute de voyage en Asie, allons trouver la poésie, la beauté, l'utile et  l'inutile dans ce "Japonisme 2018".

    France-Japon, galerie Dutko, 11 rue Bonaparte, 75006 Paris, 01 56 24 04 20, jusqu'au 13 octobre.                                       

  • Fondation Carmignac (par Régine)

    Les musées et les fondations d'art contemporain fleurissent un peu partout dans le monde et leurs architectures rivalisent d'audace. A l'opposé de cette débauche d'excentricités la Fondation Carmignac, qui vient d'ouvrir se portes sur l'Ile de Porquerolles, au sein d'un parc national, est d'une discrétion absolue.

    Rien n'a été modifié de l'ancien mas provençal racheté il y a quelques années par l'homme d'affaire Edouard Carmignac car les 2000 m2 de salles d'exposition ont été creusés de manière invisible et selon un plan en croix dans le remblai sur lequel la maison avait été construite. Le long des façades, à flanc de colline, de larges ouvertures ont été ménagées ; elles offrent une vue incomparable sur le parc et la campagne environnante. La piscine est transformée en plafond d'eau, belle prouesse architecturale IMG_6401.JPG(photo). Elle filtre et diffuse la lumière du soleil dont les rayons dansent sur les cimaises bleues de l'espace qu'elle surplombe, avant de se propager dans les pièces avoisinantes (photoIMG_6352.JPG & et 1bis)

    La visite s'apparente à un cérémonial. Accueilli par le génie de l'Ile : l'Alycaste (photo 2)Barcelo 2.JPG, grande sculpture en bronze de Barcelo, comme dans un temple hindou, on est prié de se déchausser : la visite se fait pieds nus. On descend religieusement le bel escalier de grès qui s'enfonce dans les profondeurs de la terre et dont la rampe en corde s'épanouit en une fragile arborescence bleue au multiples et délicates ramifications IMG_6304.JPG(photo 2bis).

    Pas plus de cinquante personnes ne sont admises chaque demi-heure. Ainsi, jamais gêné par les autres visiteurs, on se retrouve parfois seul dans une salle éprouvant le sentiment très agréable d'avoir le musée pour soi.

    L'exposition actuelle, signée du commissaire Dieter Buckhart, intitulée "Sea of desire", comporte une bonne soixantaine d'oeuvres puisées dans la collection ou commandées pour l'occasion telles celle de Bruce Nauman qui ouvre la visite et celle de Barcelo qui la clôt, se référant toutes deux à la mer intensément présente.

    La première One Hundred Fish Fountain est spectaculaire (photo 3)IMG_6313.JPG. L'artiste a transformé l'antichambre en un immense aquarium. Semble y flotter une multitude de poissons d'espèces et de tailles différentes qui s'agitent ponctuellement au son d'une mer déchaînée et sous un ruissellement d'eau. La seconde est un immense et magnifique triptyque (photo 4)Barcelo 1.jpg qui épouse la forme curviligne de la pièce qu'il occupe et qui représente un fond marin peuplé de méduses et d'ectoplasmes étranges et peu rassurants.

    Entre ces deux extrêmes on déambule silencieusement dans ce lieu construit en osmose avec la nature, véritable écrin pour les oeuvres qui y figurent, tout en appréciant sous nos pieds la fraîcheur des belles dalles de grès.

    Quelques temps forts : le côtoiement dans une même salle d'une toile de Rothko rouge et rose d'une infinie douceur (photo 5)IMG_6337.JPG et d'une de Gerhard Richter d'un jaune solaire éclatant et magnifique (photo 6)IMG_6343.JPG ; deux oeuvres de Basquiat : le Portrait d'Edouard Carmignac - peint dans les années 1980 lorsqu'il étudiait à l'université de Columbia (photo 7) IMG_6307.JPGqui dégage une énergie farouche et conquérante et l'extravagant Fallen Angel, racheté il y a 10 ans 6,4 millions d'euros (photo 8)IMG_6357.JPG ; IMG_6319.JPGles deux portraits peints par Andy Warhol, celui de Lénine (photo 9) et celui de Mao, le premier, dont les couleurs bleu électrique et noir, font ressortir de façon fascinante la froideur inflexible du personnage ; le face à face plein d'humour de deux portraits de Picasso, l'un de Maurizio Cattelan peint à la manière de LichtensteinIMG_6374.JPG (photo 10), l'autre d'Alexandre CalderIMG_6377.JPG (photo 11) fait de cercles blancs sur fond noir et de lignes noires sur fond blanc à la manière d'un masque africain ; l'aérienne et sophistiquée suspension de Jacob Hashimoto créée pour l'occasion (photo 12)IMG_6395.JPG.

    La confrontation entre une Vénus de Botticelli (photo 13)IMG_6325.JPGIMG_6328.JPG prêtée par le musée de Turin et les archétypes féminins de Roy Lichtenstein (photo 14) est plus amusante que convaincante. Cet artiste, l'un des préférés du maître de maison, est par ailleurs très présent dans l'exposition.

    Bien d'autres oeuvres mériteraient d'être citées, notamment un important ensemble de photos issu du prix Carmignac du photojournalisme créé en 2009. Parmi celles-ci je citerai celle de Shirin Neshat : Mahdokht (woman knitting)IMG_6379.JPG : au centre d'un sous bois une femme (une sorcière ?) tricote une multitude d'écheveaux et de pelotes de laine jaune qui jonchent le sol (photo 15). Maintient-elle les fils tendus entre les membres d'une foule vêtus de jaune et que l'on aperçoit au loin et qui convergent vers elle ? La photo de Sergey Maximishin Deux Moines portent une icône, RussieIMG_6381.JPG, est toute empreinte de ferveur (photo 16). Enfin Falling sandIMG_6403.JPG d'Ed Ruscka datant de 1989 où trois sabliers mis en parallèle figurent avec rigueur et de façon minimal trois écoulements différents du temps (photo 17).

    On ne saurait terminer cette visite sans une grande balade dans le parc tout imprégné de l'odeur du maquis et où ont été disséminées une vingtaine de sculptures monumentales commandées spécialement pour le lieu. On regrette seulement qu'un plan qui permettrait de les retrouver plus facilement ne soit pas fourni.

    Tel un jeu de piste, à travers oliviers, vignes et bosquets, on part à la recherche des Quatre Saisons d'Ugo Rondinone (photo 18)Rondinone.jpg, quatre visages grimaçants que l'on tente d'identifier, de l'imposante Lolo en bronze de Wang Keping (photo 19)IMG_6423.JPG image peu avantageuse de la féminité, de La Couvée de Nils UdoNils udo.jpg, cinq oeufs géants en marbre de Carrare (photo 20), des Trois Alchimistes en pleine méditation de Jaume Plensa aux visages concentrés et sereins (photo 21)IMG_6428.JPG ou de La Traversée de Jean DenantIMG_6419.JPG, grande carte miroir de la Méditerranée (photo 22) dans laquelle le visiteur se reflète et s'immerge et de bien d'autres encore.

    Dirigée par Charles Carmignac, fils d'Edouard, qui y a insufflé son esprit, ce lieu unique en son genre n'est pas facile d'accès. Il faut prendre le bateau à Hyères puis marcher un bon quart d'heure avant de l'atteindre ; il se mérite. Venir à la fondation dit Charles "c'est entreprendre une démarche initiatique, décrocher du monde réel et reprendre contact avec soi-même".

     "Sea of Desire" du 2 juin au 4 novembre 2018 - Fondation Carmignac - 83400-Porquerolles. 04 89 29 19 73 www.fondationcarmignac.com

     

  • Tacita Dean et Julie Mehretu (par Sylvie)

    Deux plasticiennes amies de longue date ont travaillé de concert pour une exposition en l'honneur des 90 ans de Marian Goodman qui les accueille dans sa galerie parisienne et présente leurs créations personnelles et leurs oeuvres à 4 mains réalisées spécialement en 2018 pour cette occasion. Tacita Dean est née en Grande Bretagne en 1965, Julie Mehretu, américaine, est née en Ethiopie en 1970. Au premier abord leur point commun ne saute pas aux yeux mais une vraie poésie se dégage de leur travail et la mise en place comparative permet d'apprécier leurs différences.

    20180608_182420.jpgAu rez de chaussée, l'oeuvre de Julie Mehretu, A Love  Supreme, encre et acrylique sur toile (228,6x457,2cm) est si monumentale qu'elle polarise le regard. Dans cette superposition de transparences entre figuration et abstraction, s'enchevêtrent et tourbillonnent des traits énergiques, des formes et des couleurs sur un fond pâle. A scruter cet univers pour en chercher le sens, on devine, en haut au centre,  le tracé du seul élément figuratif, un buste plutôt masculin. Il n'explique rien, semble-t'il. L'oeil est charmé, happé par la légèreté de l'ensemble, le côté flottant des éléments purement graphiques et les couleurs douces qui rappellent les images virtuelles. Espace, mouvement suscitent le rêve.

    20180608_182323-1.jpg20180608_182233-1.jpgEn face sont accrochés 9 petits tableaux figurant des temps d'éclipse solaire, Suite of Nine, gouache, fusain et chaux vaporisée sur ardoise, un travail en noir et blanc, éblouissant comme l'est une éclipse dans sa réalité. Et d'une sublime tranquillité. Dans ce processus cyclique Tacita Dean met le doigt sur la fugacité du phénomène naturel, comme une  métaphore du changement et de la permanence. Cette artiste s'est toujours beaucoup intéressée au cinéma et à la photo pour montrer le mouvement ou les subtiles changements d'atmosphère et de lumière. Ici, deviennent presque tactiles les variations de valeurs du ciel et les infimes et mystérieux défauts inscrits sur le soleil noir.        

    Le rapprochement le plus évident entre ces deux artistes est leur pouvoir de mettre l'imaginaire en action.   

    20180608_183217.jpgDans la grande salle du bas sont exposés 90 monotypes Monotype Melody  (procédé d'impression sans gravure qui produit un tirage unique), 45 chacune, accrochés, dispersés tout autour, à la manière  des expositions d'autrefois. Pour Tacita Dean il s'agit de cartes postales anciennes, donc des petits formats, souvent humoristiques et légendées  qu'elle a retravaillées à la couleur, en taches ou en coulures d'encre d'imprimante. De près, elles rappellent certains travaux de Max Ernst ou les collages de Schwitters et transforment la réalité  en transcendance.

    20180608_183302-1.jpg20180608_183023-1.jpgDominant cet univers presque intime, les monotypes de Julie Mehretu en noir et blanc font ici presque figure de coup de poing. Avec leurs lignes écourtées, gigotantes, les taches à l'aérosol, au doigt et à l'encre d'imprimante, elles s'offrent en compositions ébouriffées. Tant de vigueur et de spontanéité tranche avec la méticulosité de Tacita Dean.

    Fulgurance chez l'une, lenteur réfléchie chez l'autre, l'idée de temps parcourt leurs oeuvres qui, toutes imprégnées des médiums de la modernité - couleurs d'imprimante, taches à l''aérosol et au doigt - invitent à l'évasion.

    Tacita Dean Julie Mehretu, galerie Marian Goodman, 79 rue du Temple, 75003 Paris. Jusqu'au 20 juillet.

                 

  • Un détour par la rue Debelleyme (par Régine)

    Deux artistes dont l'oeuvre est exposée jusqu'à mi-juillet, l'un au 2ème étage de la galerie Thaddeus Ropac, l'autre à la galerie Karsten Greve, valent de faire un détour par la rue Debelleyme. Deux artistes aussi différents l'un que l'autre qu'il est possible : Pierrette Bloch, née en 1928 est morte en 2017 à l'âge de 91 ans, et Patrick Neu, né en 1963. Mais tous deux, chacun de façon très personnelle, expriment de façon obsédante leur fascination pour le Temps.

    Nous avons déjà parlé de ces deux artistes sur ce blog (cf : "decrypt-art Pierrette Bloch 19.01.2015" et "decrypt-art Patrick Neu 19.10.2015"), mais nous n'hésitons pas à revenir ici sur leur travail et à vous encourager à profiter de ces deux expositions voisines l'une de l'autre pour redécouvrir leur singularité;

    Pierrette Bloch

    Pour aborder cette oeuvre il est nécessaire de ne pas vouloir lui trouver un sens mais de se laisser aller au rythme obsédant qui s'en dégage. Car que fait Pierrette Bloch ? D'un geste répétitif, sur des supports variés (papiers ou baguettes de bois) elle trace des lignesIMG_6252.JPG, des bâtonnets, des pointsIMG_6259.JPG, des bouches et ces dessins, déclinés en séries, noirs sur fond blanc IMG_0072.JPGou blancs sur fond noir, suggèrent à qui sait le ressentir la présence d'un espace infini et d'un temps en expansion, écran invisible sur lequel se déroule notre existence.IMG_6253.JPG

    Ces graphies ne sont pas un écriture à la recherche d'une signification, mais, tels ses tissages avec du fil de crinIMG_6256.JPG, elles nous parlent de l'origine de l'art, de son essence. C'est du langage originaire de la création artistique dont il est ici question.

    Ce travail d'une grande austérité est proche de celui des artistes de l'art minimal qui lui sont contemporains. Comme eux elle pose la question des limites de l'art.

     

    Patrick Neu

    Chaque printemps, depuis des années, Patrick Neu peint les iris du jardin de sa mère pendant le court moment de leur floraison. Seule, sans feuillage, peinte sous différents angles au centre d'une feuille blanche, la fleur s'offre sans pudeur à notre regard. La façon dont l'artiste arrive à nous faire sentir le velouté des pétales, IMG_6231.JPGla densité de leur couleur violette IMG_6226.JPGou la fraîcheur de leur mauve délicatIMG_6228.JPG, à nous dévoiler le moindre de ses replis est emprunt d'une grande charge érotique. Cette suite d'aquarelles, d'une beauté et d'une délicatesse captivante, s'inscrit dans le temps long de l'artiste qui, chaque année répète le même geste s'accordant au temps de la nature.

    L'enchantement et la fascination devant la méticulosité de ce travail sont les mêmes devant les minuscules visages dessinés sur des ailes de papillon d'un bleu étincelant IMG_6235.JPGIMG_6234.JPGet les dessins faits dans le noir de fumée sur les parois d'une vitrine ; la stupéfaction est à son comble lorsqu'on prend conscience qu'il s'agit de la reproduction du "Jardin des délices" de Jérôme Bosch.

    L'éphémère est au coeur de ce travail et comme la vie de la nature, les oeuvres de Patrick Neu portent en elle le présage de leur propre disparition.

     

    Deux façons différentes mais complémentaires de nous faire ressentir le Temps : l'une son immuabilité, son flux incessant, l'autre son extrême fugacité.

     

    Pierrette Bloch "Quelques traits" Galerie Karsten Greve - 5, rue Debelleyme, 75003-Paris (01 42 77 19 37) jusqu'au 28 juillet.

    Patrick Neu "Iris, Jardin des délices" Galerie Thaddeus Ropac, 3ème étage - 7, rue Debelleyme, 75003 (01 42 72 99 00) jusqu'a 28 juillet.

  • Lee Bae (par Sylvie)

         Des souches brûlées assemblées en menhir ouvrent, à la galerie Perrotin à Paris, l'exposition consacrée à Lee Bae - prononcer Bé - un artiste sud coréen, né en 56, installé depuis lors en France. Sur la droite, le motif d'un tableau évoque la calligraphie. Voilà deux œuvres qui ont en commun la quête du noir, un noir couleur et un noir matière dans la plus pure tradition extrême orientale à laquelle est attaché l'artiste.

    20180428_153047.jpg"Issu du feu", 360x110x110cm. 2018. (1) a tout de la tour penchée dont les éléments , empilés et emprisonnés dans un réseau de fils élastiques, offrent au regard trois étages denses de bûches calcinées. Par sa taille, son volume et sa couleur elle s'impose avec une redoutable puissance. Pourtant il en émane une évidente légèreté à l'image du poids réel de ses constituants, un bois qui, sous l'action du feu a perdu sa matière vivante, son humidité, et n'est plus que l'ombre de lui-même tout en gardant sa forme qui réagit à la lumière: des miroitements s'inscrivent ça et là sur les surfaces polies. Loin d'être inconnu de Lee Bae, ce matériau appartient à la culture ancestrale de la Corée. Il est utilisé dans la construction pour protéger les fondations de l'humidité et des insectes et la première lune de janvier est traditionnellement saluée par des bûchers de troncs de pins. Bae l'a retrouvé lorsque, artiste avec peu de moyens à Paris en 1990, il tombe sur des briquettes pour barbecues. Pour lui le charbon de bois évoque l'encre de Chine et le lien avec la nature.  Comme  Lee Ufan dont il a été l'assistant, il pratique l'appropriation artistique d'éléments naturels.

    Sur la toile d'une extrême sobriété "Sans titre", 150x80cm, acrylique et charbon de bois, 2008, (1, à droite) la force du noir intense et la souplesse du motif abstrait sont d'autant plus présents que le medium de fond se compose de plusieurs couches d'acrylique laiteux et caressant de couleur coquille d’œuf. Toute l'énergie et la densité du charbon de bois s'en dégage.

    20180428_152817.jpg"Issu du feu", charbon de bois sur toile  210X120cm, 2001 (2) fait partie d'une série. L'approche en est à la fois austère et fascinante. Lee Bae, comme Soulages recherche la lumière changeante et vibrante. Soulages, avec panache, travaille sa pâte, racle la matière-peinture pour en tirer des motifs qui feront jaillir la lumière. Chez Lee Bae, les couches de charbon de bois friable, d'un noir profond, taillées, poncées, juxtaposées  et travaillées méticuleusement en surface comme une marquèterie cachent bien leur complexité. Leur propre matière les animent. Des touches argentées naissent selon l'environnement et la place du regardeur, et parfois le noir se montre blanc. La nature si chère aux coréens, est là dans ce charbon de bois aux propriétés plastiques et symboliques né de la main de l'homme.

    20180428_152728.jpg"Landscape", 162x130cm, 1999 et 2000. (3) Deux œuvres sur toiles côte à côte où de grands rectangles noirs épais semblent s'effilocher, prêts à partir en fumée. Derrière l'opacité des plaques de charbon de bois se dissimule un assemblage complexe mais invisible, unifié à l'eau. Collées au support, ces formes géométriques d'un aspect aride, se montrent fragiles: leur bord devient poudre, frange floue, irrégulière, vivante, à partir de la matière morte simplement frottée.

    "Sans titre", charbon de bois dimensions variables, 1997. (4 et 5) Des blocs, 20180428_153237.jpg20180428_153145.jpgplus ou moins sphériques  sont accrochés aux murs, sorte de paysage minimaliste, à la fois tangible et immatériel. Tellement noir sur un fond tellement blanc qu'on ne sait plus où se trouve le plein, où se trouve le vide. Si  un orifice creusé est visible, on pense à quelques nids d'oiseaux abandonnés, à quelques bouches d'ombre. Tout flotte, entre concentré d'énergie et de spiritualité.

    Lee Bae "Black mapping", galerie PERROTIN, 76 rue de Turenne, 75003 Paris. Jusqu'au 26 mai.

     Lee Bae , à voir aussi à la galerie RX, 16 rue des Quatre fils, 75003 Paris, jusqu'au 14 mai.

     

     

                                                                               

  • Bernard Moninot (par Régine)

    L'oeuvre de Bernard Moninot ne ressemble à aucune autre. C'est un dessinateur, mais non pas au sens traditionnel du terme ; son dessin n'est pas la représentation d'un objet, d'un paysage ou d'une idée, mais le résultat de son désir de capter avec des dispositifs, qu'il met lui-même au point, les forces agissantes de la nature, d'en faire le portrait en quelque sorte.

    Deux expositions lui sont actuellement consacrées, elles permettent de découvrir cet artiste hors du commun. L'une intitulée "Cadastre" a lieu à la Galerie Catherine Putman, l'autre "Chambre d'écho" a la Galerie Jean Fournier.

    L'exposition "Cadastre" chez Catherine Putman, présente différentes séries récentes : Cadastre, Ligne d'erre, Clinamen. Chez Bernard Moninot une oeuvre résulte toujours d'une autre qui lui est antérieure. Les deux première (Cadastre et Ligne d'Erre) sont donc issues d'une série plus ancienne "La mémoire du vent" dont quelques exemples sont aussi présents. Le dispositif mis en place pour la réaliser éclaire bien sa démarche ultérieure : après avoir attaché à un arbre une plaque de verre enduite de fumée, il équipe une branche avoisinante d'une tige de verre de façon à ce qu'elle vienne griffer la plaque lorsque le vent souffle et la remue. S'enregistre ainsi le mouvement du vent, son écriture dit-il.

    Ce travail a provoqué chez lui une libération du geste. En effet, laissant sa main guidée par le hasard, il a réalisé plusieurs séries comme la "Ligne d'erre" dont les dessins transcrivent le mouvement de son regard sur le paysage environnant IMG_6131.JPG(photo 1). L'oeil se balade et parallèlement la main, guidée par ce qui est scrutée, trace et déploie un entrelacs de lignes qui parcourent souvent une constellation de taches d'aquarelles légères comme des bulles. Dessins d'un vagabondage mental qui ouvre les portes de l'imaginaire. Pour la série "A la poursuite des nuages" l'artiste procède de la même façon. A l'aide d'un pinceau japonais il regarde le ciel et peint à l'aquarelle et en aveugle la course des nuages IMG_6135.JPG(photo 2). Ainsi nous fait-il sentir physiquement leur transparence, leur volume, leur moutonnement, leur mouvance et nous montre que temps et espace son indéfectiblement liés. La série "Cadastre" est née après un  séjour d'une semaine à l'observatoire de Haute Provence. En reliant par un trait très fin et aléatoire des petites taches blanches ou colorées projetées sur un papier noir il recrée sous nos yeux le scintillement des constellations de la voûte céleste IMG_6128.JPG(photo 3). La lumière fossile, celle dont on perçoit l'éclat des milliards d'année après l'extinction de l'astre qui l'a produite, le fascine. Elle l'a inspiré pour réaliser une oeuvre d'une grande beauté (photo 4)Lumiere_fossile_1_grande.jpg. Il a parsemé et collé sur un disque de plexiglass des pentacrines, fossiles en forme d'étoile datant de 200 millions d'années qu'il collecte dans le Jura, dans le vignoble de Château Chalon, et où il a un atelier. En tendant des fils entre elles il a dessiné la carte d'un ciel imaginaire rempli d'innombrables constellations. Ainsi a-t-il fait se toucher le sol et le ciel (photo 4). D'ailleurs le mot cadastre ne contient-il pas le mot astre ?

    Pour la série "Clinamen", (photo 5) IMG_6139.JPGB. Moninot a traduit visuellement ce concept de la physique épicurienne signifiant la déviation spontanée des atomes qui les fait s'entrechoquer. Il a superposé deux plans faits de soie fine et transparente constellés de taches rondes et légères qui semblent flotter. En bougeant le spectateur voit les tâches se heurter. Pour représenter la fusion optique des couleurs il procède de la même façon en superposant deux plaques de couleurs différentes et c'est le spectateur qui met en marche le processus. Bernard Moninot rend toujours le spectateur actif devant ses oeuvres.

    L'exposition "Chambre d'écho" chez Jean Fournier est le nom d'une installation autour de laquelle s'organise toute l'exposition (photo 6)IMG_6115.JPG. Devant ce dispositif, d'une infinie complexité et d'une grande élégance, on se sent aussi attiré, perplexe et interrogatif que devant le Grand verre de Duchamp ou le Modulateur de lumière de Moholy Nagy. Tout en transparence sa structure parallélépipédique contient une petite maison (la cabane) IMG_6118.JPG(photo 7) au toit de laquelle est suspendu un lustre dit sonore car un mécanisme permet d'en faire teinter les éléments. Lui fait face un rideau transparent dit "de patience" sur lequel est esquissé une montagne (photo 8)IMG_6117.JPG. Au théâtre ce terme désigne la toile tendue au fond de la scène pour cacher les éléments de décor en attente, ici il cache une série d'objets de mémoire que Moninot a accumulé avec le temps ainsi que les lettres d'une phrase de René Char "Les yeux seuls sont encore capable de pousser un cri" (photo 9)IMG_6116.JPG. Ce dispositif spatial, dont la fonction reste mystérieuse et dont la complexité et la délicatesse sont comparables à un mécanisme d'horlogerie, pourrait être la matérialisation de l'écho d'évènements anciens et oubliés qui, toute notre vie durant, se répercutent en nous et nous font tels que nous sommes. Cette longue expérience est pour lui comparable à celle de l'écho qui, en montagne, se répercute de vallée en vallée et finit par s'évanouir.

    Sur le mur qui lui fait face sont accrochés quelques aquarelles légères de montagnes bleues et enneigées sur lesquelles on devine le reflet de la chambre d'écho (photo 10)IMG_6121.JPG. Sous vitrine figurent les carnets dans lesquelles a été consigné, des années durant, le processus d'élaboration de cette machine qui semble inspirée par l'ouvrage passionnant de Frances Yates L'art de la mémoire. Les autres oeuvres de l'exposition complètent bien celles qu'on a pu voir à la Galerie Catherine Putman.

    Ainsi Bernard Moninot s'échappe-t-il de l'art traditionnel pour explorer des territoires inconnus et nous donner à voir des choses invisibles à l'oeil nu ou qui n'existe que le temps de la vision. Il ne représente pas le temps mais ces deux expositions nous montre comment il le met en action pour nous donner à voir le langage poétique et musical de la nature. L'extrême raffinement dans l'exécution de ces oeuvres ne serait-il pas l'écho de la subtilité des phénomènes qu'il perçoit de la nature. Ce travail fascinant, unique en son genre, interroge infiniment le spectateur.

    Galerie Catherine Putman - 40, rue Quincampoix, 75004-Paris. (01 45 55 23 06). Bernard Moninot "Cadastre" jusqu'au 4 Mai

    Galerie Jean Fournier - 22, rue du Bac, 75007-Paris (01 42 97 44 00) Bernard Moninot "Chambre d'écho). jusqu'au 4 Mai

     

  • Le Bal : Exposition "En suspens" (par Régine)

    Créé en 2010 par Raymond Dépardon et Diane Dufour, le Bal est un endroit unique en son genre. Niché dans une impasse de l'avenue de Clichy il occupe l'espace d'une ancienne salle de bal qui, dans les années folles, était un haut lieu de fête et de plaisir. Son but est de faire découvrir des artistes qui, par leurs travaux (photos, vidéos, installations) mettent en évidence les dysfonctionnements de notre temps.

    L'exposition actuelle, intitulée "En suspens" est saisissante et nous affecte profondément car, avec quelques oeuvres simples mais fortes, elle met en évidence la déshumanisation à l'oeuvre dans le monde actuel et pointe avec acuité ce que nous ressentons de notre époque sans pouvoir le formuler de façon claire. Pour reprendre les termes de Diane Dufour, la commissaire de cette exposition, être "en suspens" c'est "ne plus savoir où se diriger, ne pas trouver sa place, avec un statut indistinct, flou, précaire, répéter des gestes dénués de sens, de finalité". Ainsi d'oeuvre en oeuvre on observe des individus au statut indéterminé qui sont en attente d'un ailleurs, d'un changement qui se fait attendre indéfiniment.

    L'incarnation la plus criante de ces individus perdus est la figure tragique du migrant. Le long déroulé de photos de la jungle de Calais que le hollandais Henk Wildshut IMG_6013.JPGIMG_6016.JPGIMG_6012.JPGa prises à partir de 2006 (photos 1,2,3) donne à voir la lente et fatale transformation de quelques tentes de réfugiés en une véritable ville de 10.000 habitants avec restaurants, boutiques, églises, coiffeurs, etc... Elle sera entièrement démantelée en 2016 pour renaître ailleurs quelques mois plus tard, et ainsi de suite. Le "suspens" ici est celui de l'attente d'un rêve qui ne prend jamais forme celui d'une société condamnée à l'effacement.

    IMG_6003.JPGDans sa belle et provocatrice vidéo "PuddlesSebastien Stump, cet allemand né en 1980, se montre en pleine ville, allongé dans une flaque d'eau, face contre terre (photo 4) . Est-il mort, évanoui ?... Des passants déambulent sans le voir, des voitures roulent à proximité sans s'arrêter. Ce geste saisissant illustre à la fois un état de solitude et de désespérance infini, de résistance absurde à une société indifférente et trop préoccupée de ses propres problèmes.

    IMG_6024.JPGDebi Cornwall, avec "Beyond Gitmo", nous donne un exemple déchirant de cet état : se retrouver "en suspens". Cette avocate pour la défense des droits civiques nous montre le portrait de quelques détenus libérés de Guantanamo faute de preuve, qui ne peuvent rentrer dans leur propre pays, mais sont tenus de rester dans un pays tiers avec lesquels les Etats Unis ont conclu des accords secrets (Albanie, Salvador, Bermudes...) Privés de papiers, ne parlant pas la langue, morts socialement, ils errent ni libres ni enfermés, mais toujours "en suspens" d'une décision arbitraire.

    Le "suspens" est aussi celui des travailleurs palestiniens qui, pour aller travailler en Israël, sont obligés de passer par un terminal de contrôle mécanique. Pour réaliser "Eyal Checkpoint", Luc Delahaye a donc attaché une caméra au portique d'entrée du checkpoint qui enregistre chaque jour le passage de milliers de palestiniens. Ce que nous montre sa vidéo est ce flux incessant d'être humains, rythmé par le bruit que fait le portique à chaque passage, véritable armée de fantômes happée par la machinerie de contrôle et en suspens entre deux mondes.

    Dernier exemple de cette exposition parmi bien d'autres possibles, l'oeuvre de Jacques Henri Michot et son "ABC de la barbarie".IMG_6020.JPGIMG_6019.JPG Depuis 1998, cet artiste recense, avec un humour ravageur, les lieux communs du langage dominant qui conditionnent notre façon de penser, de dire, de bloquer toute discussion. Il en fait un abécédaire qui occupe tout un mur et ces multiples expressions toutes faites, dont nous berce le pouvoir, nous apparaissent subitement incroyablement creuses. "Une petite machine de guerre contre la fausse solidité bétonnée criarde calamiteuse sinistre de la parlerie à prétention consensuelle" dit l'auteur.

    Cette exposition est non seulement passionnante mais salutaire. D'oeuvre en oeuvre on se sent de plus en plus ébranlés par tous ces drames qui se jouent aux portes de chez nous et que nous avons tendance à ignorer. Des correspondances se tissent et des liens se nouent entre les différentes situations exposées ici mettant en évidence l'absurdité et la cruauté que sécrète l'instabilité politique de notre temps. Puisse Le Bal, lieu de résonance avec l'histoire en marche, continuer longtemps une programmation de cette qualité.

    Exposition "En suspens" : LE BAL - 6, impasse de la Défense, 75018-Paris. (01 44 70 75 50). Jusqu'au 13 mai .

  • Sheila HICKS (par Sylvie)

    Il fallait braver la foule du dernier jour des vacances scolaires pour aller à Beaubourg voir l'exposition Sheila Hicks, dont je connaissais déjà le travail pour l'avoir vu et apprécié maintes fois, la dernière, cet été, à Chaumont sur Loire.

    "Lignes de vie" est une sorte de rétrospective puisqu'elle va des années 50 à 2018 et montre la variété d'approche du textile conçu comme un matériau de sculpture. Un matériau de sculpture souple auquel Sheila Hicks, née en 1934 aux Etats Unis et installée à Paris depuis 1964, s'est "convertie" après des études de peinture, sculpture, photo, dessin...un choix qui se joue des catégories - entre art, design, décoration - des formats, minuscules comme des échantillons ou démesurés comme des architectures, des procédés - tissages, enroulements, suspensions, superpositions, alignement - des matériaux - lin, laine, soie, fil de nylon - et couleurs,  et quelles couleurs !

    IMG_5932.jpg20180305_122229.jpgL'exposition s'ouvre sur une gigantesque  réalisation multicolore, à dominante bleue, "Cordes sauvages" 2014/2015, suspendue à l'avant du mur.  Les tentacules presque animales de cette méduse de laine en disent déjà beaucoup sur l'art de Sheila Hicks, son savoir-faire, son imagination et son humour. Rien à voir avec ce qui était appelé autrefois, non sans  misogynie, un ouvrage de dames....(photos1 et2)

    Un pas de plus et on change de dimensions: cela ressemble fort à la palette d'un peintre ou aux multiples échantillons d'une styliste.  Il faut s'approcher pour examiner de très près ces petits 20180305_122309Muneca 1957.jpgtravaux de tissage, véritables oeuvres d'art à part entière qui sont autant 20180305_122343- En ménage avec Mongole 2015.jpgd'essais de couleurs ( on pense aux aquarelles de Klee ) ou de techniques de tissages, comme l'artiste a pu les voir lors de ses séjours en Inde, en Amérique latine, en Afrique du nord. Comment ne pas être sous le charme de ces "Minimes" où sont insérés parfois des coquillages, des bouts de bois, des plumes (photos 3 et 4).

    Dans leur dimension architecturale commune, les colonnes souples  dont certaines vont du sol au plafond, évoquent par leurs couleurs, leurs ondulations lisses ou 20180305_123505.jpg20180305_124321.jpg20180305_123050-Aterrissage.jpg20180305_124040.jpg20180303_152343-1.jpgnoueuses, une végétation tropicale sauvage(5), ou les très subtiles contrastes chromatiques des fuseaux ligaturés des tisserands (6), ou encore... les gaz d'échappement d'un avion, fussent ils en laine (7). Quant aux cordes de fibre synthétique aux couleurs chaudes et chatoyantes, assemblées bien serrées verticalement, elles forment une peinture monumentale, un all-over aléatoire, abstrait, où volume, couleurs, matière ne font qu'un, un univers vibrant où plonger le regard (8). Elle me rappelle une oeuvre  en non-tissé aux modulations semblables de Béatrice Casadesus vue  récemment à Rambouillet dans le cadre de son exposition "Particules de lumières" (9).

    20180305_124129-Remparts 2016.jpgIMG_5957 copie.jpg20180305_122736.jpgSheila Hicks n'est pas conventionnelle, on l'aura compris. Elle a horreur des formes définitives de la sculpture. Elle préfère les empilements, les amoncellements. Voyez ces strates d'écheveaux de laine aux tons bruns sourds (12), ou l'installation de multiples boules de tissus rouges de différentes tailles, des "Remparts" (10). Et sous vitrine, tels de précieux vestiges, "Palitos con Bolas", 2011 (11), évoque par ses galets ronds et ses "bâtons de paroles", la magie ancestrale.  Nous rappelant que l'artiste fut aussi peintre, elle a posé au sol, debout, des chassis de différentes tailles "colorés" en fils de laine , sciemment empilés- décalés pour faire oeuvre unique.

    Dépassant le modèle traditionnel de la tapisserie, c'est tout un univers poétique entre art, design et décoration, qui transforme notre perception des textiles, en exalte la matière, la couleur, la sensualité. Une vidéo projetée dans une enclave, hélas trop petite, de l'exposition permet de voir l'artiste à son travail.

    Sheila Hick "Lignes de vie", Centre Pompidou, jusqu'au 30 avril 2018.