Chiharu Shiota (par Régine)
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Quel plaisir, après ce confinement de deux mois et dans l'attente de la réouverture des Musées, de pouvoir à nouveau arpenter les galeries qui viennent d'ouvrir leurs portes,. Sus à la Galerie Templon de la rue du Grenier Saint Lazare pour l'exposition de l'artiste japonaise Chiharu Shiota !
J'avais découvert cette artiste en 2011 à la Maison rouge avec son installation "After the dream", où de simples longues robes blanches étaient suspendues, enveloppées d'un immense réseau impénétrable de fils noirs, véritable matérialisation d'une image mentale. Puis ce fut à la Biennale de 2015 de Venise où je fus emportée par la magie et la beauté de son installation "The key in the hand". En suspendant des milliers de vieilles clefs à des fils vermillon elle avait transformé le pavillon japonais en une immense grotte arachnéenne où gisaient des barques remplies de clefs rouillées. Enfin, plus récemment, en 2017, elle avait envahi le Bon Marché avec l' installation "Where are we going" pour laquelle elle avait suspendu au dessus de l'escalier central une multitude de coques de bateaux de toutes tailles et de toutes cultures, tissant autour d'eux une immense vague de fils blancs.
Avec "Inner universe" (univers interne), titre de son exposition actuelle chez Templon, Chiharu Shiota, née en 1972, nous entraîne, une fois encore, dans son univers poétique et émouvant avec des oeuvres diverses qui, comme à l'accoutumée, restent ouvertes à de multiples questionnements.
Le fil est la base de son travail plastique. Il lui permet de tisser, autour d'objets évocateurs, des réseaux d'une extrême complexité qui, tels des toiles d'araignée, envahissent tout l'espace environnant pour les installations ou des contenants plus réduits tels les boîtes ici présentées. Sa palette est réduite à trois couleurs de base : le noir, le rouge et le blanc, pour elle hautement symboliques.
Voyons par exemple la sculpture de la première salle (photo 1). Elle consiste en une grande boîte aux parois transparentes. Dressée verticalement, on y entrevoit une longue robe blanche (de mariée ?) maintenue prisonnière d'un réseau dense de fils noirs savamment tissé. Bien que vide du corps de la femme qui l'a portée, cette robe en garde la présence ; elle flotte dans l'espace telle la réminiscence nostalgique d'un souvenir que la mémoire tente vainement de retenir dans ses filets.
Dans le fond de la galerie, ce sont des cages où dans un réseau inextricable de fils rouge sang, images possibles de nos réseaux neuronaux, sont emprisonnés divers objets. Dans l'une d'elle c'est un crâne (photo 2), dans un autre la photo de la coupe d'un cerveau entourée de deux cranes ouverts. L'artiste interroge-t-elle ici ces lieux mystérieux où se loge notre mémoire sans laquelle nous ne pourrions survivre. Certains contenants sont particulièrement émouvants comme celui où sont emprisonnées de vieilles photos jaunies légèrement cornées qui, tels des insectes prisonniers d'une toile d'araignée, tentent d'échapper à ces entrelacs labyrinthiques (photo 3). Qu'ils aient été bons ou mauvais, nous somme prisonniers de nos souvenirs qui, telle la circulation du sang dans notre corps, nous nourrissent et nous maintiennent en vie. Ce réseau graphique dont la couleur rouge, pour elle symbole d'intériorité, peut évoquer aussi les liens souvent complexes qui nous rattachent à nos racines, aux autres, au monde. Ces cages fonctionnent comme des autels dédiés aux traces indélébiles et impalpables de notre mémoire.
Sur les murs de la première salle sont accrochés trois ou quatre tableaux. Il ne sont pas peints mais se trouvent peu à peu envahis par des réseaux inextricables de fils piqués à même la toile ; noirs, couleur qui évoque pour Chiharu Shiota le ciel et l'univers - ils font penser au firmament avec sa multitude de galaxies - (photo 4) ; rouges, les réseaux sanguins dont nos corps sont irrigués et à leur infinie complexité (photo 5). Résultat d'un travail d'aiguilles oh combien minutieux et sophistiqué, ces oeuvres sont fascinantes à plus d'un titre et le dialogue qui semble se nouer entre le cosmos et notre propre corps, entre l'infiniment grand et l'infiniment petit exerce une fascination à laquelle il est difficile de s'arracher.
Même absent, le corps autant physique que psychique est au centre de sa pratique sculpturale. En effet, le travail de cette artiste requiert du visiteur une implication à la fois mentale et corporelle. Outre le fil textile, elle utilise d'autres matériaux, tels que le verre soufflé, les fils de métal ou la peau pour souligner fragilité de notre condition. Témoin ces dépouilles en cuir découpé qui pendent au centre de la galerie, résidus dérisoires de notre humanité soulignée par cette paire de chaussures ironiquement placée sous l'une d'elle (photo 6).
De ses propres mains moulées en bronze, jointes en un geste d'offrande, jaillit la lumière d'un buisson de fils dorés (photo 7), oeuvre qui ne manque pas de provoquer chez le spectateur une émotion quasi surnaturelle. Dans une attendrissante robe d'enfant tricotée de fils d'acier se dissimule un objet indécelable, un secret ? (photo 8) Un amas de boules de verre de taille et de forme différentes, réunies dans un filet de métal, formellement un très bel objet, évoque un organe, un amas de cellules, ou un tumeur gorgée de sang (photo 9), oeuvre d'autant plus touchante quand on sait que l'artiste a été atteinte d'un cancer des ovaires il y a quelques années.
Tout ce travail, qu'on serait tenté de rapprocher par sa thématique de celle de Boltanski, est questionnement autour du souvenir, de la mémoire - ce tissus fragile facilement rompu ou contaminé -, des liens tissés à l'intérieur de l'être humain le reliant au passé et à ses interrogations.
Chiharu shiota "Inner Universe" - Galerie Daniel Templon - 28, rue du Grenier Saijt Lazare, 75003-PARIS. Jusqu'au 25 Juillet.