Peinture et calligraphie chinoise, collection Chih Lo Lou ( par Sylvie ).
Cliquez sur les images pour les agrandir.
La calligraphie et la peinture traditionnelle chinoise sont, pour la plupart d'entre nous, un grand mystère. L'occasion nous est offerte aujourd'hui d'en voir quelques exemples de grande qualité, de quatre siècles d'âge, réunies dans la collection privée Chih Lo Lou - "Pavillon de la félicité parfaite" - prêtée par le musée d'art de Hong-Kong au musée Cernuschi à Paris. Elle est constituée par des peintures et des calligraphies de la période transitoire entre les dynasties Ming et Qing, au cours de laquelle de nombreux intellectuels ont fait le choix de se retirer hors du monde plutôt que de collaborer avec les successeurs. Ces oeuvres sont donc parfois des paysages idéaux, des étapes de voyages accomplis en rêve, des lieux de méditation ou de quête de sagesse et d'ascèse, et le reflet de la résistance des artistes. La raison pour laquelle nous, decrypt-art, dont la spécialité est l'art contemporain, nous vous invitons à visiter cette riche exposition, est que cet art très ancien et très élaboré, influence encore les artistes occidentaux. En France, Jean Degottex (1918-1988), artiste majeur de l'Abstraction lyrique, initié par André Breton à l'écriture automatique surréaliste et aux principes essentiels de la pensée Zen, a trouvé dans cette discipline un état méditatif propre au geste spontané et contenu, "L'unique trait de pinceau". Ses oeuvres sont des espaces de pure poésie qui provoquent une sensation de sérénité et de plénitude. "Le plein et le délié de l'écriture sont une respiration, j'aimerais que ma peinture soit une grande respiration" disait-il. (photo 1) Et aujourd'hui, Fabienne Verdier , née en 1962, formée en Chine par de grands maîtres à cette école de l'exigence, manie de tout son corps un pinceau géant suspendu à une structure mobile dans l'expression parfaite, surdimensionnée, des forces du vivant, (photo 2). L'un et l'autre de ces artistes se réfèrent au traité théorique d'un célèbre moine, Shitao, de son vrai nom Zhu Ruoji (1642-1717) qui choisit la vie monastique après la chute de la dynastie Ming à laquelle il appartenait. Ses "Propos sur la peinture du moine Citrouille amère", véritable manuel de peinture et ouvrage philosophique, est considéré encore aujourd'hui comme une introduction à l'esthétique picturale chinoise et une méditation sur le pourquoi et le comment de la peinture. Sa réponse éclaire les liens qui unissent création picturale et création de l'univers.
Peinture, écriture se mêlent donc pour traduire la nécessité pour les hommes, les poètes, les artistes de se retirer du monde d'ici bas et d'aller, dans cette période d'alternance dynastique faite de grandeur et de misères, vers la contemplation de la beauté de la nature, le silence, une sorte d'au delà féérique, un lieu de quête spirituelle tel que le désert pour la chrétienté. Comme l'ensemble de l'exposition, qui ne regroupe pas moins d'une quarantaine d'artistes, c'est une Chine toute en montagnes, végétation, cheminements, solitude, dont l'essentiel est de traduire, avec un pinceau parcimonieux, une idée d'absolu et de sérénité à atteindre. Ce qui est frappant au premier coup d'oeil pour nous occidentaux c'est que ces peintures mettent en rapport l'immensité des paysages et la quasi l'imperceptibilité des êtres humains.
Regardons une des peintures de Shitao, parmi les 8 de très petites dimensions (20,5x34 cm) qui composent la feuille d'un l'album :"Peintures d'après les poèmes de Huang Yanlü (feuille n°18), 1701-1702, encre et couleurs sur papier (photos 3et4). Un long chemin ardu, épineux, mène au sommet de la montagne noire où se distinguent la toiture d'un petit bâtiment et les silhouettes de deux personnages tournés vers l'infini de l'espace, comme deux spectateurs émerveillés. Au pied de la montagne, mais délaissée comme un vieux souvenir, s'inscrit une majestueuse habitation dans son nid de verdure.. Tout est dit dans ce contraste. On notera la délicatesse des contours épineux qui ressemblent aux cils ultrasensibles de l'epithelium des huitres ! Le voyage est raconté par une calligraphie au pinceau qui, bien sûr, nous échappe mais qui combine art purement visuel et interprétation au sens littéraire.
Le poème en colonne calligraphiée semi cursive de Huang Daozhou (1585-1646 ) est une encre sur soie de 177x53,3 cm. dont la belle vigueur est à l'image, semble-t-il, de la personnalité forte et incorruptible de son auteur, dit-on, ainsi que sa rébellion contre une certaine tradition : texte penché vers la gauche, en mouvements précis, virages du pinceau (photo 2). C'est le récit d'une excursion en montagne avec des disciples. Elle date de la fin de la période Ming. Pour notre oeil sa lecture proprement dite est impossible sans l'avoir étudiée mais la graphie de chaque symbole libère une énergie dont on cherche l'origine. Shitao nous donne l'explication : "l'unique trait de pinceau", un élan spontané, maitrisé qui fait la qualité du geste. (photo 5).
"Le jeune Qiang lisant", de 1485, encre et couleur sur papier, 151,8x64,5cm, est l'oeuvre du poète renommé Shen Zhou (1427-1509). C'est un mélange de représentation paysagère et description de la vie quotidienne comme le pratiquaient les peintres à partir de cette dynastie .Au premier plan la maisonnette/ cabinet d'étude dans sa clairière où le jeune homme est absorbé par son travail. A l'arrière plan, des reliefs montagneux. L'atmosphère est sereine comme devait la chercher le peintre pour se tenir à l'écart des luttes de pouvoir. L'encre est pâle et rudes sont les traits selon la dernière manière de l'artiste vieillissant. (photo 6).
Faute de pouvoir passer en revue tous les trésors de cette exposition, je m'arrêterai sur une dernière oeuvre qui m'a profondément émue, celle d'un poisson d'une modernité absolue, réalisée par BADA Shanren (1626-1705). Ce "Poisson", 26x51cm, regarde vers le ciel et nage dans un espace aquatique indéterminé. Il pourrait symboliser la situation des notables qui ont perdu leur situation après la chute de la dynastie et vivent dans un vide sans avenir. D'où ce dépouillement et cette sensation de vacuité. Ressemblance qui n'est pas seulement physique mais aussi intérieure. La calligraphie qui occupe la moitié supérieure de l'oeuvre ajoute son poids de détresse sur l'horizon ( photo 7 ).
La peinture et la calligraphie chinoises, fussent-elles des 17ème ou du 18ème siècles, ont bien des choses à nous apprendre. Pas seulement sur l'histoire d'une civilisation mais aussi sur l'âme humaine et "l'illusion du réel par la figuration", une notion profondément occidentale selon Fabienne Verdier. Courez y.
"Peindre hors du monde, moines et lettrés des dynasties Ming et Qing - Collection Chih Lo Lou", musée Cernuschi, 7 av. Velasquez, 75008 Paris. tel: 01 53 96 21 50. Jusqu'au 6 mars.