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décrypt'art - Page 4

  • "Elles font l'abstraction" (par Régine)

    N'hésitez pas à double cliquer sur les images pour les agrandir.

    Avant sa fermeture le 23 Août, je vous conseille vivement d'aller voir l'exposition "Elles font l'abstraction" à Beaubourg et ce pour plusieurs raisons. Non seulement on y voit des oeuvres magnifiques et on y découvre le travail passionnant de beaucoup d'inconnues, mais elle permet de constater le rôle essentiel joué par nombre de femmes artistes dans le développement de l'abstraction. La diversité des mediums qu'elles ont explorés a aussi contribué à décloisonner les genres et à ouvrir des portes à leurs contemporains. Cette histoire de l'abstraction au féminin est donc élargie à d'autres domaines que la peinture ou la sculpture : photographie, cinéma, textiles, art décoratif, danse. Afin aussi de dépasser le canons occidentaux, l'exposition inclut des artistes d'Amérique latine, du Moyen Orient, d'Asie et d'Afrique.

    L'invisibilité des artistes femmes dans l'histoire de l'abstraction est due au fait qu'elles furent très peu exposées. Avec "Elles font l'abstraction" c'est la première fois qu'une exposition propose une histoire de l'abstraction depuis ses origines jusqu'aux années 1980 montrant l'apport spécifique des artistes femmes à ce nouveau langage du XXème siècle.

    La richesse de cette exposition, qu'il est préférable de voir en deux fois tant elle est importante, rend son plan complexe mais approximativement chronologique. Parmi tant d'autres voici quelques très belles découvertes. C'est une artiste anglaise de la fin du XIXème siècle, Georgiana Houghton (1814-1884), qui ouvre l'exposition. En effet les petites gouaches ou aquarelles ici exposées sont fascinantes. A de multiples lignes sinueuses tracées dans des couleurs délicates se superposent, telle une dentelle, une multitude d'entrelacs et de fines volutes de gouache blanches IMG_5143.JPG(photo 1). Cette artiste spirite et medium tente d'exprimer, par ses oeuvres abstraites, la connexion entre le visible du monde et l'invisible des esprits de l'au-delà. La suite de l'exposition nous confirme en effet que les racines de l'abstraction sont largement spiritualistes. Ainsi en est-il avec des oeuvres très différentes les unes des autres telles que IMG_5146.JPGla belle série d'huiles sur toile très dépouillées et proches des tantras bouddhiques d'Hilma af Klint (1862-1944) (photo 2), ou l'oeuvre méditative et très épurée d'Olga Fröbe Kapteyn (1881-1962). Autant de révélations d'artistes totalement oubliées jusqu'à ce jour.

    On découvre avec intérêt que plusieurs femmes ont fait partie du mouvement artistique peu connu appelé Vorticisme. Fondé en 1914 par Ezra Pound, les artistes adhérents à ce mouvement tentent, par des formes géométriques complexes, d'évoquer l'énergie des villes et des machines. L'huile sur bois de Jessica Dismorr (1885-1939) interroge et renverse les notions d'espace et de gravité, la petite aquarelle et graphite sur papier de Dorothy Shakespear (1886-1973) avec ses diagonales et ses couleurs raffinées, suggère, malgré sa petite taille, la puissance du mouvement mécanique. AIMG_5149.JPGvec les oeuvres d'Helen Saunders (1885-1963), (photo 3) signataire du manifeste du vorticisme, c'est la force qui se dégage des formes, l'originalité du cadrage, sa façon de juxtaposer les couleurs qui retiennent l'attention.

    La grande salle réservée à l'avant-garde féminine russe permet de prendre la mesure de son extraordinaire créativité. La reconnaissance obtenue de leur vivant de la part de leurs pairs et du public a permis à ces femmes d'exposer à plusieurs reprises, de voyager, d'échanger et d'acquérir des connaissances sur les grands mouvements artistiques de leur époque. IMG_5151.JPGOn s'émerveille devant la façon élégante dont Olga Rosanova (1882-1918) structure ses oeuvres par la couleur, devant la vitalité et la beauté des gouaches sur toile de Natalia Gontcharova (1881-1962) (photo 4), IMG_5153.JPGdevant la puissance et la construction extrêmement élaborée des tableaux d'Alexandra Exter (1882-1949) (photo 5). On apprend aussi que toutes ces femmes et quelques autres ont fait des décors de théâtre, se sont intéressées à l'artisanat, aux textiles.....

    Cet intérêt pour d'autres mediums sera une des caractéristique de l'Ecole du Bauhaus où les femmes seront d'ailleurs systématiquement orientées vers l'atelier de tissage. IMG_5156.JPGQuelques chefs d'oeuvre exposés ici en sont de magnifiques exemples, tel le tapis noué de Gertrud Arndt (1903-2000) que Gropius avait pris soin de mettre dans son bureau ou la tenture de Benita Koch (1892-1976) (photo 6) dont la finesse des équilibres colorés évoquent un rythme musical tel certaines oeuvres de Paul Klee.

    IMG_5147.JPGLe talent plurivalent de femmes telles que Sonia Delaunay (1885-1979) ou Sophie Taeuber Arp (1889-1943) est mis à l'honneur car une salle entière leur a été réservée et c'est avec une grande jouissance qu'on contemple la couverture de berceau (photo 7), IMG_5154.JPGdiverses reliures ou boîtes peintes et la grande toile "Prisme électrique" de la première et la sublime composition dada (photo 8), les sculptures et même les vêtements de la seconde.

    Représentées par quelques unes de leurs très belles toiles, elles sont toutes là les grandes artistes, nées entre 1920 et 1930, qui ont marqué les différents courants de l'abstraction des années 1950/1970. Citons :IMG_5164.JPG Lee Krasner que l'oeuvre de son mari James Pollock a occultée, Shirley Jaffe, Aurelie Nemours, Joan Mitchell, Helen Frankentaler, Judith Reigl, Agnès Martin, Vera Molnar et bien d'autres moins connues telles la chinoise Irene Chou, la libanaise Huguette Caland, l'indienne Arpita Singh avec l'échafaudage si graphique de ses grilles, la japonaise Atsuko Tanaka qui fit partie du groupe Gutai et dont l'Electric dress nous fascine (photo 9).

    Nombreuses aussi sont les femmes qui, par leur talent et leur capacité à explorer de nouveaux medium, ont fortement marqué la sculpture abstraite. A part les plus célèbres d'entre elles comme Louis Bourgeois, Barbara Hepworth à laquelle une salle entière a été heureusement réservée, ou Eva Hesse, on redécouvre avec bonheur plusieurs 'entre elles qui, hélas, furent un peu oubliées. IMG_5160.JPGAinsi en fut-il pour la polonaise Katarzyna Kobro (1889-1951) dont le titre donné à la sculpture de tôle d'acier peint et ici exposée Sculpture spatiale (photo 10) indique que sa préoccupation première était bien d'intégrer ses constructions à l'espace environnant ; IMG_5183.JPGla française Parvine Curie (1936) dont la très belle et très massive oeuvre intitulée Mère Matmata, sculptée dans le bois d'Iroko évoque un abri, un refuge et peut-être la solidité du lien maternel (photo 11) ; l'argentine Alicia Penalba (1913-1982) dont l'Hommage à César Vallejo s'élance ici vers le ciel telle la flèche d'une cathédrale gothique ; enfin Martan Pan (1923-2008), dont la sculpture en forme de mandibule Le teck fut partie prenant du ballet éponyme de Maurice Béjart avec Michèle Seigneret. La vidéo de ce ballet est ici projetée. Le fil d'acier servit de medium aux sculptrices américaines Claire Frankenstein (1908-1997) etIMG_5186.JPG Ruth Asama (1926-2013), pour créer des formes en expansion chez la première (photo 12), pour évoquer son rapport à la nature pour la seconde. Enfin avec l'utilisation du textile, plusieurs artistes bousculèrent les hiérarchies qui séparent art et artisanat.IMG_5176.JPG Citons à titre d'exemple Magdalena Abakanowicz (1930-2017) avec sa série des Abakans, sorte de gros cocons suspendus au plafond, Jagoda Buic (1930) et son monumental Fragment of the night (photo 13), Sheila Hicks (1934) avec ses anneaux d'écheveaux.

    Mais l'exposition ne s'arrête pas là. En plus de la danse et du cinéma, elle montre que dans le domaine de la photographie les femmes, au début du siècle, exploraient aussi les chemins de l'abstraction et présente les travaux des pionnières en la matière. Nombre d'entre elles pratiquèrent le photogramme, technique qui se passant de l'appareil photographique permet d'utiliser la lumière comme medium. IMG_5179.JPGAinsi Lotte Jacobi (1896-1990) s'intéresse particulièrement au mouvement, ce qui la rapproche de l'abstraction gestuelle et de la danse contemporaine, Carlotta Corpron (1901-1988) multiplie les solarisations, les dessins lumineux, le superpositions de négatifs pour donner des oeuvres totalement abstraites, Ida Lansky (1910-1997), avec ses étonnantes compositions abstraites met en avant le jeu de la lumière et de l'ombre (photo 14).

    Comme vous pouvez le constater, cette exposition est d'une très grande richesse et fait sortir de l'ombre nombre d'artistes aujourd'hui largement oubliées. Elle suggère une question : combien sont-elles celles qui, tout aussi talentueuses, sont sans doute définitivement tombées dans l'oubli ?

    "Elles font l'abstraction" - Centre Georges Pompidou - Place Georges Pompidou, 75004-Paris. jusqu'au 23 août. Ouvert tout les jours sauf mardi de 12 h à 22 h. Entrée sur présentation du passe sanitaire.

     

     

  • L'art dans la rue (par Sylvie)

     ima-photo-numerique-paris-street-art-37093.jpgCochez les images pour les agrandir. 

      Comme beaucoup de parisiens je me suis précipitée au Trocadéro pour voir l'anamorphose réalisée par JR, street- artiste bien connu pour le film "Visages Village" créé avec Agnès Varda. Selon un procédé de collage photographique sur papier, il offre ici  à nos yeux une perspective nouvelle, éphémère,  allant du parvis des droits de l'homme à la tour Eiffel par delà le Champ de Mars. La fresque géante , installation sur laquelle on peut marcher, met le spectateur au bord d'une falaise abrupte comme le plus réel des précipices. La foule se presse pour s'y photographier sous le bon angle,  là où la perspective passe exactement sous  l'arche des piètements. Pour ne pas rater ça, vous avez jusqu'au 17 juin (photo1)

    Oui, la ville bouge. Avant de m'engouffrer dans les musées et les galeries enfin réouverts, l'envie m'a prise d'arpenter les rues de Paris où de multiples oeuvres d'art se sont déployées ces dernières années, parfois à l'occasion du développement de la ville comme on a pu le voir  pour le tram T3 en 2012. Il ne s'agit plus seulement de rendre hommage à des personnalités politiques, militaires, littéraires ou artistiques - Paris a déjà des statues de de Gaulle, Leclerc, Churchill, Balzac et Clémenceau, le buste de Chateaubriand ou encore un Victor Hugo assis et bien d'autres - Il s'agit de montrer des réalisations contemporaines, éphémères ou pérennes pour faire connaitre la création d'aujourd'hui : purement ornementales, ou porteuses de message, on trouve de tout et de toutes qualités, sans qu'il soit toujours possible de comprendre ce qui a motivé ce choix. Pourquoi, d'ailleurs, les citadins ne diraient ils pas leur mot à la Ville de Paris ?

    Sans vouloir être exhaustive, voilà une petite liste de mes repérages.

    20210502_160114.jpgLe bas des Champs Elysées, avec son allée Marcel Proust, porte à une certaine nostalgie. Le réveil a été en fanfare, les enfants ont adoré les 20 gigantesques chats en bronze de Geluck nés de ses bandes dessinées..! Après cette exposition temporaire maintenant terminée,  ces animaux "familiers" comme Tutu et Grominet, seront, semble-t- il vendus ou rejoindront le Musée du chat et du dessin d'humour de Bruxelles en 2024. Comme quoi les héros de bd font aujourd'hui partie de la culture (photo 2).

    Les street-artistes ont la cote; les lecteurs de decrypt-art retrouveront les images du travail de Jeff Aerosol, d'Obey et de Space invader dans la note du 21/12/2020 sur la place Stravinsky. J'en citerai 3 autres, rue Chevaleret dans le 13ème : une réinterprétation du THEREVOLUTIONWILLBETRIVIALIZED_PARIS4.jpg-T.Eaton.jpg9e3b33820e91b28933b34c9bd6c086d1.png6_ SpY..png"Napoléon franchissant le Grand St Bernard" de David par un peintre muraliste américain, Tristan Eaton. Ce cavalier dynamise les numéros 4, 6 de la rue (photo 3) Au 73, l'escalier peint par SpY, titre "I am not a real artist", peut-être mais il est très engageant (photo 4). Le troisième, "Lost in the city", descend sur le mur aveugle du 93,20210520_152001_2.jpg comme un rideau de macramé qui contraste avec la rigidité géométrique du bâtiment.(photo 5 ).

    Quelques sculptures abstraites semblent vouloir meubler des espaces un peu vides, la couleur domine.  A la porte de la Plaine (15ème) l'arbre devait manquer, Arne Quinze, artiste belge a créé, une forme organique en IMG_8111.JPGmétal20210613_121935_2.jpg multicolore à l'image qu'il se fait de la beauté époustouflante de la nature. Ce "beautiful dreamer" (2019) monumental veut rompre avec la monotonie du béton , donner l'idée de l'exubérance de la nature et inciter au dialogue entre les humains (photo 7).

    Point central en recherche d'une âme ou d'un élément fédérateur aux portes de Paris le gigantesque "twisted lampost star" rouge de l'américain Mark Handforth  de la porte de Bagnolet déploie ses lignes géométriques et ses antennes éclairantes. Installée en 2012, cette sculpture fait partie de la commande publique dans le cadre du prolongement du T3. (photo 6) A la porte de Clignancourt on 20210422_191027.jpg3P05544.jpg- Levêque.jpgest plus modeste même si le coeur d'un rouge saignant, rotatif et lumineux, fait deIMG_8123.JPG carreaux de faïence, domine de ses 9m de hauteur. Inauguré en février 2019 il est l'expression de l'amour de Paris selon l'artiste portugaise Joanna Vasconcelos (photo 10)... Modeste en volume certes mais très très onéreux, 650.00€, dit-on.

    Témoignages d'une modernité effective,, deux oeuvres m'ont parues symboliques de notre temps : Les Fourmis numériques  de Peter Kogler ( Autriche, 59) à  la Porte de Pantin galopent sur les parois du pont en un défilé ininterrompu, motif numérisé par ordinateur (photo 8).  Chapeautant l'aqueduc de la Vanne (14ème) l'oeuvre de Claude Lévêque  Tchaikovsky, en inox froissé miroitant, scintille des mille reflets de la lumière le jour et des phares des véhicules la nuit. Son positionnement, à l'exact aplomb du bâtiment inférieur, peut donner l'illusion d'un simple prolongement architectural mais, il faut le reconnaitre, elle  intrigue et anime le carrefour (photo 9).

    La liste des ouvrages implantés à Paris est longue. Pour terminer mon exploration, je m'arrêterai sur 2 réalisations, l'une utilitaire, la fontaine de Pascale Marthine Tayou (Cameroun 66) à la porte de Montreuil -  digne successeurIMG_8099.JPG 390px-Sculpture_au_Jardin_du_Luxembourg_-_Hommage_aux_esclaves.jpgde Richard Wallace pour palier la soif et participer à l'hygiène -   elle s'inspire de l'art de vivre africain.( photo11).L'autre est commémorative: ses 3 anneaux de bronze symbolisent la traite négrière. "Le cri" de Fabrice Hyber au jardin du Luxembourg (photo 12). .

    IMG_8112 (1).JPGEnfin, clin d'oeil au passé: le portrait de Brassens en mosaïque à la station de métro Porte des Lilas ( photo13). Clin d'oeil à un avenir possible, hélas, le bouquet de tulipes de Jeff Koons à deux pas des Champs Elysées .

    A chacun de faire preuve  de curiosité, le résultat est parfois enthousiasmant , parfois décevant mais on ne peut s'empêcher de penser: qui choisit, qui paye ? Encore un sujet à traiter, économique cette fois !

     

  • L'art dans la rue (par Sylvie)

         Comme beaucoup de parisiens je me suis précipitée au Trocadéro pour voir l'anamorphose réalisée par JR, artiste bien connu

  • Tony CRAGG (par Sylvie)

    d8dc1a55dea83a40e2b0e6049055d8e6.jpg-Tony Cragg.jpgSi vous avez quelques jours de liberté, et après vous être informés des règles liées au Covid, faites un saut en Angleterre, dans le Norfolk, au nord est de Londres, pour voir l'exposition du sculpteur britannique Tony Cragg  - né en 1949 - qu'il a lui-même organisée à la Houghton Arts Fondation, un organisme de bienfaisance. Cette information nous a été adressée par la galerie Marian Goodman (Paris et Londres). Dans ce très élégant château et son parc se déploient des oeuvres en acier, en fibre de verre, bronze, bois ou verre, éléments naturels ou industriels. Car Cragg ne cesse d'explorer les possibilités de nouveaux matériaux qui, en retour, l'aident à déterminer la forme de chaque pièce et son registre émotionnel. Ce sont des sculptures monochromes souvent monumentales, abstraites certes mais dont la masse, plissée et fluide,  organique, suffit à évoquer par exemple le bougé et le fugitif des cieux britanniques où elles s'inscrivent., comme sur cette photo. La circularité  leur confère une énergie exubérante. et une sensualité insoupçonnée, en particulier lorsqu'il s'agit de matériaux manufacturés. 

    Tony Cragg, qui vit à Wuppertal en Allemagne, a représenté la Grande Bretagne à la Biennale de Venise en 1988. Il fait partie de la New British Sculpture, groupe d'artistes, sculpteurs et auteurs d'installations qui ont commencé à exposer ensemble au début des années 80. Parmi eux citons Anish Kapoor, Richard Deacon, Barry Flannagan, Anthony Gormley, autant d'artistes dont nous avons souvent parlé ici même sur decrypt-art. 

    Faute de ciel britannique et de demeure du XVIII ème siècle, allez à Pantin à la galerie Thaddeus Ropac où trône en son jardin un marbre de Tony Cragg aussi tourmenté que tournoyant. L'occasion de voir, dans cet ancien  et superbe bâtiment industriel, l'exposition du peintre irlandais Sean Scully qui se tient jusqu'au 19 juin.

    Tony Cragg at Houghton, Houghton Hall, King's Lynn, Norfolk,PE 316UE, UK,  Tel: 44(0) 1485 528569, jusqu'au 26 septembre. 

    Galerie Thaddeus Ropac, 69 av. du Général Leclerc, 93500 Pantin. tel: 33 (1) 55 89 01 10

     

  • Pascal CONVERT et Bamiyan (par Régine)

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    Ne ratez pas l'exposition du Musée Guimet consacrée au site de Bamiyan en Afghanistan. Ce site millénaire, ancien carrefour des civilisations bouddhiste, grecque et indienne, fut sauvagement mutilé par les talibans en mars 2001. Quelques années plus tard, en 2017, l'artiste Pascal Convert réalisa, grâce à des moyens techniques très sophistiqués, un montage photographique de plus de 16 m de longueur de l'immense falaise qui domine Bamiyan et de ce qu'il en reste (photo 1). D'une précision inouïe et d'une grande beauté, cette oeuvre ne fut malheureusement pas retenue pour représenter la France à la Biennale de Venise 2019 mais elle accompagnera la galerie du temps au Louvre Lens jusqu'à l'été 2022. Au Musée Guimet elle encadre l'exposition Des images et des hommes, Bamiyan 20 ans après qui, inaugurée en février, la veille du confinement, ouvre de nouveau ses portes le 19 mai et dure jusqu'à mi-octobre. Vous pouvez d'ores et déjà, en allant sur le site du Musée, suivre la visite guidée très complète de la commissaire de l'exposition, Sophie Makariou et la voir en 3D.

    Extrait panoramique de la falaise de Bâmiyân 1. © Courtesy Pascal Convert, Galerie Eric Dupont.jpg

    Au centre de l'Afghanistan, sur la route de la soie, à près de 3000 m d'altitude, dans une sublime vallée nichée entre deux chaines de montagne et au pied d'une immense et splendide falaise d'environ 1,5 km de longueur, du IIème siècle av. J.C au Xème siècle de notre ère, s'est développée une petite ville. De simple relai de caravanes, elle devint au cours des siècles un haut lieu du bouddhisme et un centre d'échanges culturels. 2 - Le Grand Bouddha de Bamiyan, © Archives photographiques du MNAAG.jpgDes milliers de moines y séjournèrent, bâtissant dans deux alvéoles monumentales, deux bouddhas colossaux l'un de 53 m à l'ouest et l'autre de 35 m à l'Est qui furent à l'époque recouvert de feuilles d'or (photo 2). Entre les deux la multitude de bouches sombres que l'on voit sur la photographie ne sont autres que les ouvertures de plus de 1000 grottes sanctuaires creusées dans le grès, souvent ornées de décors modelés et peints.

    Dans ces montagnes isolées du monde, dans ce paysage d'une beauté à couper le souffle, de la splendeur passée de Bamiyan il ne restait plus qu'un petit village et ses incroyables vestiges lorsque le 11 mars 2001, cinq mois exactement avant l'attentat contre les tours jumelles du World Trade center, les talibans détruisirent avec rage les deux bouddhas géants sculptés dans la falaise,IMG_4861.JPGIMG_4863.JPG saccageant également les décorations des grottes alentour(photos 3 et 4). Ce vandalisme visant à nier toute représentation humaine et à faire table rase du passé, émut le monde entier. L'importante exposition du Musée Guimet est à la fois un hommage au travail de Pascal Convert et à celui du couple d'archéologues Joseph et Aria Hackin qui fouillèrent le site dès 1923. Résistants de la première heure au cours de la 2ème guerre mondiale, ils moururent ensemble en 1941 dans le torpillage du bateau qui les transportait. Ils avaient auparavant fait don au Musée Guimet des nombreux documents, photos et objets ramenés de leurs fouilles en Afghanistan où ils avaient longuement séjourné.

    Pascal Convert, depuis toujours, est fasciné par la complexité de l'histoire. Les questions de la mémoire et de l'oubli sont au coeur de son travail. Pas étonnant qu'il fut ému et subjugué par le site de Bamiyan et sa douloureuse histoire.

    Extrait panoramique de la falaise de Bâmiyân 2. © Courtesy Pascal Convert, Galerie Eric Dupont.jpg

    Pour réaliser ses oeuvres, il choisit toujours la technique la plus à même d'exprimer ce qu'il veut dire. Ici c'est à la photographie qu'il a recours, mais pas n'importe laquelle. Outre un scan 3 D du site au moyen de drones, il prit des milliers de photos. Parmi celles-ci il en choisit 4000 et les réunit entre elles par un système de tuilage pour former une image de la falaise. Pour le tirage de l'ensemble il utilisa le procédé, inventé au début du siècle, du platinotype avec lequel l'image se révèle par contact direct de la pellicule sur un papier enduit d'une émulsion contenant des sels de platine (photo 5). Ce procédé permet à l'image de pénétrer dans le papier. Ainsi les moindres détails des blessures et des failles de l'érosion de la falaise nous apparaissent.IMG_4860.JPG Le panorama photographique de ces 16 panneaux de 16 m de long qui restitue en noir et blanc le site de Bamiyan, fait le tour de la salle d'exposition (photo 6). Devant cette oeuvre d'une douloureuse mélancolie, le spectateur, pris de vertige, a le sentiment d'être devant l'empreinte directe de la falaise. L'émotion la plus forte est paradoxalement provoquée par le vide qui occupe les niches des deux colosses dont le manque acquiert une spectaculaire visibilité. Ce vaste panorama, qui exalte la beauté inouïe du lieu montre avec force la puissance de l'image face à la destruction. Comme Joseph et Aria Hackin résistants au nazisme elle fait acte de résistance face à la barbarie et à l'inhumanité car la destruction n'a pas fait disparaître les bouddhas, ils dominent toujours la vallée de leur majestueuse absence.

    Grotte sanctuaire de Bâmiyân détruite par les Talibans. Tirage Palladium. ©Collections MNAAG.jpgSignalons également la poignante photo que Pascal Convert a prise du plafond d'une grotte sanctuaire dont le décor entièrement modelé et peint fut détruit à coup de chaussures lancées en l'air par les talibans (photo 7). Les Enfants de Bâmiyân 2. ©Courtesy Pascal Convert, Galerie Eric Dupont, Paris.jpgLe joli film Les enfants de Bamiyan (photo 8) tourné pendant les travaux est projeté en continu. Il montre des enfants jouant joyeusement au pied de la falaise. A la fois hommage à la population Hazara qui occupe la région et preuve que c'est toujours la vie qui prend le dessus.

    L'exposition présente aussi une série d'oeuvres archéologiques retrouvées dans cette falaise et ses environs. A voir aussi la reconstitution par Jean Carl, l'assistant fidèle de J. Hackin, des vestiges de la grande fresque de style indien qui couvrait la voûte surplombant le petit bouddha représentant Surya, le dieu indouiste du soleil et ses chevaux blancs. Main d’un bouddha colossal, 5ème-6ème siècle, céramique, Afghanistan, Bamiyan, MG 18549, MNAAG, © photographie RMN-GP.jpgdeux mains des bouddhas monumentaux ayant conservé des restes de feuilles d'or. D'autres objets gardent la trace de destructions anciennes montrant que l'épisode des talibans n'est pas isolé dans le temps, par exemple ce visage de bouddha vandalisé ou ce morceau de tête d'homme avec sa superbe moustache. Les documents photographiques sont nombreux, tout un travail de sélection du fond du musée a été fait pour nous présenter l'histoire de cette falaise et rendre hommage aux Hackin et à la population locale.

    A travers les créations de Pascal Convert, les vestiges de sculptures et de peintures, les photographiques d'époque, l'exposition raconte l'histoire de Bamiyan et de sa vitalité culturelle. Il font écho à l'oeuvre créée à New York en souvenir du 11 septembre 2001 et qui consiste en deux trous noirs dont les bords ruissellent d'eau de façon ininterrompue. Les niches vides de la falaise et cette sculpture en creux de New York expriment par le vide la résilience des images face à la vie.

    Musée Guimet "Des images et des hommes, Bamyan 20 ans après" - 6, place d'Iéna, 750146-Paris (01 42 65 25 44), du mardi au dimanche de 10 à 18 h. Jusqu'au 18 octobre.

     

  • René GUIFFREY (Par Sylvie et Régine)

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    Impossible de se fier à la photographie pour appréhender l'oeuvre de René Guiffrey. En effet comment reproduire le blanc et la transparence, notions qui sont au coeur de son travail ?

    Né à Carpentras en 1938, René Guiffrey n'a jamais vraiment quitté sa région puisque, depuis de longues années, il vit et travaille à Bédoin, petite ville du Vaucluse où il poursuit un but tout à fait original et sans concession.

    Profitez dès la réouverture de la Galerie ETC à Paris, prévue dans le courant du mois de Mai, pour découvrir ce travail si personnel, si beau, si dépouillé. Faisant appel plus aux sensations qu'aux émotions, n'hésitez pas à regarder longtemps ce qui est exposé, à vous déplacer devant pour tenter d'en saisir toutes les subtilités.

    Ni vraiment peintures, ni vraiment sculptures, les oeuvres de René Guiffrey appartiennent aux deux genres. Certaines sont faites pour être accrochées au mur, d'autres pour être présentées sur un socle ou installées dans l'espace public. Elles sont constituées d'un assemblage de matériaux transparents ou blancs tels que le verre, le carrelage, la porcelaine, le miroir, le film Priplax et bien sûr le papier, la peinture acrylique ou le pastel blanc.

    De l'ensemble présenté se dégage une sérénité presque monacale, un dépouillement voulu pour se consacrer à l'essentiel. René Guiffrey ne peint pas le visible, ne montre aucun objet mais donne à voir ce qui fait que le monde peut être vu, à savoir la lumière. "Je ne m'intéresserais pas à une oeuvre (de moi j'entends), si avant tout, je n'envisageais pas comment elle se situera, comment elle évoluera dans la lumière... C'est ma préoccupation principale et permanente.... C'est de ce questionnement que sont apparus les différents matériaux que j'utilise" dit-il.

    Rien de tel que d'examiner quelques pièces pour tenter de saisir sa démarche.

    8 - MENERBES red. (page 22).jpgPosé sur un socle  "Lola" est une sculpture constituée d'un grand nombre de plaques de verre, d'environ 30 cm de côté, de format carré, superposées les unes sur les autres de façon à former un cube. Sur chacune d'elles l'artiste a posé, parallèlement aux bords, une petite feuille adhésive blanche, carrée également, le tout coïncidant exactement. L'accumulation des plaques de verre produit une sorte de couleur verte transparente et immatérielle tandis qu'une forme blanche approximativement cubique, créée par les papiers installés au coeur de la sculpture, s'avère être à la fois présente et absente, réelle et irréelle, sans existence et sans poids, insaisissable comme un fantôme. Au gré des déplacements du regardeur cette forme devient mouvante tandis que la lumière, jouant avec la transparence des plaques de verre mais aussi avec l'opacité due à leur superposition, anime et fait briller l'ensemble à sa guise. L'épaisseur de la transparence anime et coordonne tous les éléments de cette très belle sculpture.

    Sur ce principe Guiffrey a réalisé pour les églises de Bédoin et du Beaucet (Vaucluse) des vitraux singuliers, en parfait accord avec la simplissime romanité des lieux. La lumière est filtrée à travers de délicates strates parallèles de verre concassé dont les éclats irréguliers scintillent et changent du bleu au vert avec la lumière. Des inclusions verticales au centre en accentuent la spiritualité. Vous en trouverez une photo dans le catalogue de l'exposition.

    9 - Série J-FL (PAGE 31).jpgTrès différente par la forme est la série "J-FL" puisqu'il s'agit de peinture ; elle appartient cependant à la même famille d'esprit. Elle est constituée de 16 modules sur toile de format 25 x 25 cm, regroupés quatre par quatre  pour former un carré et offrent tous le même motif, sorte de faux carré, les lignes du haut et du bas comportant un léger décrochement. Certaines parties de chacun d'eux sont peintes en blanc, d'autres ne le sont pas. L'orientation des tableaux, et donc du décrochement changeant à chaque ligne, ils sont ainsi à la fois semblables et différents. Tout ici semble rigueur et calcul mais la vue n'a pas de prise tant ces peintures se renvoient les unes aux autres. Allez trouver une logique dans l'agencement de ces 16 toiles ! Comme devant certaines oeuvres de Morellet l'esprit se perd à tenter de saisir l'insaisissable. Mais c'est surtout par la différence du dépôt de blanc d'une peinture à l'autre qu'est obtenu cet effet d'effacement et de destruction de la forme par la lumière, qui brouille les limites de la réalité et empêche le regardeur de trouver un fil de lecture.

    IMG_8056.JPGBien difficile de saisir les secrets de fabrication d'un travail aussi méticuleux que celui des deux tableaux suivants, installées côte à côte. Intitulés "La mouche", mesurant 120 x 120 cm, le fond de l'un est transparent tandis que celui de l'autre diffuse une couleur d'opale. Guiffrey a joué ici sur l'inattendu du matériau : l'un de ces grands verres émaillés est très légèrement convexe et l'autre concave, conséquence due à la cuisson du matériau. Les défauts invisibles du verre font vivre la lumière bousculant la frontière entre réel et irréel. Les multiples plaques méticuleusement placées au centre créent un double effet, les plus grandes, transparentes, semblent fuir, s'enfoncer, tandis que, cernées par un trait d'émail, les blanches s'avancent vers le spectateur. L'instabilité règne.

    Carrés, blancs et se côtoyant encore pour former temporairement diptyque, les deux "Pastels secs sur papier vélin" estampés, marouflés sur bois (100 x 100 cm, 1998) sont troublants. Difficile d'échapper au désir de les rapprocher du mystique (et mythique) "Carré blanc sur fond blanc" de Malévitch (1918). IMG_8065.JPGGuiffrey, avec ce travail digne d'un bénédictin, ne tente-t-il pas ici d'accéder lui aussi à l'insaisissable ? Présentés chacun dans une boîte en plexiglas qui reflète l'environnement, il faut les contempler longuement pour apprécier les subtiles différences de valeur du pastel et percevoir les infimes décrochements qui propulsent ou enfoncent le carré pastellé. L'artiste reprend à son compte les mots de Beckett "non pas le blanc mais la notion de blanc" et cela ouvre le champ des possibles : le blanc crayeux du pastel sec (plus fragile que  le pastel à l'huile) et celui plus froid du papier vélin, des contraires en quelque sorte, le peint et le non-peint ; la lumière et ses jeux toujours différents sur les surfaces, selon les pas du spectateur et le voisinage. Tout cela crée un mouvement, un flottement qui déroute et contredit la géométrie statique du carré, forme impersonnelle, minimaliste, sans volonté de séduction, délibérément choisie par Guiffrey, "parce que ce format s'ancre mieux sur les murs, qu'il est moins flottant, plus statique et ramène toujours le regard des bords vers le centre, et inversement". Comme Ryman en son temps pour ses monochromes blancs à la matière picturale sensuelle, l'artiste a choisi la même pauvreté formelle du support pour faire mieux apparaître le frémissement de la vie.

    Si le blanc a son mystère, le miroir et la porcelaine aussi, Guiffrey en a senti la richesse. Avec "Ah Léa !" 6 - Ah!Léa! RET BIS. (page 17).jpg(acrylique sous verre, miroir brisé, porcelaine, 25 x 25, 2020), il les utilise avec parcimonie et les conjugue l'un dans le plein et la densité - la porcelaine - l'autre - le miroir - dans son rayonnement. Ces deux là s'équilibrent ici en une joyeuse légèreté. L'instabilité du miroir biseauté, avec ses reflets multicolores du monde qui l'entoure et du spectre de la lumière, livre un bougé continu où rien n'est saisissable, réveille le blanc de la porcelaine si raisonnable et rassurante dans sa forme et sa parfaite platitude. La vigoureuse fente centrale conduit le regard vers un ailleurs, un mystérieux hors limite.

    Chez Guiffrey, tout décidément est attente et mouvement, présence et absence, vide et fermentation. Son oeuvre est  déconcertante, toute en retenue et questionnement, et sa part d'imprévisible sous la lumière implique concentration pour en découvrir la multiplicité d'aspects et de signifiance.

    René Guiffrey "Blancs" - Réouverture probable mi Mai Galerie ETC, 28, rue Saint Claude, 75003-Paris (Tél : 09 24 24 35 43). Jusqu'à fin Mai 2021. Le très beau catalogue est visible sur internet.

  • Anselm Kiefer (par Sylvie).

      Cliquer sur les images pour les agrandir.             

               C'est un éblouissement que réserve l'exposition d'Anselm Kiefer à la galerie Gagosian du Bourget. L'accès un peu difficile ne doit pas décourager les visiteurs, ils seront récompensés, même s'ils ont déjà pu apprécier son travail à travers des expositions antérieures. C'est grandiose. Kiefer, né en 45, travaille en France depuis les années 90. Elève de Beuys, il est l'un des plus importants artistes allemands de la génération de l'après guerre et témoigne de l'histoire tragique de son pays, sa poésie, son romantisme, des grands mythes de l'Ancien et du Nouveau Testament, de la Kabbale et de l'Histoire en général.  A la différence d'un important courant de la peinture actuelle, il est un matieriste prodigieux qui utilise les matériaux les plus divers, du sable à la paille, du goudron aux cendres, des branches d'arbre au plomb en couches superposées comme des sédiments. et nous ébranle entre beauté et effroi.

    Quatre peintures monumentales, récentes, occupent le vaste bâtiment. Leur sujet ? Le Camp du drap d'or, rappelez vous 1520 dans le Pas de Calais et la tentative - échouée -d'alliance entre la France et l'Angleterre pour proscrire la guerre  avec Charles Quint, autant dire entre les nations européennes. Kiefer en fait une allusion à la violence et l'imprévisibilité des relations humaines. Hasard du temps, la pandémie du Covid 19, apparue pourtant après exécution des toiles, présente une étrange similitude. La base des multiples mediums utilisés sont à peu près les mêmes : huile, acrylique, shellac, paille, feuille d'or, bois et métal sur toile, les formats semblables: 470 x 840 cm. et les dates de réalisations 2019-2020.

    20210306_155904.jpg

    En référence au poème de Paul Celan"Les plants de la nuit naissent de l'âme et de l'esprit" est le titre - ma traduction du moins - de cette première oeuvre  (1). L'or du ciel est à l'image des fastes somptueux du Camp du drap d'or. Un ciel éclatant et chaud comme on le voit chez les primitifs italiens, sans le lissé de la peinture sur bois mais chiffonné par les feuilles d'or et parsemé de délicates touches vert amande qui ont tant de douceur chez Giotto. S'y détachent comme des hallebardes les faux et leurs lames qui couperont le blé riche de pailles touffues du premier plan, traversé en sa mitan par un sentier en lacets qui disparait dans l'infini, là haut, au dessus de l'horizon, obligeant le regard à pénétrer dans l'oeuvre.

    20210306_155931.jpg"L'âge du loup" (2) : ciel et terre d'orage comme si les dieux se fâchaient. Les haches ont remplacé les faux au bout des branches déracinées, fruits précaires mais toujours menaçants. Terre dévastée où rien d'autre ne pousse. Le tragique est bien là sous nos yeux, sombre, violent à l'image probable de l'inconscient tourmenté de l'artiste. Le gigantisme y participe autant que les contrastes colorés du bleu, du brun et du noir d'un ciel bas, oppressant et d'une lune d'une blancheur...glaçante. On ne pressent rien de bon dans le chemin tortueux bordé de tranchants. Les mots écrits participent de l'oeuvre plastique : "Voluspa" en haut à droite est issu d'un autre poème de Paul Celan, "Les prédictions de la voyante" : "les brillantes étoiles vacillent dans le ciel,.. les fumées tourbillonnent.."

    20210306_160132.jpg" Les sept boules de la colère" (3) : dans ce champ de blé dont on pourrait toucher la paille sèche  se fraient deux chemins qui se rejoignent en un point central du sombre horizon, comme les rails des trains de la mort. Kiefer se souviendrait il des mots de Goethe dans Faust : "En montant, en montant  vers les hauteurs, enfonce toi dans l'abîme". Un retour vers le passé vaut un pas vers le futur en une dialectique destruction-création positive. Le triangle, figure récurrente chez Kiefer, pointe ici un lieu où s'échangent des colonnes de nuées, émanations des drames passés et surgissement du processus créateur.

    "La coupure/blessure de la faucille" (4). Deux grandes faux s'entrecroisent, un peu comme les 20210306_160918.jpgbranches d'une croix gammée, les lames figurant les crochets. Référence historique à ce qui s'est appelé le "plan jaune" de l'armée allemande en 1940. Les blés coupés jonchent le sol en un épais désordre donnant force à la matérialité de la toile. Les lames sanglantes mais fières semblent, en même temps, vouloir rassembler, contenir, les colonnes de nuées.

    20210306_162904.jpgDans les galeries en surplomb sont exposées des oeuvres de moindre taille comme ce "Champ" (280 x 380 cm, émulsion,huile et acrylique comme  sur toile) (5). Aucun fer agressif n'y figure. C'est un pré fleuri dense et bruissant. La perspective n'est pas centrée mais dirigée, soufflée énergiquement vers la gauche, comme un passé que l'on voudrait faire disparaitre malgré la force de résistance de ces fleurs charnues déjà flétries qui désespérément s'accrochent. Tonalité rédemptrice du cosmos.

    20210306_161901.jpg20210306_161525.jpg"Ernest Theodor Hoffman : le bloc doré"  (6) Ce pourrait être un blockhaus ou une maison abandonnée sur lequel, resté accroché , pend un vieux vêtement. Tout rappelle la Shoah et ce n'est pas surprenant de la part d'un artiste qui ne veut en rien renier l'histoire de son pays. "L'histoire, pour moi, est un matériau, comme le paysage ou la couleur" dit il. Sur le bloc  emporté dans un courant violent - le courant de l'histoire ? -,  grimpe un serpent d'or, symbole de l'énergie vitale. Selon l'artiste " les ruines sont des moments où les choses se montrent telles qu'elles sont. C'est le moment où les choses peuvent recommencer".

    Un regard s'impose sur quelques oeuvres  sous vitrine comme ce dessin (7) dont l'abstraction première, trompeuse, évoque dans sa mélancolie et sa noirceur, les horreurs des camps d'extermination. Piquets alignés comme autant de sillons, de barrières s'étirant vers un infini incertain, blanc verdâtre d'un sol enneigé, éparpillement de taches sombres au milieu desquelles des flammes se consument.. Pas d'allégories, simple constat qui nous laisse pétrifiés.

    Derrière la puissance évocatrice de ces tableaux mélancoliques, leur échelle, leur épaisseur presque géologique, et leur richesse colorée, Kiefer nous fait percevoir un sens qui nous dépasse. Il fait appel à la mémoire individuelle et collective et sublime le tragique.

    Anselm Kiefer: Field of the Cloth of Gold, galerie Gagosian, 26 av. de l'Europe, Le Bourget 93350. Jusqu'au 28 mars 2021. tel 01 47 16 16 48. De Paris - sans voiture - RER B jusqu'au Bourget puis bus 152 jusqu'à ...

     

     

     

     

  • "Le paradigme de l'art contemporain" de Nathalie Heinich : Critique de cet ouvrage par Régine

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    Le propos de l'auteur de ce passionnant ouvrage est de transposer la notion de paradigme du domaine scientifique au domaine artistique, et de l'appliquer à l'art contemporain.

    Mais qu'est-ce qu'un paradigme : selon le Petit Robert c'est "un modèle de pensée qui suppose un système de valeurs, de normes qui influent sur la représentation du monde". Dans le domaine scientifique, par exemple, les découvertes d'Einstein, ont obligé les chercheurs à se positionner différemment face au monde et, pour résoudre certains problèmes, à passer du paradigme newtonien au paradigme einsteinien. Autre exemple dans le domaine artistique, en mettant à mal les canons académiques de la figuration et en permettant à l'artiste d'exprimer sa propre vision du monde, les impressionnistes ont imposé à un public hostile ne façon différente de regarder la peinture.

    Nathaline Heinich met en oeuvre cette notion en différenciant nettement l'art moderne de l'art contemporain. En effet, si jusqu'aux années 1960/1970 le public s'était peu à peu familiarisé avec les différents courants novateurs du XXème siècle (fauvisme, cubisme, abstraction) les deux grandes formes de l'art, peinture et sculpture, ainsi que leurs matériaux étaient restés les mêmes, et bien qu'adaptant des formes nouvelles, se disputaient toujours l'espace des musées et des galeries. C'est à partir des années 1960 qu'une nouvelle forme d'art se met en place dont les caractéristiques perturbent profondément le public. Cet art, nous dit-elle, on ne peut le saisir qu'en abandonnant notre façon habituelle de voir et en acceptant de s'ouvrir à un nouveau paradigme qui sert de base à un univers artistique régie par d'autres lois.

    Pour accéder à la compréhension de cet art si perturbant, encore faut-il connaître ce qui le sous-rend. Les différents chapitres de l'ouvrage sont donc, en s'appuyant sur de nombreux exemples, l'étude et le décryptage de ce nouveau paradigme. En voici quelques trait parmi les plus frappants :

    . L'art contemporain repose sur la transgression des frontières de l'art telles que les perçoit le sens commun. Ainsi la notion de "frontière" entre art et non art ne correspond plus à la nature des propositions faites par certains artistes tels Damien Hirst ou Wim Delvoye.

    . L'oeuvre d'art ne réside plus dans l'objet proposé par l'artiste. Celui-ci peut être réduit à une simple feuille de papier ou n'avoir aucune valeur en soi (exemple mythique : l'urinoir de Marcel Duchamp redécouvert dans les années 1970). Ce qui compte c'est le récit dont il va être le point de départ ou le discours qui va l'accompagner. L'art contemporain est un art du commentaire. L'art conceptuel poussera l'idée à l'extrême car pou lui c'est l'idée elle-même qui devient oeuvre d'art.

    . De plus en plus souvent l'oeuvre d'art prend la forme d'installations dont le propre est de n'avoir ni socle ni cadre. Les objets qui les composent peuvent être pris dans le monde ordinaire et leurs formes doivent s'adapter au lieu où elle sont exposées.

    . On assiste à la diversification à l'infini des matériaux utilisés qui peuvent éventuellement être périssables.

    . L'oeuvre s'étend au delà de l'objet, rendant poreuse la frontière entre lui et le contexte de sa mise en oeuvre. Elle sollicite souvent la participation effective du public.

    . Les évènements, d'abord appelés happening dans les années 1960, puis performances dans les années 1970 sont constitués d'actions et non pas d'objets.

    L'auteure s'attache aussi à cerner les conséquences pratiques, sociales et financières de cette transformation de l'art, à savoir : les problèmes posés par la conservation et la reproduction des oeuvres, la nécessité de la présence de l'artiste non pour la fabrication de l'oeuvre mais pour sa mise en circulation, l'importance de plus en plus prégnantes des médiations, la professionnalisation des commissaires d'exposition, la diversification exponentielle des institutions artistiques, des foires, les nouveaux rapports crées entre galeristes, conservateurs et collectionneurs, etc...

    Nathalie Heinich est sociologue et non critique d'art, elle analyse avec brio la structure de cette révolution artistique, mais ne porte aucun jugement de valeur sur les oeuvres qu'elle cite. Nourri d'exemples précis, d'une écriture très claire, ce livre se lit non seulement avec intérêt mais avec un grand plaisir.

    Le paradigme de l'art contemplorain - Structure d'une révolution artistique - par Nathalie Heinich. Editions Gallimard. Bibliothèque des Sciences Humaines.

     

  • Exposition des Editions Ecarts : Oeuvres et livres d'exception (par Régine)

    Une très originale et intéressante exposition se cache actuellement ans un recoin du VIème arrondissement. Depuis le numéro 35 de la rue Jacob on y accède par un petit chemin pavé bordé de cyclamens et de camélias en fleurs. Jouxtant la librairie des Editions des Femmes ce bel endroit plein de charme est leur galerie d'exposition où ne sont montrées que des oeuvres d'artistes femmes.

    L'exposition, organisée par les Editions ECARTS, présente cinq femmes artistes avec lesquelles elles ont réalisé un ou plusieurs livres dit "d'exception", c'est-à-dire ne se conformant pas aux normes éditoriales habituelles. En effet, tirés en peu d'exemplaires, ce sont des livres de rencontre entre un artiste, un écrivain et un éditeur dont l'objectif commun est de réaliser une oeuvre d'art à part entière. Pour chaque ouvrage les papiers utilisés sont choisis avec soin, les techniques de reproduction varient selon le souhait de l'artiste, mais les illustrations peuvent aussi être des originaux. Enfin le format et la construction du livres sont élaborés en fonction du contenu.

    Pour chacune des artistes présentes, sont disposés dans des vitrines le ou les livres qu'elle a réalisés avec les Editions ECARTS ; en regard sont accrochées au mur des peintures ou des gravures. Le rapprochement des deux permet de percevoir leur complémentarité et aussi parfois la façon dont le livre a permis à l'artiste d'explorer de nouvelles pistes. L'organisation de l'espace de la galerie, scandé par de belles poutres anciennes, permet de donner à chacune d'entre elles un lieu propre. Faisons-en le tour.

    Dès l'entrée la beauté des tableaux de Béatrice Casadesus attire le regard. Tous sont de même format (80 x 80 cm). Deux d'entre eux sont disposés au dessus de la vitrine dans laquelle sont déployés les somptueux volets de l'un des trois triptyques formant le livre réalisé aux Editions ECARTS. Le texte du poète Michel Deguy Danaé dans le lit s'y trouve enchâssé. Le regard circule entre l'ouvrage si bien nommé où ruisselle l'or et le bleu azur et les tableaux où s'évanouissent l'empreinte d'une infinité de poins ocre et bleutés8 - Béatrice Casadesus 2.JPG. 9 - Vitrine 2 Béatrice Casadesus.JPGDans la vitrine se trouve aussi un ravissant ouvrage, un poème de Louis Dire dont le titre Si peu assuré est en parfait accord avec l'illustration. Dans les livres, comme dans la peinture mais orchestrée de façon différente c'est d'une quête de la lumière aussi discrète qu'éblouissante et de sa vibration dans l'espace qu'il s'agit.

    Il faut regarder longuement les gravures de Geneviève Asse et les monotypes d'Annie Warnier qui se cotoient avec bonheur. 11 - Geneviève Asse.JPG12 - Annie Warnier - 1.JPGEn effet, bien que très différentes leurs oeuvres appartiennent à la même communauté d'esprit. Pour la première la simplicité des formes géométriques utilisées, la finesse du trait et surtout cette couleur bleue qui n'appartient qu'à elle diffusent une atmosphère de rigueur et de paix. Pour la seconde la vivacité du trait de certains monotypes vous emporte dans son élan.  Dans d'autres la discrétion et la subtilité de la ligne font vibrer l'espace. De format réduits, ces oeuvres délicates et très sensibles fascinent. L'esprit qui se dégage de ces deux oeuvres se retrouvent dans la construction et les gravures de leurs livres présentés dans la même vitrine.13 - Vitrine G. Asse - A. Warnier.JPG Les gravures épurées de Geneviève Asse instaurent de vastes espaces et accompagnent sans grandiloquence le beau poème d'Anne de Staël intitulé Le cahier océanique. Pour les deux livres de format identique qu'Annie Warnier a réalisé aux Editions Ecarts, avec le poète Jacques Guimet, même travail méticuleux de la mise en espace du poème. Pour l'un, intitulé Limbes ce sont des gravures presque des miniatures qui accompagnent le poème et pour l'autre Alcôve en forêt ce sont de délicats dessins au crayon de couleur. Travail unique dans le parcours de cette artiste et qui lui ouvriront sans doute de nouveaux horizons. Voilà trois livres intimes et musicaux.

    Avec Colette Deblé, cette grande artiste du livre, on entre dans un tout autre univers, celui de la vie, de la couleur, de la profusion, de l'infinité des formes et de l'imaginaire. Les silhouettes de la multitude des femmes découpées à même la toile et qui ornent les murs telle cette grande statue noire qui domine la salle, sont puisées dans les oeuvres des différentes époques de l'histoire de l'art. 14 - Colette Deblé - 1.JPGElles sont entourées de boîtes renfermant des reliques colorées, souvent pleines d'humour. Cet ensemble amène vitalité et joie de vivre à l'ensemble de l'exposition. Sur le grand miroir à droite de l'entrée c'est une farandole chatoyante de femmes de formats réduits qui entoure la vitrine dans laquelle figurent deux des livres réalisés aux Editions Ecarts, avec le poète Louis Dire.4 - Vitrine 1 Colette Deblé.JPG Le spectaculaire et savant pliage de Quand bien même, faisant rayonner la couleur des images, enchante. L'intelligence du montage des silhouettes découpées de Au bonheur des nains, séduit. Ces deux ouvrages, qui ne se ressemblent pas du tout, prolongent le travail de Colette Deblé et le magnifie. Le plaisir pris par l'éditeur et l'artiste dans la réalisation de ces deux ouvrages est communicatif.

    On achève le parcours avec Marie-Claude Bugeaud. Celle-ci a réalisé avec Tita Reut le livre Le pied de la lettre, un long dépliement de collages, de taches et d'empreintes qui ponctuent le poème. 19 - M.-C. Bugeaud Vitrine.JPGSur six toiles de grand format lui répondent. Ce sont des formes simples, anodines semble-t-il, des couleurs fortes, des oeuvres dont l'évidence dissimule en fait sensibilité et subtilité22 - M.-C. Bugeaud 5.JPG.

    Cinq artistes ayant chacune leur propre univers mais qui jouent ici, dans les livres comme dans leurs oeuvres, une symphonie rare et prenante.

     

    Oeuvres et livres d'exception - Espace des Femmes - 33-35 rue Jacob, 75006-Paris. Du 5 au 27 février. Ouvert du mardi au samedi de 13 à 18 h. (01 42 22 60 74)

  • Mark TOBEY (par Régine)

    En ces temps de disette culturelle où seules les galeries sont ouvertes, il serait dommage de passer à côté de la passionnante exposition de Mark Tobey à la Galerie Jeanne Bucher-Jaeger fort heureusement prolongée jusqu'au 12 Février 2021.

    Cet artiste de la côté Ouest des Etats Unis, né 10 ans après Hopper, 10 ans avant Rothko et Newman, et 20 ans avant Pollock est, peut-être à cause de son départ de New York ou de ses nombreux voyages, moins connu que ses illustres successeurs. Il fut cependant le précurseur de la grande peinture américaine des années 1950/1960.

    Digne d'un musée, cette exposition monographique, réunissant une quarantaine d'oeuvres de 1940 à 1970, est la plus importante qui ait eu lieu en France depuis la rétrospective qui lui fut consacrée au Musée des Arts Décoratifs en 1961.

    Né en 1890 dans le Wisconsin, Tobey fut formé à l'Art Institute de Chicago. Après plusieurs années passées à New York où il gagne sa vie comme illustrateur de mode, il part s'installer à Seattle sur la côté Ouest où son ami Teng K'Wai le forme à la calligraphie extrême orientale. Quelques oeuvres placées ici au début de l'exposition correspondent à cette période. Il se convertit alors à la foi Bahaïe, dont les principes d'harmonie entre les hommes et la nature correspondent à son besoin d'universalité, puis passe plusieurs années en Angleterre comme enseignant. Grand voyageur, il circule partout en Europe et au Moyen Orient où il s'intéresse de près à la calligraphie arabe. Plus tard, sa quête d'espace, d'énergie spirituelle et d'une vérité transcendantale le conduit en Asie : Colombo, Hong Kong, Shangaï et enfin au Japon où il séjour dans un monastère zen près de Kyoto.

    La majeure partie des oeuvres exposées sont des temperas (peinture à l'eau et jaune d'oeuf) sur papier de petites dimensions. Y figurent également des monotypes (estampe tirée en un seul exemplaire) un peu plus grands et une unique huile sur toile prêtée par Beaubourg. On est loin des immenses tableaux de ses successeurs. L'exposition n'est pas chronologique mais organisée par affinité entre les oeuvres. J'ai choisi de vous parler de quelques unes d'entre elles qui m'ont particulièrement frappées. A vous de découvrir les autres.

    La première qui happe mon regard en entrant dans la galerie est une fascinante petite tempera sur papier de 1960 baptisée Word et qui mesure 12,5 x 17 cm. (photo 1IMG_20201231_0006.jpg). Elle est une merveilleuse introduction à l'ensemble de son travail et un exemple de ses fameuses "écritures blanches" dont plusieurs autres sont ici présentées. Non seulement la taille de ce petit "all over" le différencie des oeuvres de Pollock, mais l'esprit qui s'en dégage est totalement différent. Constitué d'une tessiture extrêmement fine de lignes blanches qui recouvrent, telle une résille arachnéenne, un fond sombre qu'on devine très travaillé, elle nous révèle un monde. Comme des ondes ce lacis de lignes anime l'espace et le fait vibrer telle une substance incorporelle. Plus denses en haut à droite, traversées d'une ombre en son centre, les lignes s'animent de nouveau en bas à gauche. On pourrait s'imaginer en avion, survolant de nuit une grande ville illuminée, lumières blanches dans l'obscurité.

    Une tempera de 1968, sans titre, d'un format plus important (67 x 48,5) nous offre un exemple différent d'écriture blanche (photo 2). IMG_4702.JPGIci c'est un enchevêtrement inextricable, grouillant, vibrionnant de filaments blancs qui recouvrent entièrement un fond coloré que l'on entrevoit en bas du tableau et qui affleure en minuscules taches rouges dans le corps de l'oeuvre. Que dissimule ce rectangle peint différemment en bas à droite et qui perturbe le regard ? Echo à celui que l'on devine un peu plus haut ou invitation à entrevoir un univers différent ? L'espace pour Tobey, comme pour les civilisations asiatiques, n'est pas vide mais chargé d'énergie, de vie, d'ondes, de rayons, de bruits.

    D'un tout autre ordre est la mystérieuse tempera de 1959 Pierced space (photo 3)IMG_20201231_0004.jpg traversée à la verticale par une trace évanescente rougeâtre et dont le fond ocré est partout perforé de façon très légère probablement par une aiguille (allusion au métier de sa mère qui était couturière ?). S'agit-il d'une poussière d'étoiles, d'un suaire apparaissant sur une surface scarifiée et douloureuse ou de l'ombre d'un corps ? Oeuvre mystérieuse et hautement polysémique. Tobey nous met ici encore face à notre imagination.

    Abstraction - figuration sont pour lui des notions dépourvues de sens. Son travail qui relève évidemment du domaine visuel est plus que cela. En effet, chaque peinture est une ouverture vers un monde spirituel et nous plonge dans une méditation.

    Dans des oeuvres, toujours de petites dimensions, Tobey nous propose le survol de villes, de villages, de lieux, plus qu'une déambulation au coeur de ceux-ci. En voici quelques exemples : le champ griffé en tous sens d'arabesques ocres de la tempera intitulée Extension from Bagdad de 1957 (21,5 x 27,9) offre une circulation affairée et chaotique (Photo 4)IMG_20201231_0003.jpg. L'ambiance à la fois chaude, raffinée et tumultueuse qui se dégage de cette peinture fut sans doute celle ressentie par l'artiste lorsqu'il s'est promené dans cette IMG_20201231_0002.jpgville et qu'il traduit ici avec délicatesse. Avec Rive gauche de 1955 (photo 5), c'est une configuration d'objet de formats divers cerclés de bleu flottant dans une atmosphère toute bleutée qui créent une ambiance de quiétude et d'harmonie. La multitude de petits carrés ou rectangles blancs qui couvrent Floting forms, tempera de 1954 fait penser à certains IMG_20201231_0001.jpgvillages d'Afrique du Nord vus du ciel. En la regardant, l'image d'oeuvres de Paul Klee vient immédiatement à l'esprit. La captivante tempera City punctuations de 1954 (photo 6) peut se voir comme une ville vue de si haut que les maisons qui la compose se trouvent réduites à des points ou comme une pluie d'étoiles ou d'atomes. Temps et espace ont ici des accents d'éternité.

    Pour Tobey le monde est un tout et ses oeuvres sont des métaphores picturales du macrocosme et du microcosme. Son souci est de révéler la structure profonde des choses. Avec Le monde des cailloux, très petite tempera sur papier de 1959 (15 x 15) iIMG_20201231_0005.jpgl donne vie à la matière avec ces minuscules particules colorée agitées par un courant bleu ou violacé qui circule entre elles et les anime (photo 7). Vision au microscope de la matière. Quelques splendides monotypes qui clôturent l'exposition, rendent compte de la fascination toute orientale qu'exerçait la nature sur l'artiste. Deux IMG_7925.JPGd'entre eux, dont la taille et le format vertical font penser à des panneaux de paravent japonais, sont placés côté à côte (photo 8). Dans les deux des taches mouvantes semblent à la fois se disperser et s'aimanter et se déplacent lentement sur un fond neutre (l'eau, l'Ether ?). Rien n'est statique. Nous sommes face à un champ d'activité coloré. Dans l'une les teintes sont automnales : bleu presque noir et ocre, dans l'autre, plutôt printanières, elles sont rose pale et grise. Nature ou états intérieurs, les deux se superposent ici.

    A la fois quête d'universalité et d'intériorité, cette peinture est une invitation au voyage dans des sphères mouvantes. Plus proche de Wols ou de Klee que de ses contemporains, non seulement par le format des oeuvres mais par l'esprit qui s'en dégage. Comme eux, Tobey transfigure le réel pour se rapprocher de l'essence des choses. C'est avec une imagination en éveil qu'il faut aborder ce travail  toute empreint de poésie et de musicalité.

    Tobey or not to be - Galerie Jeanne Bucher-Jaeger Marais - 5, rue de Saintonge, 75003-Paris (01 42 72 60 42). Prolongation jusqu'au 12 Février.