Louis Soutter, Tony Cragg et JR : une tournée de rentrée dans le Marais (par Régine)
Mes tournées dans les galeries du Marais débutent la plupart du temps par la rue Debelleyme. Dans cette petite rue, située entre la rue Vieille du Temple et la rue de Turenne, se trouvent deux ou trois galeries que j'apprécie particulièrement. Il faisait encore beau la semaine dernière et je décide d'aller flâner dans ce quartier.
A la galerie Karsten Greeve. Je découvre avec stupeur l'exposition de Louis Soutter, peintre suisse que je connaissais peu, intitulée "Présage". Elle réunit des peintures que l'artiste, né en 1871, réalisa à partir de 1934 jusqu'à sa mort en 1942 alors qu'il est, depuis plus de dix ans, hospitalisé pour troubles mentaux à l'hospice pour vieillards et nécessiteux de Ballaignes, village isolé du Jura vaudois. Agé d'un peu plus de 60 ans, les mains rongées par l'arthrose, l'artiste abandonne alors plume et crayon pour couvrir, avec son doigt trempé directement dans la peinture, quantité de feuillets fournis par son cousin Le Corbusier. Ces oeuvres, qui semblent aller directement du cerveau de l'artiste à son doigt, sorte de sismographe de l'âme et du corps, produisent sur le spectateur un effet à la fois physique et mental. On sent ici que Soutter fut habité par la nécessité absolue de peindre sa douleur d'exister. Tous ces êtres qu'il fait défiler d'un feuillet à l'autre sont animés d'un rythme sauvage (photo 1) (Soutter fut violoniste et professeur de musique) et d'une folie désespérée qui déborde de toute part. Ils effectuent une sarabande endiablée (photo 2) ou se livrent à de cruelles scènes de sorcellerie (photo 3). C'est un théâtre d'ombre, un flux incessant d'images où les danses côtoient les scènes de tortures, qui défilent devant vos yeux comme dans certaines vidéos de Kentridge ou sur certains vases de l'antiquité grecque. Les empreintes de doigt (astres, pluie, corde, croix) souvent colorées, qui parsèment le fond de ses oeuvres accentuent à la fois leur beauté, leur rythme et leur sauvagerie débridée.
La galerie Thaddeus Ropac, jouxtant la précédente, présente une dizaine d'oeuvres récentes du sculpteur anglais Tony Cragg. J'ai beaucoup aimé ses sculptures des années 1980, assemblages de débris industriels en plastique ou en verre colorés dont un exemple est actuellement exposé à Beaubourg (Mon portrait à bicyclette), et admire aujourd'hui l'évolution de sa démarche. En effet ses sculptures actuelles sont très différentes dans leur forme de celles qui les ont précédées, l'exploration des matériaux et la notion d'instabilité de toute chose me semble rester au coeur de sa démarche. Ici c'est l'acier, le bronze et le bois que Tony Cragg utilise pour créer des oeuvres rythmées par un puissant et très complexe mouvement spiralé. Sa façon d'étirer le matériau, de le polir pour en exhaler la beauté, rend parfois difficile la possibilité d'en deviner l'origine. Les références sont nombreuses. Leur élan vertical évoque les futuristes italiens et la colonne sans fin de Brancusi. Avec la massive sculpture située au fond de la galerie, faite de fines lamelles de bois ajustées de façon incroyablement complexe, c'est l'image des "Bourgeois de Calais" de Rodin qui surgit (photo 4). L'homme et la nature sont les thèmes dominants de son travail. Ici on croit deviner les visages vus de profil de deux êtres très proches l'un de l'autre (photo 5), là-bas s'agit-il de personnages en conversation ou de l'ondoiement de l'eau et son reflet (photo 6). On tourne autour de ces sculptures et sans fin, d'autres images apparaissent. C'est bien notre instabilité intérieure et celle de toute chose que l'artiste traduit de si puissante et belle façon.
Poursuivant mon chemin vers la rue de Turenne j'entre à tout hasard dans la galerie Perrotin dont je trouve le lieu magnifique. Je passe rapidement le rez-de-chaussée où sont exposées des oeuvres d'Izumi Kato, artiste japonais qui me laisse indifférente et monte au premier étage où je découvre avec bonheur la vidéo et les photos de la dernière installation de JR. En octobre 2019 il obtient la permission d'intervenir dans la prison de très haute sécurité située à Tehachapi en Californie. Y sont incarcérés les auteurs de crimes commis lorsqu'ils étaient mineurs, plusieurs à perpétuité. Avant de regarder les photos il faut voir la vidéo qui raconte l'histoire terriblement humaine et émouvante de cette réalisation. Après avoir exposé son projet avec tout son charisme et l'habilité dont il est capable, JR photographie, en contre plongée, chaque prisonnier qui raconte son histoire devant la caméra sans qu'aucune question ne lui soit posée. Ainsi humanité est rendue à chacun. Quelques jours plus tard JR revient avec son équipe qui, avec l'aide des prisonniers et des gardiens, tous munis de balais et de colle, vont rapidement assembler et coller sur le sol de la cour de la prison 338 bandes numérotées qui ne sont autres que le tirage des photos. Le résultat, photographié depuis un drone, révèle que les participants au projet apparaissent au fond d'un trou (photo 6) image hautement symbolique. L'installation éphémère disparait rapidement sur les pas des prisonniers.
Quelques mois plus tard JR revient et sur un mur de la prison fait surgir une montagne qui se trouve derrière ce mur et que les prisonniers n'ont jamais vu. Cette installation reste en place et continue d'agrémenter le séjour des prisonniers (photo 7).
Les photos, dont plusieurs sont disposés en triptyques prises lors de cette intervention et dont la suite est exposée impasse Saint Claude sont très belles mais ne prennent vraiment sens qu'après avoir vu la vidéo.
Galerie Karsten Greeve - 5, rue Debelleyme, 75003-Paris. Louis Soutter "Un présage", jusqu'au 12 octobre.
Galerie Thaddeus Ropac - 7, rue Debelleyme, 75003-Paris. Tony Cragg, jusqu'au 17 octobre.
Galerie Perrotin - 76 rue de Turenne et 10 Impasse Saint Claude, 75003. JR "Tehachapi", jusqu'au 10 octobre.