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décrypt'art - Page 10

  • "Le geste et la matière". Fondation Clément (Martinique) par Régine

    Cette année le Centre Pompidou fête ses 40 ans. Pour célébrer cet évènement une quarantaine de manifestations doivent avoir lieu un peu partout en France. Afin d'affirmer sa politique de décentralisation et associer de façon spectaculaire les territoires d'outre mer à ces festivités, le Centre ne pouvait pas choisir un lieu plus beau et mieux adapté que la Fondation Clément à la Martinique.

    Cette Fondation est située sur la côté Est de l'Ile, près de la petite ville appelée "François". Dans un immense parc aux pelouses soignées plantées d'arbres et de fleurs exotiques, ponctuées de sculptures contemporaines, se trouvent une très belle maison ancienne arrangée en demeure d'époque, un musée du rhum où étincelle le cuivre des anciennes machines et surtout un magnifique musée consacré à l'art contemporain et inauguré en 2016.

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    L'exposition qui est présentée, conçue à partir des collections du Centre Pompidou, est intitulé "Le geste et la matière - une abstraction autre - Paris 1945-1965". Elle est consacrée à la peinture abstraite non géométrique telle qu'elle s'est développée en France et notamment à Paris après la deuxième guerre mondiale. Que peindre après le désastre ? Plus rien ne pouvait être exprimé comme avant, il fallait réinventer le métier et en quelque sorte repartir à zéro. S'opposant à une peinture héritière de Mondrian, de Domela, ou d'autres qui voulaient garder une structure interne et ne rien devoir aux élans de l'affectivité, elle fut qualifiée d'informelle par le critique d'art Michel Tapié. Appelées aussi lyriques, tachistes, gestuelles, matiéristes, des pratiques artistiques fort diverses se développèrent alors ayant en commun l'abstraction, la spontanéité du geste et la mis en évidence du matériau.

    Pour souligner cette diversité le commissaire de l'exposition, Christian Briend, a réalisé un accrochage extrêmement judicieux. Il a réparti la cinquantaine de tableaux d'artistes, connus ou moins connus, ayant tous vécus en France à cette époque, en sections qui permettent d'isoler des constantes telles que l'abandon de la forme, la mise en place d'un langage de signes, le paysagisme, l'importance accordée au sol, à la terre, le recours à une gestualité affirmée, etc...

    Voici, choisies parmi les différentes sections, quelques oeuvres qui ont particulièrement retenu mon attention, et qui illustrent le propos de l'exposition :

    D'entrée de jeu l'exposition s'ouvre sur la section l'Informe. Y figure, entre autres, un tableau de Wols de 1949,IMG_3800.JPG intitulé "La Turquoise" (photo 1). Une forme écrabouillée, griffonnée, douloureuse, sertie d'une lumière blafarde flotte sur un fond brun vert. Est-ce une planète en formation, un visage défiguré ? IMG_3780.JPGDeux tableaux de Georges Mathieu surprennent par leur différence avec les oeuvres qui vont suivre. Dans l'un, intitulé "Frotissance" de 1946, (photo 2) des formes biomorphiques se débattent sur un fond brun foncé. Les couleurs sont chaudes, un camaïeu de beige et de brun, où circulent des filaments jaunes, blancs et rouge. Ici aussi un monde en gestation tente d'émerger d'un magma de matière.

    Pour illustrer la section "Signe" des tableaux bien différents. Par exemple ce "Jaune et gris" de 1950 de Roger Bissière (photo 3) IMG_3802.JPGpuise aux sources de l'archaïsme. Des signes rappelant ceux des grottes préhistoriques (étoiles, cercles, personnage ou animal dressés) des taches de couleurs vives (rouge, jaune, blanc) parsèment deux rectangles jaunes qui, tels des tapisseries sur un mur, se détachent sur un fond vert foncé. A la fois primitif et poétique ce tableau, dont la couleurs et la matérialité sont très présents, irradie. Dans l'oeuvre raffinée de René Laubiès (sans titre, 1953) IMG_0726.JPG(photo 4) des signes traversent un fond mouvant couleur sable, orientent l'espace et conduisent notre rêverie ; tandis qu'avec "La Kahéna" (1958) Atlan fait danser des graphismes noirs qui se détachent sur des arrières plans lumineux.

    Dans la section "Paysagismes" se cotoient des oeuvres bien différentes mais qui ne sont pas sans échos les unes avec les autres. "Le passage au pied de la combe" de Tal Coat est comme un terrain où resurgissent des formes enfouies, des traces de ce qui fut et de ce qui est, sorte d'archéologie de la nature. Frédéric Benrath et Zao Wou ki projettent sur la toile leur paysage intérieur. Le format de "Infini tout de même" (1963) de Benrath (photo 5), IMG_0729.JPGétiré vers le haut nous fait éprouver une sensation de perte des repères, un sentiment de conflit entre l'ouvert de la partie supérieure qui s'étage en un camaïeu de brun et le noir de la partie inférieure où se débattent des formes nouées. Dans une palette de couleurs brunes, le tableau de Zao Wou ki de 1961 (photo 6) IMG_0800.JPGinvite au rêve et à l'évasion. Une lumière blanche émerge d'un ciel brun et noir d'où s'échappe une pluie de brindilles. Le raffinement de la matière picturale nous entraîne dans un monde nostalgique tout imprégné de culture orientale.

    Pour pouvoir reconstruire après les désastres causés par la guerre il faut un socle. Certaines artistes s'attacheront donc à peindre le sol, la matière de la terre. Ainsi dans la section "Terres" Jean Dubuffet avec "sérénité profuse, élément du sol" (1957), propose un espace indifférencié et sans repaire qui évoque une parcelle de terrain. "Paysage vide" (1959) de Zoran Music,IMG_3662.JPG (photo 7) qui a subi l'expérience des camps, est un tableau exceptionnel qui vous va droit au coeur. C'est un morceau de sa terre natale, la Dalmatie, qu'il vous montre. Le fond a la couleur du calcaire, les taches noires qui l'entourent loin de le cerner participent à son expansion au delà de la toile. Sa beauté tient à son dénuement, à son austérité. C'est l'esprit de cette terre, faite de rocailles et de végétations brûlées et noircies, qu'il nous montre.

    Le section "Véhémences" rassemble des peintures privilégiant le geste spontané et rapidement exécuté. Avec "Centre de dominance, 1958",IMG_0746.JPG (photo 8) le geste de Judith Reigl impliquant autant son corps que son esprit, tourbillonne avec jubilation et nous entraîne dans le cosmos, à l'unisson des planètes et au cours de la formation du monde. Sur son tableau (sans titre de 1954) Joan Mitchell (photo 9) IMG_0748.JPGprojette violemment sur la toile sa nécessité de peindre en toute hâte un état intérieur d'une vigueur inouïe. Les traits de pinceau, autant de balafres colériques, se bousculent nerveusement dans mouvement irrémédiablement ascendant. A côté de ces débordements spontanés le tableau de Soulages (peinture, 1963)IMG_0750.JPG (photo 10) qui sert d'affiche à l'exposition, bien que gestuel, est très construit. Sa préoccupation n'est pas de projeter sur la toile son état intérieur, mais plutôt me semble-t-il, d'immobiliser le temps. Son mouvement implique un tension, un rythme et du fond blanc de la toile sur laquelle il a suspendu ses larges aplats noirs jaillit un lumière éclatante.

    Impossible hélas de passer en revue toute les sections de l'exposition qui se termine par celle intitulée "Effacements". Dans celle-ci, outre de très beaux tableaux de Geneviève Asse ou de Sima, on remarque un très intéressant tableau de Parmentier de 1963 (Peinture, n° 6) IMG_3795.JPG(photo 11) dans lequel l'artiste a recouvert de blanc et de gris des papiers de différentes textures collés sur la toile, notamment du papier métallique, rendant tangible, tout en la transcendant, la matérialité du support. Mais le plus intéressant est peut-être ce monochrome blanc de Claude Bellegarde peint en 1954 intitulé "Rien d'autre"IMG_0754.JPG, (photo 12) avec la mise en évidence de coups de pinceau et d'aspérités nous montre la matière même de la peinture dans sa couleur la plus neutre. Quelques années plus tard l'Américain Robert Ryman poursuivra cette démarche sur les fondamentaux de la peinture et Bellegarde sera injustement oublié.

    Malgré deux absences notoires (Fautrier, dont l'oeuvre trop fragile s'est avérée intransportable) et Michaux (dont le Centre Pompidou ne possède que des oeuvres sur papier), cette exposition confirme l'intérêt portée depuis quelques années à cette période de la peinture en France trop longtemps et injustement occultée au profit d'autres courants (nouveau réalisme, figuration narrative) et surtout de la peinture américaine.

    Les critiques qui se disputaient à l'époque s'accaparant à coup de qualificatifs les différents courants de cette peinture n'ont pas vu venir la vague américaine qui allait envahir les cimaises et mettre sous le boisseau cette peinture dédaigneusement qualifiée de trop française mais qui, à la revoir, montre bien des qualités.

    Le geste et la matière, une abstraction "autre", Paris 1945-1965". Fondation Clément. Le François. La Martinique (05 96 54 75 51). Du 22 janvier au 16 avril.

     

  • Minimalistes et enchanteurs (par Sylvie).

    A l'opposé de la peinture d'aujourd'hui plutôt portée vers le vacarme, le mouvement, les couleurs, reste une lignée d'artistes à la sobriété presque monacale qui maintiennent le cap d'une abstraction rigoureuse, minimaliste et répétitive, d'une rare qualité. 

    20170125_155913.jpg20170120_164524.jpg20170120_164506.jpg20170120_164752- Pierrette Bloch.jpgPierrette Bloch est de ceux là. La galerie Karsten Greve lui a ouvert une fois encore ses portes pour "Un certain nombre d'oeuvres", toutes sans titre, juste datées. C'est le titre de l'exposition et un témoignage de créativité et de poésie. Véritable rétrospective d'une artiste née en 1928 dont le travail fait de traits, lignes, points ou taches sur papier, s'exprime avec des matériaux élémentaires comme l'encre, la craie grasse, le pastel ou la plume, dans les nuances illimitées du noir. Que le noir s'inscrive dans le blanc (photo1) ou l'inverse, les signes, plus ou moins espacés et répétitifs, plus ou moins appuyés, se déploient en une progression aléatoire faite d'élans et de silences. L'espace y semble infini et le temps sans limite. Parfois les très légères et ludiques spirales jetées sur le papier deviennent un tissu de robustes mailles en ficelle de chanvre (photo2) ou des papiers découpés envahissent un épais isorel ambré(photo 4).. Comble d'élégance et de subtilité, des boucles en fil de crin noir et leur ombre forment une calligraphie, une sorte de mélodie délicate sur une portée en fil transparent (photo3).                                                                                                  

    Pierrette Bloch, galerie Karsten Greve, 5 rue Debelleyme, 75003 Paris, jusqu'au 25 mars.

     

    20170114_174514.jpgClaude Chaussard, Hélène Durdilly, Lars Fredrikson  et Jean Degottex sont chez Jacques Lévy, rassemblés sur le thème du " Le Vide libéré".                                                                     Le travail de Chaussard, architecte français devenu plasticien, né en 1954 et vivant entre Montréal et Paris, est tout en retenue, à la limite du visible. Ses huiles dépigmentées évoquent par leur transparence et leur légèreté le mystère du Saint Suaire. Il a fait sien le bleu, celui de la craie de traçage, un bleu qui, dit-il, "n'est pas une couleur mais une aventure intérieure". Le trait de craie sur papier (2004. photo5) est à la fois une réalité - une cordelette bleue tendue et de la poussière bleue sur le papier - et l' évocation de la tension du geste: pincer le cordeau pour qu'il claque et projette la craie, comme se concentre l'archer pour libérer la flèche.                                                                                        Chez Hélène Durdilly (Lyon 1947) l'austérité règne. L'encre noire trace une ligne en creux dans la peinture épaisse et accidentée, et tente de contredire son unité en s'installant dans les angles.                                                                                Lars Fredrikson (1926-1987) approche l'espace par le son. Il en explore la dimension plastique et ses dessins sont des fréquences sonores, légères et emportées.                                                             20170114_174259.jpgJean Degottex (1918-1988) et ses Débris, 1980, (photo6): les matériaux exhibent leur propre nature et leurs phénomènes naturels de symétrie, leurs couleurs, leurs textures. Le plâtre, la brique, le bois, peints à l'acrylique, moins connues que ses grandes toiles gestuelles, sont la matière même de l'oeuvre. L'artiste parlait de l'intelligence des matériaux faisant siens les supports, aussi humbles soient-ils, et n'intervenant qu'avec respect. Gloire aux possibilités du minimum.                                                                   

    Galerie Jacques Lévy, 62 rue Charlot, 75003 Paris. Jusqu'au 11 février.                                                                    

    20170126_104724.jpg20160927_120123.jpgElle est à des kilomètres de Paris mais mérite qu'on s'y rende. L'exposition de René Guiffrey (né en1938) prend le relais d'une rétrospective cet été au centre d'art Campredon à l'Isle sur la Sorgue . Il s'agit toujours de carrés, de blanc, de lumière et de transparence comme le cube de verre Lola 2008 (photo 7 du dessin), un dépouillement radical mené de la peinture au carrelage, à la céramique, au verre, au miroir dans une sorte de quête de pureté et de sérénité. Cette géométrie intemporelle n'implique aucun repentir de la part de l'artiste mais le regardeur que nous sommes, en se déplaçant latéralement, ne peut que se laisser prendre par les nuances et les vibrations qu'offrent l'agencement de la matière, son lieu et ses rapports à la lumière. Pour preuve, ce projet de vitrail en tranches de verre cisaillé comme autant de stigmates de la lapidation de Saint Etienne (photo 8), et qui devrait bientôt prendre place en l' église qui lui est consacrée au Beaucet dans le Vaucluse.                                                                                    

    René Guiffrey "Le blanc et sa notion", musée P.A.B. Rochebelle, Alès 30100. Jusqu'au 12 février.                                                                  

  • Cy TWOMBLY (par Régine)

    Une grande rétrospective de l'artiste américain Cy Twombly vient d'ouvrir ses portes au Centre Pompidou. Elle est magnifique et je ne saurai trop vous inciter à aller la voir. Elle risque cependant d'en désorienter plus d'un car nombre de ces peintures peuvent apparaître comme des gribouillages un peu puérils et simplistes jetés de façon aléatoire sur le papier ou sur la toile.

    Pour vous permettre de surmonter cette première impression négative, et de vous laisser toucher par le charme inexprimable qui émane de cette oeuvre, j'ai délibérément choisi d'analyser, à titre d'exemple, pour sa complexité malgré sa simplicité apparente, une oeuvre de 1975 intitulée "Mars and the artist".

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    Les impressions étant contradictoires commençons par la décrire :

    Dans le bas du tableau un carré de papier frotté de peinture à l'huile a été collé ; dans sa partie supérieure un grand rectangle a été appliqué recouvrant une petite partie du carré. Sur la gauche, leur présence est soulignée par un trait noir qui suit leurs découpes. Quatre obliques parallèles, dont certaines sont à moitié effacées, recouvrent des tracés à demi estompés dans la partie supérieure gauche. Elles sont accompagnées de demi-cercles qui se résorbent dans un frottis de blanc crémeux teinté de rouge et de bleuIMG_3384.JPG (photo 2). Sous ces obliques et au centre, une série de gribouillages effectués au crayon de couleur vert et rouge coiffe la partie inférieure de l'oeuvreIMG_3382.JPG (photo 3). Du bas du tableau jaillit une longue tige surmontée d'une fleur à trois pétales accompagnée du mot "Artist"IMG_3383.JPG. Des annotations sont distribuées ça et là sur le papier, des mots lisibles comme "electrum" et "artist" au centre, "Mars" et "an artist" à droite et des notes plus ou moins énigmatiques gribouillées, à demi effacées ou raturées (lettre, chiffres) mêlées aux tracés ou maculatures auxquelles s'ajoute la signature de l'artiste (initiales et date) traitée de la même manière.

    Le titre de l'oeuvre "Mars and the artist" évoque un sujet mythologique. S'ils ne sont pas représentés leurs graphies y sont inscrites ,: "Mars" en grand à droite dans la partie médiane mais avec un M à peine esquissé ; IMG_3385.JPG(photo 4) si on le supprime reste ARS. Effacé le nom du dieu de la guerre, l'art peut s'imposer avec d'autant plus de force que le mot "artist" apparaît à plusieurs endroits : au dessus de Mars, dans le tumulte des lignes en haut à gauche et près de la fleur (comme le printemps qui éclot en mars, il transforme le monde).

    Placé au milieu de tableau le mot "electrum" (voir photo 3) évoque l'alliage de Mars et de l'Artiste tel celui de l'or et de l'argent, le métal antique qu'était l'électrum.

    Quant aux couleurs, elles sont délicates et à peine évoquées : le bleu et le carmin dont il ne reste que quelques lambeaux dans le haut de la toile, le rouge vermillon et le vert griffonnés au centre. Ces traces émergent de la couleur légèrement ocre de l'arrière plan comme des sensations colorées. Twombly n'illustre pas un thème, mais fait affleurer ce dont nous somme faits, cette culture dans laquelle nous baignons sans même en avoir conscience.

    Quant à la composition, comparée à celle d'une oeuvre classique, elle est bien maladroite. Le regard erre de gauche à droite depuis les obliques du haut jusqu'au mot Mars en passant par le griffonnage du centre, la fleur, le mot artist, la signature, il s'échappe du cadre et recommence. Cette instabilité est manifestement voulue par l'artiste et toute l'organisation de l'oeuvre y concourt. N'est-ce pas en écho aux deux activités éternelles de l'humanité : la guerre et l'art ? (Mars and the artist).

    La diversité des composants utilisés est frappante : pour le fond, trois papiers différents légèrement collés les uns sur les autres ou se chevauchant ; pour les formes : peinture à l'huile, craie, fusain et crayon. Ce faisant Twombly rappelle qu'une oeuvre d'art est d'abord un objet fait avec des matériaux. L'espace n'est pas peint, juste un peu colorié. Les graffitis, les couleurs qui l'occupent ne sont pas appuyés. Ils sont appliqués sur un fond déjà sali, fond auquel l'artiste rend toute son importance. La couleur n'est pas posée au pinceau, elle est appliquée de façon interrompue comme si l'artiste faisait des essais et les effaçait. Ainsi les matériaux utilisés prennent vie en tant que substances : leur couleur n'est pas mise au service d'une représentation, elle est la matière, la prise de conscience de leur réalité. Twombly dit la couleur, dit l'outil.

    Contemplant "Mars and the artist", on croit voir les gestes de l'artiste : tracer, gommer, griffonner, effacer, pulsions hâtives et secrètes, élan émotionnel sous-jacent. Les lettres sont faites sans application, les mots écrits du bout des doigts. Répartis ici ou là, certains lisibles, d'autres pas, ils sont comme des annotations ou des commentaires. En s'opposant à la maîtrise Twombly nous fait entrevoir ce qu'il y a sous l'oeuvre avant qu'elle se mette en place, ce qu'il y a sous une pensée avant qu'elle prenne forme. Les mots inscrits font partie de son imaginaire et non de son savoir. Rendre visible le fond culturel qu'il porte en lui, tel est le sens de sa recherche. Par le geste liant l'inscription  et l'effacement, sont joints en un seul état ce qui apparaît et ce qui disparaît, ce qui fut et ce qu'il en reste. Le rapprochement avec le palimpseste, souvent comparé à la mémoire, s'impose donc. La fleur a été écrite puis effacée mais les deux mouvements restent vaguement en surimpression, le M de Mars est recouvert d'un badigeon blanchâtre, plusieurs mots sont illisibles, des traces de couleur émergent ici ou là. Ce qui en définitive se donne à voir est l'effacement ou comment le passé apparaît dans le présent.

    "Mars and the artist" renvoie aux éléments fondamentaux de la peinture : la composition, le matériau, le geste. En associant le mot artist à une fleur, à Mars, à quelques traits futuristes dans le haut du tableau, Cy Twombly semble nous faire voir que les idées ou les oeuvres ne sont pas des figures brillantes qui sortent toutes faites de la tête ou des mains de leur auteur, mais qu'avant de prendre forme elles ne sont que des maculatures un peu tremblées sur un fond vague, traces de l'art et de la culture qui les ont précédés.

    Si ces différentes caractéristiques que nous venons de détailler sont présentes dans toute son oeuvre (désinvolture des graphies, délicatesse des couleurs, références mythologiques, diversité des matériaux utilisés, opposition à la maîtrise, présence de fleurs), abstraite au début, sa peinture va osciller entre figuration et abstraction. Les formats vont s'agrandir, la notion de série s'imposer et la couleur devenir son sujet principal.

    Magnifique point d'orgue de cette évolution "Blooming" de 2001-2008 vers la fin de l'expositionIMG_3412.JPG (photo 5). Sur un fond très blanc, une multitude de fleurs écarlates (pivoines, dahlias ?), sommairement dessinées, s'épanouissent sur la toile avant de s'échapper vers le haut du tableau laissant derrière elles la trace liquide de leur passage. Tel Monet avec les Nymphéas, Cy Twombly nous immerge dans la peinture et dans la couleur; Véritable ode à la peinture et à la couleur.

    Cy Twombly - Centre Pompidou, Place George Pompidou, 75004-Paris (Tél : 01 44 78 12 33) jusqu'au 24 avril.

     

     

  • .Georgia Russell (par Sylvie)

    Comment qualifier les oeuvres de Georgia Russell qu'expose aujourd'hui la galerie Karsten Greve à Paris ? Passé l'éblouissement du premier contact, une sorte de gigantesque enchantement coloré, le visiteur avance, recule et s'interroge sur ces images mouvantes qui tiennent à la fois du paysage, du tracé abstrait et géant d'un sismographe, du tableau et de la tapisserie.  Sous leur coffrage en plexi transparent, les formes frissonnantes perçues sont aussi évanescentes que des oeuvres cinétiques, le moindre mouvement du spectateur les modifie mais, à la différence de ces dernières, elles font naitre des motifs figuratifs. La matière de cette prouesse est due à un travail minutieux,très élaboré, de peinture de la toile, de son découpage au scalpel en fines lamelles et à la fréquente superposition d'une ou plusieurs autres toiles, gage de profondeur et d'effet bougé. Titrée "Time and Tide" ( Temps et Marée), l'exposition renvoie aux préoccupations nouvelles de Georgia Russell, le temps et la nature, le temps de la nature, celui de son pays d'origine, l'Ecosse, où elle est née en 1974, où mer et relief changent de couleur à chaque passage des nuages. A travers découpe régulière et répétition du geste, cette série de toiles comme les livres-sculptures, photos et partitions musicales antérieures cisaillées, témoignent toutes d'un étirement du temps et d'un désir d'aller au delà des apparences. Les boites en plexiglass qui les enferment inscrivent des reflets du monde environnant dans ces paysages à connotation onirique.

    IMG_3333.JPGInlet, acrylique sur toile découpée, 2016,300X500X15cm ouvre l'exposition. Au premier regard une douceur atmosphérique émane du flou vaporeux où ciel, mer, relief se confondent. Quelques pas et l'image s'anime et se dramatise.Turner n'est pas loin. Le contraste est frappant entre la finesse, la rigidité et la densité des découpes verticales et la souplesse des  ondulations horizontales nées de la superposition des toiles sous-jacentes: bleues sombres pour les unes, blanches car vierges d'entailles pour les autres. Toutes manifestent, par accumulation, leur énergie. Il n'y a pas représentation mais intuition de paysage que la mobilité du spectateur anime. Laissées libres en bas, les lanières de toile tombent, effilochées, comme les zébrures d'une pluie battante ou une tapisserie non achevée .

    IMG_3336.JPGEscarpement, 2016, acrylique, toile découpée, 300x400x20cm.(détail) Autre paysage marqué par la violence du travail. La cadence des coupures rythme en vides et pleins, en clartés et obscurités cette sorte de dentelle d'où émerge des escarpements rocheux. Les toiles colorées superposées et entrelacées sont lacérées d'un geste vif. Le dos non peint,  entrainé par son propre poids, tombe vers l'avant recomposant ainsi une oeuvre autre, à trois dimensions. Ce découpage du support, dans son principe, rappelle celui, quasi systématique pratiqué par François Rouan à partir des années 60, au sein du mouvement Support-surface.

    IMG_3331.JPGIMG_3332.JPGDawn,2016, acrylique sur toile découpée 190x140x16cm. Les oranges et les bleus de l'aube apparaissent dans une douceur voluptueuse comme si l'oeuvre avait été caressée. La toile qu'utilise Georgia Russell pour ses travaux est particulièrement fine, presque rigide. Sa trame serrée et les entailles elles mêmes, régulières, graciles, d'où émerge le fond coloré, donnent aux redondances créées une volumétrie toute en souplesse. Derrière la simplicité apparente de l'effet, de l'illusion, se cache le minutieux processus non seulement de la découpe au scalpel, mais aussi du maintien à distance, par baguettes transparentes, des éléments superposés.

    IMG_3338.JPGTel un chercheur sur son microscope, nous voilà face à trois tableaux multicolores de  format modeste. Après tous les grands ils nous éclairent un peu plus sur les constituants et  la mise en oeuvre du travail de Georgia Russell. Tissages horizontaux plus ou moins serrés, mousseux, comme soufflés par un invisible zéphir, dont les lanières aux doubles faces peintes font découvrir le soyeux de leur matière, la finesse et la semi-rigidité des petites baguettes verticales de soutien. Il y a du Monet des nymphéas dans cette vision.

    Georgia Russell.jpg- blanche.jpgSur Furrow Study II (Etude de sillon), 2016, 60x80x10cm. S'inscrivent en diagonale des gestes régulièrement espacés, libérant des dents hérissées comme en portent les grilles défensives en métal. Une nouvelle substance est née.

    Georgia Russell.jpgSomptueuse, arachnéenne, ce numéro 13 selon l'appellation de la galerie, exhibe en transparence un triple "tissage" de lanières peintes dont la mollesse des lignes de différents tons évoque des fonds marins en mouvement. Les amateurs de plongée y retrouveront leur univers, cette impression de lente descente vers les profondeurs. Sa perception varie selon la face abordée. La tranche, bien visible, lève le voile sur les constituants et le plexiglass n'est pas sans éveiller les clignotements de la lumière dans le milieu aquatique.

    L'idée de temps, l'idée de paysage sont centrales dans la démarche de Georgia Russell. Elles appellent une mobilité du regard sur ses pièces à la frontière entre peinture et sculpture. Un bain de poésie.

    Georgia Russell Time and Tide, galerie Karsten Greve, 5 rue Debelleyme 75003 Paris. 01 42 77 19 37. Jusqu'au 30 décembre 2016.

     

     

     

     

  • Arnold Schönberg (par Régine)

    L'exposition Arnold Schönberg actuellement au Musée d'Art et d'Histoire du Judaïsme (M.A.H.J.) permet, avec près de 300 oeuvres et documents, de découvrir que ce quasi autodidacte de génie ne fut pas seulement un musicien qui, au début du XXème siècle, révolutionna la musique de son temps, mais aussi un inventeur et un peintre. En effet, dès 1908 et jusqu'en 1913, tout en s'affranchissant de la musique tonale pour développer des dissonances qui aboutiront à la musique dodécaphonique puis sérielle, Schönberg peint et produit plusieurs centaine de toiles, aquarelles et dessins dont plusieurs sont montrés ici. Il réalise des oeuvres très personnelles où les portraits et les auto-portraits ont la part belle. Un certain nombre d'entre eux sont présentés ici voisinant ceux que des artistes viennois, ses contemporains, ont fait de lui (Openheimer, Egon Schiele, Richard Gerstl). Deux toiles de Kandinsky, prêtées par le Centre Pompidou et des échanges de courrier témoignent aussi de l'amitié qui, dès 1911 et pour un temps, se noua entre les deux hommes, époque à laquelle Schönberg participa à la première exposition du Blue Reiter à Munich. En opérant de la sorte l'exposition l'inscrit d'emblée dans le contexte artistique viennois de son époque.

    Dans la série des "Regards" ici exposés, deux d'entre eux sont particulièrement saisissants (photo 1IMG_3291.JPG et 2)IMG_3318.JPG. Des visages triangulaires dont les yeux mangent la majeure partie émanent d'un fond ocre ; dans l'un un halo rouge entoure des pupilles noires cernant un iris laissé blanc. Dans l'autre le halo est marron foncé, la cornée sombre, la pupille blanche et l'iris rouge. Ces regards semblent au prises avec une vision hallucinée, terrible pour l'un, sauvage pour l'autre. "Je n'ai jamais vu des visages, mais seulement des regards puisque je regarde les êtres dans les yeux. C'est pourquoi je peux reproduire le regard d'un homme. Alors qu'un peintre saisit d'un seul coup d'oeil 'homme en entier, moi je ne peux saisir que son âme" disait-il. Dans cette série il fera aussi son portrait (photo 3)IMG_3316.JPG ; au delà de tout souci de ressemblance, il montre la flamme qui le brûle et son regard qui transperce les apparences.

    Suivent, réalisés sur différents supports, des peintures et des dessins oniriques, très expressionnistes, parfois abstraits qui mettent en lumière la qualité singulière de cette production. Dans une aquarelle intitulée "Attente" de 1910IMG_3301.JPG où une forme évanescente perdue dans un univers très sombre se heurte à un mur qui la sépare de la lumière (photo 4), ou encore dans une peinture intitulée "Nocturne" où de lointaines lueurs émergent d'un univers très noir, Schönberg exprime un questionnement spirituel angoissé et peut-être sa terreur du néant.

    Une partie de cette exposition est également consacrée à son rapport au judaïsme avec lequel il entretint une relation compliquée. Il se convertit en effet au protestantisme en 1898 mais, meurtri par la vague d'antisémitisme qui ne cesse de déferler, il réintégrera la religion juive en 1933. Son intérêt pour le thèmes bibliques traverse d'ailleurs toute son oeuvre musicale. Dans l'opéra inachevé de 1930 "Moïse et Aaron" dont un film est ici projeté, Schönberg dit les déchirements qui n'ont cessé de le tourmenter et la solitude de l'homme devant le silence de Dieu.

    Mais cet homme exceptionnel n'a pas été qu'un théoricien austère et l'exposition nous montre un quotidien où la dimension du jeu tient une place importante. Sont présentés certaines de ses inventions, par exemple un jeu d'échec à quatre joueurs dont il a façonné les pièces (photo 5)IMG_3307.JPG, un jeu de carte où il a redessiné les figurines avec humour et inventivité (photo 6)IMG_3303.JPG. Pédagogue il mit au point un jeu éducatif pour apprendre la musique et fit une maquette pour représenter visuellement la construction de l'un de ses quintettes de 1923 (photo 6)IMG_3308.JPG.

    Cette exposition passionnante, révèle les multiples facettes de ce compositeur génial et en montre toute la complexité.

    Arnold Schönberg, peintre de l'âme. Musée d'Art et d'Histoire du Judaïsme. Hôtel de St Aignan, 71, rue du Temple, 75003-Paris (Tél : 01 53 01 86 53). Fermé le lundi. Jusqu'au 29 janvier.

     

  • Frédéric BENRATH (par Régine)

    La sortie, aux Editions Hazan, de la très belle monographie que Pierre Wat consacre à l'oeuvre de Frédéric Benrath nous donne l'occasion de parler à nouveau ici de ce peintre que Sylvie et moi aimons beaucoup (cf : "F. Benrath à Port Royal des Champs" par Sylvie et "F. Benrath au Monastère royal de Brou" par Régine).

    A l'occasion de cette parution, une exposition exceptionnelle se tient actuellement à la Galerie Guttklein fine Art à Paris. Elle présente , presque exclusivement, des polyptyques que l'artiste a peint quelques années seulement avant de disparaître en 2007. Dans le magnifique espace de cette galerie située en bas de la rue de Seine, sont donc exposés deux triptyques et huit diptyques, et cet ensemble, ponctué par deux petites oeuvres anciennes, rappel du parcours de cet artiste, est non seulement somptueux mais aussi très impressionnant et très émouvant.

    Sébastien Petitbon, le galeriste a eu la bonne idée d'exposer ces oeuvres sans cadre et à hauteur d'homme, sur les murs blancs, suffisamment éloignées les unes des autres pour permettre au regardeur de les apprécier individuellement dans toute leur ampleur et leur rayonnement.

    Les parties qui composent ces triptyques et diptyques peuvent sembler de prime abord autant de monochromes aux couleurs subtiles et raffinées dont les chromatismes sont ou très proches ou totalement opposés (photos 1 et 2)IMG_3155 - Copie.JPG2002A- 4bis - Mes Hautes solitudes- c G. Coutagne- INV32.jpg. Mais pour peu qu'on s'y attarde il apparaît rapidement que cette peinture est loin d'être uniforme ; une infinité de nuances la caractérise l'animant d'un mouvement vital qui suscite un désir de fusion, une sorte de vertige. Regarder cette peinture est une expérience qui outrepasse le champ visuel. Elle donne autant à ressentir qu'à voir. Ici nulle anecdote, ni narration, ni même expression d'un sentiment mais sensation d'un pur espace, d'un infini qui touche à la fois le corps et l'esprit.

    Frédéric Benrath procédait beaucoup par séries, avec des tableaux très proches les uns des autres. Les polyptyques en furent l'ultime développement, mais de façon plus complexe. "Un diptyque ou un triptyque, disait-il, n'est pas un tableau en deux ou trois parties mais une oeuvre en train de se faire par le dialogue entre deux ou trois tableaux, dialogue qui s'établit de façon très différente que dans la série". F. Benrath ne concevait jamais ses polyptyques à l'avance, chaque élément était peint individuellement afin de lui donner une existence propre. L'assemblage intervenait après coup en fonction de la couleur et du format.

    Dans le triptyque exposé seul sur le mur de droite (photo 3)IMG_3144.JPG de la première salle le dialogue s'établit autour du gris. Cette dominante se décline de façon différente pour chaque partie : plus beige à gauche, vert bronze au centre, vert de gris à droite. Le résultat, d'une harmonie étonnante, provoque tout un jeu de tension entre le semblable et le différent souligné par les lignes de jonction entre les différentes parties. Il en est de même pour le triptyque exposé de l'autre côté, dans le bureau du galeriste, intitulé "La nuée ardente", où le rouge du tableau centrale contamine les bruns brûlés des deux parties qui l'entoure (photo 4)2003A- 2bis - La Nuée ardente- 120x280- c G. Coutagne-INV20-.jpg

    Autre exemple : dans deux triptyques verticaux occupant le grand mur de la deuxième salle, l'artiste a juxtaposé des tableaux de même tonalité : pour le premier deux bleus, l'un clair, l'autre foncé (photo 5)2002 à vérifier- 1bis - ss titre- 200x160- c G. Coutagne-INV 36.jpg pour le second deux gris, l'un bleuté et froid, l'autre beige et chaud (photo 6)2003A- 3 - Mes hautes solitudes diptyque- 200x160-ss c-E144.jpg.  Ce n'est pas leur accord qui a guidé Benrath mais la tension créée par leur juxtaposition. "Deux altérités qui à se rapprocher accusent leur différence, extrêmement proches, absolument dissemblables et à jamais lointains" comme dit si bien Pierre Wat.

    On  éprouve un sentiment assez proche devant certains diptyques dont les couleurs de chacune des parties sont très différentes, par exemple dans "Mes hautes solitudes" (photo 2) qui oppose un vert strident à un noir profond. La tension naît non seulement de l'affrontement des couleurs, mais surtout de leur intensité.

    Mais d'où vient la lumière qui sourd de toutes ces oeuvres et provoque cette impression de changement perpétuel ? (photo 1, 4 et 6). Elle est certes due à la façon de peindre de l'artiste, mais surtout elle émane de ces couleurs inouïes qu'il mettait lui-même au point. Il n'utilisait jamais une couleur telle quelle. C'est en la brisant par des mélanges, en la détruisant par de nombreuses superpositions qu'il arrivait à en faire surgir la lumière "Je quête une lumière, je quête quelques chose qui est au delà de la lumière, c'est une hantise chez moi" disait-il.

    Pour cette série Benrath a cherché et obtenu une grande matité de la surface peinte car il la voulait la plus vacante possible. En effet ici point de reflet faisant miroir indiquant au spectateur qu'il se trouve à l'extérieur de l'oeuvre. Privé de repère il éprouve le sentiment de se trouver au bord d'un gouffre, notamment devant le diptyque où le noir domine (photo 1), de se sentir aspiré par le tableau. Seule la ligne non peinte qui en sépare les différentes parties le ramène à sa position de regardeur.

    Etrange sensation que d'être confronté à un espace sans commencement ni fin, un espace d'avant l'objet mais dont tout serait issu. Oui ce que nous donne à voir cette peinture d'une profonde spiritualité, c'est bien l'inatteignable, l'indicible.

    Galerie Guttklein fine art, 12, rue de Seine, 75006-Paris. Ouverte du mercredi au samedi de 15 h à 18 h, jusqu'au 22 octobre.

    Frédéric Benrath, par Pierre Wat - Edition Hazan.

     

     

     

  • GABRISCHEVSKY (par Sylvie)

    L'exposition se tient jusqu'au 18 septembre seulement. Il ne faut pas la rater. L'oeuvre d'Eugen Gabrischevsky (1893-1979) est en effet exceptionnelle bien que cet artiste russe soit peu connu du grand public. On comprendra l'intérêt que lui a porté Jean Dubuffet dès 1950 lorsqu'il a été mis en présence de la peinture de ce scientifique interné depuis le début des années 30 en hôpital psychiatrique pour troubles mentaux et qui y restera jusqu'à sa mort en 1979. Non pas qu'il soit classable parmi les représentants de l'Art Brut dont l'art découle d'un dénuement affectif, social et intellectuel. Eugen Gabrischevsky fut au contraire un intellectuel aux multiples talents, un biologiste réputé et d'une origine sociale aisée lui ayant permis d'accéder très jeune au dessin, à la sculpture, à la musique, aux langues étrangères, aux sports. Sa passion pour l'observation de la nature l'a mené vers l'étude de la biologie et, plus particulèrement, la génétique. "Son talent n'est pas né de sa maladie, il en a été la cause, non la suite." selon son frère Georg qui a oeuvré pour sa reconnaissance et que les collectionneurs Alphonse Chave et Daniel Cordier ont soutenu.

    Gabrischevsky. st-1952(-autoportrait )da49c665dfa4b3ffcdf0a6e178f61d0d.jpgGabrischevsky-st-1947-gouache sur papier (visage -trous noirs).jpgGabrischevsky-Gringalet-1949-gouache sur papier (tetard).jpgGabrischevsky-st-sd-gouache et crayon sur papier calque (torse plante).jpgAu début de l'exposition, l'autoportrait de 1952 à l'aquarelle et au crayon sur papier, frappe par l'acuité du regard renforcé par les lèvres serrées. Regard inquisiteur qui semble vouloir percer le mystère de lui-même et du monde, d'une pâleur diaphane comme une absence de chair (photo1). Les visages, seuls ou groupés, fourmillent dans les oeuvres présentes. Il ne s'agit pas de réalisme. Ce sont des surfaces plates, lunaires et sans relief, placides, où s'inscrivent des yeux, simples ronds ou points comme en font les enfants, ou bien trous noirs et profonds de cadavre (photo2). Avec ses globes oculaires à fleur de peau et son cou long et sinueux le Gringalet de 1949, se perçoit comme un amphibien à la transparence glaireuse (photo3). Et l'homme-montagne étend ses bras en fleurs (photo4). Le généticien d'origine est allé de plus en plus vers la représentation de figures humaines en mutation, faisant coïncider les imaginations scientifiques et artistiques. On ne s'étonnera pas de la récurrence des sujets.

    Gabrischevsky-st dec 47-gouache sur papier-femme.jpgGabrischevsky-st-1949-gouache sur papier (foule ds immeuble).jpgD'innombrables créatures fantastiques et mythologiques hantent cette production foisonnante et raffinée où se lit la multiplicité du vivant, les déformations du corps. Certaines rappellent le surréalisme comme ce corps de femme hybride (photo5). Des êtres s'assemblent , spectateurs ou acteurs cadrés dans des rideaux de scène ou dans une folie tournoyante de cirque ou de carnavals. Les yeux sont toujours là, obsédants. Parfois des foules en procession pénètrent, se dispersent et disparaissent en fumée dans des bâtiments quadrillés de percées (photo 6). Malgré son isolement, l'artiste aurait il été informé des camps de concentration ou bien était-ce le résultat de son imagination seule?. Des paysages saturés, hantés de silhouettes fantomatiques, grouillent d'une vie indéchiffrable. Il y a du Jérome Bosch parfois dans cet univers.                                                    

    Gabrischevsky- st-1939-gouache sur papier (vers aquatiques).jpgGabrischevsky-st-1941-gouache sur papier calque (oiseau).jpgUne nature folle où le végétal devient animal, tels ces chenilles perlées agencées comme des gènes qui jaillissent d'une matière presque transparente (st.1939, photo 7). Faune, flore luxuriantes, multicolores, s'emmêlent pour un enchantement visuel : serpents, insectes et oiseaux somptueux, dragons imaginaires dont la magnificence éblouit ou effraie comme un possible (phot8).

    Tant de sujets que l'art du dessinateur prend à bras le corps et applique à la surface entière du support. Cinquante années d'internement n'ont pas réduit ses capacités de renouvellement, à s'inventer des supports les plus divers dans cet univers confiné,  pages de magazines,  papier photo ou radiographique, calque ou notes administratives ; à explorer toutes sortes de procédés,  le frottage, le grattage, le tamponnage à l'éponge, le pliage et le passage de la couleur au doigt ou au pinceau : un éblouissement malgré les petits formats. Un sens de la couleur parfaitement maitrisé où l'on retrouve les noirceurs d'un Victor Hugo, des transparences aquarellées, des flamboyances contrastées à la gouache propres à faire apparaitre par hasard des images. Un trait maitrisé, Gabrischevsky-Ds l'au delà en chainé-1941-gouache sur papier(gestuel).jpgsophistiqué, d'une précision d'entomologiste ou d'une gestuelle violente comme cet Au delà enchainé de 1941(photo 9) qui plonge dans l'invisible à la découverte d'un visible.. Un régal pour le spectateur certes, mais à quel prix...

    Eugen Gabrischevsky à La Maison rouge, 10 bd de la Bastille, 75012 Paris. 01 40 01 08 81. Jusqu'au 18 septembre. Et après Au Musée de l'Art Brut à Lausanne du 11/11/16 au 19/02/17, et du 13/03/17 au 13/08/17 à l'American Folk Art Museum à New York.

     

     

  • APOLLINAIRE ( pa Sylvie).

    20160619_164614.jpg20160619_174810.jpg20160620_181200.jpgL'exposition "Apollinaire, le regard du poète" qui se tient au musée de l'Orangerie depuis le 6 avril ne concerne pas, à proprement parler, notre créneau art contemporain mais l'artiste dont il s'agit a tant fait pour l' avènement de la modernité qu'il m'a paru important de la signaler. D'autant plus qu'elle est enthousiasmante. Parce qu'elle est riche d'oeuvres extrêmement diverses, parce qu'elle couvre la période précédent la Grande Guerre, années de bouleversements artistiques qui allaient ébranler tous les fondements de l'art, parce qu'enfin et surtout elle met en lumière le rôle de passeur de Guillaume Apollinaire, plus connu du grand public pour ses écrits poétiques (Alcools, Calligrammes) ,érotiques (Les onze mille verges) et ses dessins. Poète-critique, comme le furent Beaudelaire et Mallarmé en leur temps, il a permis de regarder autrement les oeuvres et d'initier l'art d'aujourd'hui. (photo 1= portrait-charge d'Apollinaire en académicien par Picasso, 1905 ; photo 2= un calligramme à Lou, 1915 ; photo 3= Apollinaire tête bandée, par Picasso, 1916 - il a reçu un éclat d'obus au Chemin des Dames).                                        

    D'origine polonaise, de son vrai nom Guglielmo Alberto Wladimiro Alessandro Apollinare de Kostrowitzky, sa sensibilité au visuel l'a très tôt conduit à fréquenter les musées d'Allemagne et d'Europe centrale et, après une enfance ballotée, il est arrivé à Paris en 1900. S'intéressant à tout, il est introduit dans les milieux littéraires et artistiques, travaille comme journaliste,  publie contes et poèmes dans des revues, se lie avec de nombreux artistes. Son rôle de critique d'art, de 1902 à 1918 - sujet même de l'exposition - en a fait le témoin des révolutions stylistiques de son temps, un découvreur visionnaire - mort prématurément de la grippe espagnole - et l'acteur central qui donna naissance à l'art moderne. "Vous êtes un homme époque autant qu'un homme de l'époque" dira de lui Alberto Savinio. La multiplicité de ses centres d'intérêt, de ses rôles, de ses amitiés- en particulier avec Picasso - les débats menés avec les artistes, les galeristes et les marchands, ses écrits de journaliste nous font comprendre la vitalité de l'homme et de l'époque, les premiers pas du cubisme, de l'orphisme, du surréalisme, de la reconnaissance des arts premiers et des arts populaires. Peinture, sculpture mais aussi théâtre, cinéma, cirque, marionnettes, affiches, sans oublier la réhabilitation du monde médiéval et toutes les marges de l'art. Rien ne lui échappe. Cela donne un peu le tournis mais c'est passionnant. Quelle époque et quel bonhomme !

    650-188-e85c7.jpg-Marie Laurencin-Apollinaire et ses amis.jpgSes amis: ils ont été immortalisés par Marie Laurencin qui fut un temps sa compagne (1909, photo 4). Touchant portrait où figurent entre autres, autour d'Apollinaire dans un fauteuil qui l'auréole, Gertrude Stein, Picasso, Marie Laurencin elle-même et sa chienne Fricka. Si le Douanier Rousseau n'en fait pas partie, il sera néanmoins célébré par Apollinaire : "je bois à mon Rousseau, je bois à sa santé..." écrira t'il sur son tombeau après en avoir tardivement reconnu l'originalité.                                                                                                                                   

    La ren800px-Juan_Gris_-_Man_in_a_Café.jpgcontre avec Picasso en 1905 fut déterminante. Leur correspondance reflète leur goût commun pour des oeuvres littéraires, fussent-elles populaires, pour l'érotisme, le cinéma ou le cirque et tout porte à croire que la liberté d'Apollinaire a contribué à développer l'audace de Picasso. Comme un clin d'oeil à leur complicité, leurs initiales apparaissent dans le tableau cubiste de Juan Gris L'homme dans un café, 1912. (photo 5). En 1913 Apollinaire publie "Méditations esthétiques, les peintres cubistes", un recueil de divers textes sur le sujet rédigés entre 1905 et 1913 où il place Picasso et Braque en tête des peintres nouveaux.

    Mais il ne soutient pas que le cubisme, il reconnait l'idée d'une peinture pure 20160619_164441.jpget d'une 20160619_173623.jpgexpressivité comme dépassement de l'impressionnisme, ce que prône les fauves, Matisse, Derain, Vlaminck, Marquet... Dès 1907 il publie un texte sur Matisse dans La Phalange et,à son propos il ajoute un peu plus tard: " Si l'on devait comparer l'oeuvre d'Henri Matisse à quelque chose, il faudrait choisir l'orange. Comme elle, l'oeuve de H.M. est un fruit de lumière éclatante" écrit-il en 1918 dans la préface du catalogue de l'exposition Matisse-Picasso.(Les citrons, 1914.photo 7). Il prend en compte aussi les cubo-futuristes, les rythmes colorés de Delaunay (Le bal Bullier, 1913, photo 6) tout un réseau d'idées partagées et de réalisations communes.

    20160620_180918.jpgDans une même tentative de briser les critères du bon goût, de renverser l'ordre établi et les rapports de hiérarchie Apollinaire affirme que l'Europe aurait quelque chose à apprendre des contrées lointaines. Il met en avant les "arts sauvages", fait campagne dans le Journal du soir en faveur d'une reconnaissance institutionnelle des arts premiers, soulignant la "sublime beauté des sculptures...des artistes anonymes de l'Afrique" (photo 8) et apprécie le travail d'Archipenko et de Picasso.

    Ses relations avec les galeristes et les marchands d'art ont été constantes, aussi bien en France qu'à l'étranger:  Stieglitz, Kahnweiler, Vollard,  Rosenberg... Apollinaire fut particulièrement proche de Paul Guillaume à partir de 1911, "un des premiers touchés par la révélation moderniste" selon André Breton. Longue histoire pleine de rebondissements et de coups de coeur.

    Faute de pouvoir donner une image exhaustive de l'exposition - on pourra se rapporter à l'excellent catalogue édité par les musées d'Orsay et de l'Orangerie chez Gallimard - je voudrais juste rappeler les autres sujets pour lesquels Apollinaire s'est investi avec autant d'ardeur et d'efficacité :

    - Le cinéma d'abord pour lequel il écrivit son premier texte en 1910 qui mena à l'ouverture de la Cinémathèque de Paris en 1926 .

    - la scène: à la grande époque des ballets russes il signa un essai sur le spectacle "Parade" en 1917, saluant la collaboration Massine/Picasso. Il y employa pour la première fois l'expression sur-réalisme. Sa propre pièce "Les mamelles de Tiresias" montée la même année provoqua des troubles et des réactions passionnées. Le cirque et  les marionnettes convenaient à son goût de la dérision hérité de Jarry.

    Dernier point qui n'est pas négligeable, l'abondance des oeuvres présentées: certaines viennent de grands musées étrangers comme le MoMA à New-York. "Le passage de la vierge à la mariée" de Duchamp (1912) participe de cette capacité  qu'avait d'Apollinaire à s'approprier son époque ,de regarder vers le passé, le Moyen Age par exemple mais aussi "l'esprit nouveau" de l'avenir.

    Apollinaire, le regard du poète, Musée de l'Orangerie, place de la Concorde 75008 Paris. Du mercredi au lundi, jusqu'au 18 juillet.

     

     

     

     

     

     

  • CHICAGO et ses sculptures (par Régine)

    Le mot "Chicago" a quelque chose de magique. A sa seule évocation une série d'associations se déclenche : le grand banditisme et Al Capone, les immenses abattoirs où s'engouffraient jadis des milliers de boeufs et de moutons, le blues et la musique afro-américaine, le lac Michigan, le nom d'Obama qui y est né et bien sûr celui des grands architectes tels Sulivan, Frank Lloyd Wright ou Mies Van der Rohe qui ont fait de cette ville une des plus belle d'Amérique, etc... Mais lors d'un séjour récent j'ai découvert aussi que cette magnifique ville n'est pas seulement un musée d'architecture à ciel ouvert où les hommes de l'art ont eu l'intelligence de respecter l'oeuvre de leurs prédécesseurs, mais qu'elle est jalonnée de sculptures du XXème siècle signées par les plus grands noms.

    Pour les découvrir suivez moi et commençons par une petite balade dans le "Loop", le quartier d'affaire, ainsi nommé à cause de la boucle que forme le métro aérien autour de ses édifices. C'est là qu'a démarré, à la fin des années 1960, cette idée d'installer des sculptures contemporaines au milieu des grattes ciel, sans doute pour en exalter la beauté et peut-être pour en atténuer l'aridité.

    Au pied de l'hôtel de ville de Chicago, aux formes très épurées, trône "The monument with standing beast" de Dubuffet qui fait partie de la fameuse série de l'Hourloupe (photo 1)IMG_1824.JPG. Cette grande sculpture en polystyrène expansé blanche et noire brouille les limites entre réel et imaginaire. Rocher en formation, animal fabuleux, grotte ou quelques SDF trouvent refuge, elle est tout cela et bien autre chose encore. Au milieu de ce quartier dédié aux finances et aux affaires, elle provoque l'imagination du promeneur et crée un univers parallèle et fantasque.

    Tout près, érigée en 1967, "The Picasso" IMG_1829.JPG(photo 2) (ainsi nommée car elle est sans titre) se trouve sur une petite place devant le Daily Center, tour d'acier et de verre teinté noir. Avec ses 17 m de haut et ses 160 tonnes d'acier Corten, elle est impressionnante et énigmatique. Est-ce une femme ? Un chien afghan (comme Picasso l'a suggéré) ? Un oiseau ? Plutôt un sphinx qui interroge le passant. Sur la même place, de l'autre côté de la rue, "The sun, the moon and one star" de Miro, affectueusement appelé "Miss Chicago" lui tend les bras avec humour.

    Un peu plus loin, en continuant la rue Deaborn, en haut des gradins de la Chase Tower Plaza - tel le mur aux 9 dragons de Pékin" - se dresse "Four seasons" un grand mur de mosaïques de Chagall. Il mesure 21 m de long, 4 m de haut, 3 m d'épaisseur, est composé de milliers de mosaïques de plus de 250 couleurs différentes et représente les saisons, bien sûr, mais aussi les quatre âges de la vie (photo 3)fourseasons.jpg. Avec ses poissons, ses fleurs, ses oiseaux, ses amoureux, tout l'univers de Chagall est présent. La variété et la beauté des couleurs célèbrent la vie avec lyrisme et ajoutent une part de rêve dans cet univers de verre et de métal.

    Quelques blocs plus bas, sur la Federal Plaza, au pied d'immeubles conçus par Mies Van der Rohe, se dresse la magnifique "Flamingo", un immense stabile rouge de 16 m de haut d'Alexandre Calder (photo 4)IMG_2085.JPG. Ses élégantes formes courbes, quasi animales (on dirait un immense oiseau en train de picorer), sa couleur d'un rouge éclatant, sa matière un peu rugueuse contrastent de façon saisissante avec l'austérité des grattes ciel qui l'entourent tout en exaltant leur beauté.

    Avant de quitter ce quartier un dernier coup d'oeil à l'intérieur du Federal Building au 77 W Jackson Bd pour s'étonner devant l'extravagance et très baroque sculpture "The town to"s story" de Frank Stella (photo 5)IMG_1864.JPG. Faite d'un invraisemblable enchevêtrement de morceaux d'aluminium et d'acier ne serait-elle pas une ode aux matériaux qui ont contribué à construire cette ville ?

    Maintenant cap sur le Millenium Parc prolongement au Nord de Grant Parc qui longe les rives du lac Michigan. C'est là que fut inauguré en 2004, avec pour toile de fond le splendide sky line de la ville, le spectaculaire amphithéâtre à ciel ouvert, le "Jay Protzker Pavillon", conçu par Frank Ghéry. Avec ses rubans métalliques encadrant l'ouverture de la scène, son treillis de tuyaux d'acier surplombant un amphithéâtre de 4000 places, c'est une monumentale sculpture conçue par cet architecte génial (photo 6)IMG_1837.JPG.

    A cette débauche de métal s'opposent le dépouillement et la pureté de la sculpture d'Anish Kapour, "The cloud gate" (photo 7)IMG_1838.JPG. Telle une immense goutte de mercure déformée en une grande" arche, elle repose avec légèreté sur le sol malgré ses 160 tonnes. Distordant la perception, elle réfléchit et déforme tout le panorama environnant ainsi que les promeneurs, qui, étonnés et admiratifs, jouent avec leur reflet. Près de là se trouve la très ludique "Crown fountain" de l'espagnol Jaume Plensa (photo 8 et 8bis)IMG_1976.JPGIMG_1975.JPG. Se font face deux tours recouvertes de briques de verre sur lesquelles sont projetées en vidéo le visage animé de plus de 1000 habitants de Chicago, d'âge et de sexe différents. L'eau jaillit par intermittence à travers une buse placée au niveau de leur bouche. Cette utilisation de la lumière et de l'eau en interaction avec le peuple de Chicago exerce un irrésistible attrait sur petits et grands.

    Tout près de là, aux abords de l'Art Institute of Chicago, un petit jardin offre une promenade réjouissante parmi des sculpture d'Henri Moore, Alexandre Calder, Davide Smith ou Ulrich Rückreim.

    Pour terminer cet extraordinaire périple, au sud de Grant Parc, vous pourrez vous mêler à la foule des impressionnants personnages en fonte de la polonaise Magdalena Abakanowicz. Sans bras ni jambes, réduits à des troncs creux, ils avancent pacifiquement en rang serré, en tout sens et vous dominent du haut de leur 3 mètres. Appelé "Agora" (photo 9)IMG_2069.JPG cette immense sculpture-installation, où chaque personnage est à la fois semblable et différent, dont la texture de la peau ressemble à celle de l'écorce d'un arbre, serait-elle un écho à la démocratie grecque et suggèrerait-elle la différence et la similitude entre toutes les créatures de la nature ? Près de l'immense aquarium, face au lac, la sculpture de Penone (photo 10)IMG_2071.JPG, cet arbre en bronze recueillant une pierre dans le creux de son branchage, pourrait être un élément de réponse.

    Cette politique consistant à intégrer la sculpture à l'architecture des lieux, menée dans la durée, contribue à faire de Chicago la magnifique ville qu'elle est aujourd'hui. Mais Chicago est une ville récente. Entièrement détruite par un incendie en 1871 sa reconstruction s'est étalée sur tout le XXème siècle et se poursuit encore aujourd'hui. Les sculptures, souvent contemporaines des bâtiments qui les entourent, sont donc parfaitement adaptées au lieu de leur implantation. Une telle politique, qui serait inadaptée au Paris intramuros, se développe activement à la périphérie de la capitale. A la Défense, ce nouveau quartier souvent qualifié de "Petit Chicago", pas moins d'une cinquantaine de sculptures contemporaines dialoguent avec les gratte ciel environnant. D'autres oeuvres, la plupart assez ludiques, jalonnent le parcours du tramway T3 et animent un environnement parfois ingrat. Comme à Chicago, où cet aspect de la ville a été moins souligné que son architecture, cette volonté contribue à animer le Paris d'aujourd'hui.

     

     

  • Stéphane THIDET (par Sylvie).

    Si le Collège des Bernardins, fondé par Michel de Certaux  pour les moines cisterciens, a contribué pendant des siècles, par son pouvoir spirituel et temporel, au rayonnement intellectuel de Paris et de son université, il renait depuis 2001 grâce à son rachat par le Diocèse de Paris et le travail de Rubis Mécénat en faveur de la création contemporaine qui a trouvé là un lieu atypique pour sa mise en valeur.

    Passée l'ancienne nef et sa splendide perspective d'édifice du XIII ème siècle dans le quartier Saint Germain de Paris, on pénètre dans l'ancienne sacristie en léger contrebas comme on descendrait sur une rive. C'est là que se tient l'installation "Solitaire" de Stéphane Thidet ( né en 1974). On croit entrer dans une grotte, l'oeil doit prendre le temps de s'habituer au noir pour comprendre la matière du spectacle, son décor "naturel" de très hautes croisées d'ogives médiévales et mettre un nom sur les formes blanches, presque éblouissantes, qui évoluent dans l'espace, lentement, silencieusement avec une saisissante poésie.

    20160430_145059.jpg20160430_145046.jpgDe la rambarde formant balcon on découvre, sans pouvoir les toucher, que ce sont deux troncs d'arbres centenaires suspendus. D'un blanc laiteux, ils tournent sur eux-mêmes au dessus d'un plan d'eau noire. Celui de gauche, à l'horizontale, semble s'étirer comme le corps tendu d'un danseur en une arabesque parfaite et suggère à son autre extrémité, bosselée,complexe, quelque tête animale fantastique. L'alternance de ces deux visions, dues au mouvement, donne au bois mort un aspect étonnamment vivant qui stimule l'imaginaire (photos 1 et 2).

    20160430_145246.jpgA droite, l'autre tronc, pendu verticalement et maintenu par une poutre métallique volontairement laissée apparente, plonge sa pointe dans l'eau comme une plume dans un encrier. Les deux arbres, en effleurant la surface liquide, surface "dessinable" par excellence, la troublent en de multiples cercles concentriques et éphémères qui disparaissent pour réapparaitre à nouveau au prochain passage. Stéphane Thidet est attaché à l'idée que les situations ne se terminent jamais ou, comme en musique, elles se répètent, fussent elles déformées ou transformées. Les troncs et l'architecture projettent leur ombre sur l'eau et sur les murs. " L'eau est un élément particulièrement intéressant pour ce que je tente de mettre en jeu: il contient tous les paradoxes qui m'intéressent, notamment cette articulation de douceur et de violence, mais aussi ce caractère insaisissable" (photo 3).

    La majesté de l'oeuvre n'empêche pas une légèreté qui invite au rêve et à la contemplation. Le bois, l'eau, la pierre, le mouvant et l'inerte, dialoguent, se traversent, se confrontent en des rapports fugaces, sorte de voyage immobile, magique, vers un ailleurs fantasmé.

    "Solitaire" de Stéphane Thidet, Collège des Bernardins, 20 rue de Poissy, 75005 Paris, tel:01 53 10 74 44. Du lundi au samedi de 10h à 18h, le dimanche et les jours fériés de 14h à 18h.