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décrypt'art - Page 10

  • Karel Appel (par Régine)

    L'exposition Karel Appel, honorant une donation de 21 peintures et sculptures de la Karel Appel Foundation et de la veuve de l'artiste, réveille le Musée d'Art Moderne de la ville de Paris de sa torpeur. En effet de nombreuses salles sont vides ou en travaux, la programmation éclectique des derniers mois et le flou de celle à venir permet de s'interroger sur son avenir.

    L'exposition de Karel Appel qui n'occupe qu'une partie du rez-de-chaussée, n'est hélas pas à proprement parler une rétrospective. Elle met particulièrement l'accent sur les oeuvres des années 1945-1965 et mis à part l'ensemble de dix sept sculptures sur la thématique du cirque de 1978, le nombre des peintures des années 1970-2006, année de sa mort, est si restreint qu'il ne permet pas d'avoir une idée précise de l'ensemble de son travail.

    Ces réserves étant faites, elle vaut le déplacement car les oeuvres puissantes de la première période sont passionnantes à plus d'un titre.

    Né en 1921 à Amsterdam, Karel Appel y suit les cours de l'école des Beaux Arts puis vient à Paris en 1947. Il y découvre l'oeuvre de Dubuffet et un an plus tard y fonde le groupe COBRA, acronyme de l'origine de la plupart de ses membres (Copenhague, Bruxelles, Amsterdam). Dissoud en 1951, ce groupe qui réunissait des artistes tels que Jorn, Constant, Corneille, Dotremont, ne durera que trois ans mais suffisamment longtemps pour avoir permis à ses membres de rompre avec les formes artistiques de l'époque, contaminées par les normes et les conventions. Il aura donné à ses adeptes la liberté de puiser aux sources de l'instinct, de découvrir la richesse des arts dits primitifs, la valeur de la spontanéité créatrice du dessin d'enfant ou des handicapés mentaux.

    "La Promenade", un tableau de 1950, (photo 1)IMG_3914.JPG illustre parfaitement cet état d'esprit. Dans un festival de couleurs ou se disputent les rouges, les jaunes, les turquoises, les bleus et les bruns, deux créatures, peut-être des poissons, emmènent en promenade un drôle de petit individu juché sur le dos d'un animal extravagant. Le tout campé comme un dessin d'enfant où formes et couleurs se répondent, nous communique, à la manière de Miro, un sentiment de plénitude joyeuse.

    Mais pour l'artiste, l'art est-il réellement une fête comme l'indique le titre de l'exposition ? En effet, avec d'autres oeuvres, un peu plus tardives, le visiteur se trouve bousculé par un climat beaucoup plus inquiétant, mélange de candeur, de tristesse et de violence.

    Dans "Carnaval tragique" de 1954, (photo 2) IMG_3918.JPGau dessus du visage d'un homme aux yeux écarquillés, s'agglutinent plusieurs personnages terrifiés. Tous semblent figés d'effroi devant un spectacle tragique. L'ensemble, sommairement dessiné d'un trait nerveux, griffé, jaillit de la matière picturale aux couleurs vives, franches et peu travaillées.

    Une grande solitude et un profond désarroi se dégage de "Danseurs du désert", (photo 3) IMG_3916.JPGpeint la même année. Sur un fond de couleur sable, deux êtres (homme ou animal ?) nerveusement griffonnés se tiennent debout de face. Leurs visages et leurs corps réduits au minimum sont balafrés de couleurs éteintes et de quelques taches de rouge.  Entourés d'un tourbillon de traits, pour quel public dansent-ils ces deux êtres si pathétiques ?IMG_3920.JPG et à quel évènement assiste le personnage de "Tête tragique" de 1956  (photo 4). Peint en noir et blanc avec quelques touches de bleu il semble jaillir de la matière en hurlant sa terreur.

    Dans les années 1962, l'artiste peint une série de nus dont sa compagne "Mashteld" qui mourra en 1970 (photo 5)IMG_3924.JPG. Portant pour tout vêtement un grand chapeau noir, elle se tient de face et occupe toute la surface de la toile. La matière, le personnage sommairement esquissé évoquent irrésistiblement les femmes de de Kooning mais dont l'agressivité et la fougue auraient été évacuées pour laisser place à une tendresse emprunte de mélancolie.

    Appel est également sculpteur.  Il construit d'étranges sculptures réalisées avec des objets trouvés, tel "L'homme hibou" (1962) (photo 6) IMG_3929.JPGfaites à partir d'une souche d'olivier. Dressé sur ses ergots l'individu observe le monde de ses yeux troués. Peint à la manière de Gaston Chaissac, le jaune, l'orange, le noir et le blanc se partagent sa surface rugueuse. Deux autres sculptures-installations monumentales, toutes deux exécutées en 2000, ouvrent et ferment l'exposition. L'une est faite de têtes d'ânes hilares coiffés de parasols, "Anes chanteurs", l'autre de chevaux de foire entremêlés de totems indonésiens "La chute du cheval dans l'espace silencieux". Ces assemblages baroques, à l'atmosphère assez grinçante, empruntant au monde de la foire sont beaucoup moins convaincants que la série des dix sept sculptures joyeuses qu'il réalise en 1978 (photo 6) IMG_3943.JPGsur le thème du cirque et qui sont toutes là. Faites de bouts de bois, vivement colorées, ce sont autant d'animaux IMG_3938.JPGen action (photo 7), de clowns acrobates (photo 8) IMG_3936.JPGou musiciens, saisis dans l'instantanéité de leur numéro. Affranchie de toute convention, Appel laisse ici libre cours à sa spontanéité, sa drôlerie, son imagination.

    A partir des années 1980, Karel Appel partage sa vie entre Paris et New York. Cette période est très peu représentée dans l'exposition. Deux oeuvres, pour lesquelles l'artiste renonce à la couleur, ont retenu mon attention. Bien que figuratif le grand polyptyque en 4 panneaux intitulé "Les décapités" (1982) (photo 8) Les décapités.jpgest tragiquement énigmatique. Le sol flambe sous les pieds du personnage et sous les pattes des oiseaux peints en noir sur un fond blanc mouvementé. Tous les protagonistes se livrent à une lutte cruelle dont personne ne sort vainqueur. Nude figure"de 1989 (photo 9IMG_3945.JPG) est un tableau poignant. Sur un fond uniformément noir qui occupe les trois quart de la toile un personnage peint en blanc évite de tomber en s'appuyant sur un mur. Bien que puissamment bâti, son corps se défait, les maculations de peinture blanche qui s'en échappent et les crispations des traits de son visage sommairement dessiné traduisent son effort pour se maintenir debout.

    En regardant les oeuvres d'Appel ici exposées, ce n'est pas vraiment la représentation qui compte mais son énergie communicative. Par la façon dont il travaille la matière, dont il utilise les couleurs, c'est le mouvement même de l'émotion qu'il nous communique. "Son anthropomorphisme sous-tendu par le grotesque et l'ironie est comme un rêve éclaté et halluciné par l'explosion créatrice à la fois tourmentée et heureuse", disait si bien le critique d'art G.C. Argan.

    "Karel Appel, l'art est une fête" Musée d'Art Moderne de la Ville de Paris - 11, avenue du Président Wilson, 75116-Paris, (01 53 67 40 00) ouvert du mardi au dimanche de 10 à 18 h. Jusqu'au 20 Août 2017.

     

     

  • Richard DEACON (par Sylvie)

                                                                

     

    IMG_3895.JPGUn champ de tulipes ! Selon leur densité on peut les considérer comme une étendue colorée ou comme une multitude de points différents.                                                 Richard Deacon, sculpteur anglais né en 1949, membre, comme Tony Cragg, Barry Flanagan, Antony Gormley ou Anish Kapoor, de la New British Sculpture depuis les années 80, qui est exposé à la galerie Thaddeus Ropac, laisse au visiteur le même choix de perception. Ses 20 nouvelles sculptures  et quelques dessins occupent toute la surface de la galerie, imposant un coup d'oeil général puis une déambulation parmi elles. Un peu comme dans un atelier où les oeuvres dialoguent entre elles là où elles ont été conçues et qu'un dernier geste du créateur peut encore modifier. L'atelier de Brancusi, reproduit selon sa volonté au flanc du centre Pompidou, en est un bon exemple: chaque pièce se différencie des autres, un esprit se dégage de l'ensemble. Ici,en revanche, on n'entre pas dans un sanctuaire mais dans un show-room de façonnier.  (photo 1)

    Les  oeuvres sont de format modeste, ce qui n'est pas la marque de fabrique particulière de Deacon - on lui en connait de monumentales -. Elles reposent sur de vraies tables carrées de hauteurs différentes dont le dessus est peint dans un ton orangé, très chaud. Basses, elles impliquent un regard plongeant, distancié. Leur bois est clair, comme celui des sculptures tant et si bien qu'on se pose la question: ces présentoirs feraient-ils partie des oeuvres ? Plutôt  abstraites, celles-ci ont néanmoins un caractère organique évident. Les courbures, la fluidité, les trouées et la douceur du poli leur donne une sensualité certaine malgré un traitement industriel que Deacon associe, comme nous allons le voir, à tout son travail...

    IMG_3897.JPGPremière oeuvre qui combine le frêne, un bois assez dur, bien connu pour son élasticité et sa résistance à la pression et aux chocs, et une pierre dure et sombre, marbrée, posée là sur des pieds, comme un dolmen ou un navire.  Savamment assemblé, creusé en suivant ses lignes, le  bois ainsi torsadé, évoque une mer agitée. Fermement contenues  par des inclusions de bois plus clair, les extrémités semblent juguler le flot. Un travail délicat et subtil d'ébénisterie alliant tenons et mortaises. (photo 2)

    20170317_161515.jpgD'un socle de pierre ou de béton s'élance une sorte de défense de licorne ou  botte de tiges, à la fois décidé dans son envol et souple comme la double hélice de l'ADN. Par soustraction virtuose, des entailles longues suivant les rainures du bois l'ont ajourée et rappellent le mouvement extensif d'un muscle en travail. Des petites chevilles incrustées çà et là sans nécessité apparente, donnent un caractère fragile à l'oeuvre, comme un besoin d'être soutenue. Deacon se veut fabricant plutôt que sculpteur. Mais sans brutalité. La violence du faire disparait dans la douceur de l'effet. (photo 3)

     

    20170317_161644.jpg 20170317_161559.jpgD'une extrême sobriété  cette sculpture là (photo 4) résume, selon moi, à la fois la beauté du matériau choisi, clair mais nuancé, le talent de l'artiste à travailler le bois en l'écoutanIMG_38966 -R; Deacon- métal.JPGt, à réaliser des entrelacements rythmiques créateurs d' un déséquilibre visuel. Quant aux éléments d'ingeniérie, ces rivets blancs réparties tout autour de façon informelle, ils embarquent le regard dans une étourdissante spirale.

     Outre ces variations autour du bois Richard Deacon a un goût pour tous les matériaux de construction. Cette pièce au bord découpé est en concrétion de débris de béton et de pierre provenant de rebuts de démolition. Il en explore les potentialités. Moulé, découpé, peint, vernissé ou recouvert de céramique, sous sa main cela devient un réceptacle de forme biomorphique, cellulaire, vivante, proche des oeuvres de Henri Moore  (photo 5).

    Rien de surprenant que le métal ait inspiré l'artiste puisqu'il revendique le processus de création industriel. En la découpant, la pliant, il anoblit cette tôle à relief souvent utilisée au sol comme antidérapante : tout le contraire des artistes conceptuels pour qui le matériau avait peu d'importance. On remarquera que le support, peint en gris comme l'oeuvre, participe de son tout (photo 6).

    Richard Deacon "Thirty pieces", galerie Thaddeus Ropac,  rue Debelleyme, 75003 Paris. Jusqu'au 15 avril.

  • GAO BO (par Régine)

    Si l'oeuvre douloureuse de l'artiste chinois Gao Bo, actuellement exposée à la Maison Européenne de la Photographie nous émeut tant c'est parce que, puisant dans les épisodes tragiques de son existence, il interroge le mystère de la vie. Dès l'entrée, face au jardin zen, son installation formée d'un amoncellement de galets sur lesquels sont imprimés les visages de milliers de tibétains ou de chinois destinés à s'effacer avec le temps, illustre l'essentiel de ses thèmes : l'apparition, la disparition, la nature immanente de tout être humain et son lien avec les éléments (photo 1)

    IMG_3825.JPG

    Au commencement de son parcours artistique il y a le Tibet. Dès 1985, il a alors 20 ans, il y voyage et réalise une série de portraits. Entre 1989 et 1993 il y, retourne et photographie alors les habitants de Lhassa et les rites millénaires des moines. Des années plus tard il reprend ses tirages. Emu par ce qui s'en dégage, il les organise le plus souvent sous forme de diptyques ou de triptyques et exprime son attachement à ce pays en les entourant d'un filet de son propre sang utilisé comme de l'aquarelle et en leur ajoutant des commentaires à l'aide d'une écriture illisible, calligraphiée sous le coût de l'émotion. Très graphique, totalement inventée, celle-ci dépasse les limites du langages et ouvre la perception de l'oeuvre à d'autres univers tels que la poésie, la musique, l'imaginaire. Ainsi ce diptyque où la même image est reprise dans les deux parties mais dans un format différent (photo 2)IMG_3805.JPG. L'immobilité et la forme de l'unique personnage pris de dos au deuxième plan sont identiques à ceux de la grosse pierre noire dressée au premier plan. Quelques gouttes de sang et un commentaire illisible accentuent la solitude de cette forme humaine. Dans cet autre diptyque (photo 3)IMG_3809.JPG trois moines sont allongés face contre terre, vus dans un sens, puis dans l'autre. Bien qu'ensembles mais isolés les uns des autres, ils prient. Son sang et sa calligraphie relient les deux images. Ce triptyques enfin où une vieille femme et un enfant, réunis sur la même image regardent ailleurs et restent seuls avec eux-mêmes (photo 3) IMG_3804.JPG. De cette série magnifique (qui se poursuit à la Maison de la Chine, Place St Sulpice) se dégage une grande solitude, une quête d'un au-delà dans un univers minéral et totalement démuni.

    L'âme de ce pays se retrouve encore sur chaque partie du triptyque figurant un groupe de pèlerins cheminant vers un temple. Sur chacune des parties est ficelée une pierre calligraphiée qui évoque à la fois l'omniprésence et le fardeau de la religion dans cette région du monde (photo 4)IMG_3857.JPG.

    Si la photo est une composante importante du travail de Gao Bo, elle ne l'intéresse qu'en tant que médium qui lui permet d'exprimer sous différentes formes (dispositifs, installations, performances) son monde intérieur. Toute son oeuvre est liée à l'histoire de son enfance et sa création est un acte cathartique qui lui permet d'exorciser sa difficile histoire personnelle : le souvenir de la révolution culturelle, des exécutions publiques auxquelles il a assisté, et surtout le suicide de sa mère qui s'est jetée sous un train devant ses yeux alors qu'il n'avait que huit ans.

    Ce pathétique épisode est évoqué dans une série intitulée "Requiem". Sur d'immenses photos recouvertes de peinture brune ou noire, qui rappellent l'univers d'Anselm Kiefer, il a attaché des branches d'arbres morts dans le creux desquels il a glissé des ossements. Elles sont solidement ligotées entre elles par des bandelettes tachées de sang (photos 5 et 6)IMG_3813.JPGIMG_3816.JPG. Tentative de réunifier le corps sanglant et démantelé de sa mère, et aussi hommage rendu à tous ces suppliciés victimes innocentes d'un régime totalitaire. Ces arbres traités comme des êtres humains, comme le fait aussi le sculptrice belge Berlinde de Bruyckere, suscitent une intense émotion qui touche au corps.

    Plus loin ce sont des portraits monumentaux, organisés en diptyque et barrés de néon rouge. Certains ont été recouverts de peinture noire ou blanche destinée à s'effacer peu à peu pour laisser réapparaître la figure ; d'autres font se côtoyer le portrait d'un homme et un crâne. Questionnement sur la trace laissée par la disparition et le temps qui passe (photo 7)IMG_3848.JPG.

    Pour lui la destruction et ses vestiges peuvent être transformées en un processus créatif. Cette installation par exemple, proche de celles de Boltanski, qui réunit une douzaine de tragiques portraits, probablement de condamnés à mort, dont le bas du visage a été bâillonné et la tête recouverte d'un linge banc. Des écriture illisibles en néon, placés au dessus de leurs têtes, IMG_3822.JPGévoquent le sort incompréhensible qui leur fut réservé (photo 8).  Il n'a pas hésité à brûler une série de portraits de condamnés à mort et d'en conserver les cendres dans des boîtes en fer qui donne lieu ici à une installation (photo 9). Ces êtres sont morts, probablement pour rien, mais leur lumière nous habiteIMG_3851.JPG.

    Ces quelques exemples puisés parmi les oeuvres exposées montre l'univers torturé de cet artiste dont l'oeuvre est bien différente de celle des peintres chinois à la mode qui envahissent actuellement nos cimaises. Elle nous bouleverse et nous touche profondément par la portée universelle des thèmes abordés. A la fois matérielle et spirituelle, physique et mentale, elle nous conduit de l'élémentaire au métaphysique.

    Gao Bo "Les offrandes", jusqu'au 9 avril. Maison Européenne de la photographie - 5/7, rue de Fourcy - 75004-Paris. 01 44 78 75 00. Fermé le lundi.

    Voir aussi : "Offrande au Tibet" à La Maison de la Chine 75, rue Bonaparte, 75006. Entrée libre du lundi au samedi de 10 à 19 h.

     

  • "Le geste et la matière". Fondation Clément (Martinique) par Régine

    Cette année le Centre Pompidou fête ses 40 ans. Pour célébrer cet évènement une quarantaine de manifestations doivent avoir lieu un peu partout en France. Afin d'affirmer sa politique de décentralisation et associer de façon spectaculaire les territoires d'outre mer à ces festivités, le Centre ne pouvait pas choisir un lieu plus beau et mieux adapté que la Fondation Clément à la Martinique.

    Cette Fondation est située sur la côté Est de l'Ile, près de la petite ville appelée "François". Dans un immense parc aux pelouses soignées plantées d'arbres et de fleurs exotiques, ponctuées de sculptures contemporaines, se trouvent une très belle maison ancienne arrangée en demeure d'époque, un musée du rhum où étincelle le cuivre des anciennes machines et surtout un magnifique musée consacré à l'art contemporain et inauguré en 2016.

    IMG_0703.JPG

    L'exposition qui est présentée, conçue à partir des collections du Centre Pompidou, est intitulé "Le geste et la matière - une abstraction autre - Paris 1945-1965". Elle est consacrée à la peinture abstraite non géométrique telle qu'elle s'est développée en France et notamment à Paris après la deuxième guerre mondiale. Que peindre après le désastre ? Plus rien ne pouvait être exprimé comme avant, il fallait réinventer le métier et en quelque sorte repartir à zéro. S'opposant à une peinture héritière de Mondrian, de Domela, ou d'autres qui voulaient garder une structure interne et ne rien devoir aux élans de l'affectivité, elle fut qualifiée d'informelle par le critique d'art Michel Tapié. Appelées aussi lyriques, tachistes, gestuelles, matiéristes, des pratiques artistiques fort diverses se développèrent alors ayant en commun l'abstraction, la spontanéité du geste et la mis en évidence du matériau.

    Pour souligner cette diversité le commissaire de l'exposition, Christian Briend, a réalisé un accrochage extrêmement judicieux. Il a réparti la cinquantaine de tableaux d'artistes, connus ou moins connus, ayant tous vécus en France à cette époque, en sections qui permettent d'isoler des constantes telles que l'abandon de la forme, la mise en place d'un langage de signes, le paysagisme, l'importance accordée au sol, à la terre, le recours à une gestualité affirmée, etc...

    Voici, choisies parmi les différentes sections, quelques oeuvres qui ont particulièrement retenu mon attention, et qui illustrent le propos de l'exposition :

    D'entrée de jeu l'exposition s'ouvre sur la section l'Informe. Y figure, entre autres, un tableau de Wols de 1949,IMG_3800.JPG intitulé "La Turquoise" (photo 1). Une forme écrabouillée, griffonnée, douloureuse, sertie d'une lumière blafarde flotte sur un fond brun vert. Est-ce une planète en formation, un visage défiguré ? IMG_3780.JPGDeux tableaux de Georges Mathieu surprennent par leur différence avec les oeuvres qui vont suivre. Dans l'un, intitulé "Frotissance" de 1946, (photo 2) des formes biomorphiques se débattent sur un fond brun foncé. Les couleurs sont chaudes, un camaïeu de beige et de brun, où circulent des filaments jaunes, blancs et rouge. Ici aussi un monde en gestation tente d'émerger d'un magma de matière.

    Pour illustrer la section "Signe" des tableaux bien différents. Par exemple ce "Jaune et gris" de 1950 de Roger Bissière (photo 3) IMG_3802.JPGpuise aux sources de l'archaïsme. Des signes rappelant ceux des grottes préhistoriques (étoiles, cercles, personnage ou animal dressés) des taches de couleurs vives (rouge, jaune, blanc) parsèment deux rectangles jaunes qui, tels des tapisseries sur un mur, se détachent sur un fond vert foncé. A la fois primitif et poétique ce tableau, dont la couleurs et la matérialité sont très présents, irradie. Dans l'oeuvre raffinée de René Laubiès (sans titre, 1953) IMG_0726.JPG(photo 4) des signes traversent un fond mouvant couleur sable, orientent l'espace et conduisent notre rêverie ; tandis qu'avec "La Kahéna" (1958) Atlan fait danser des graphismes noirs qui se détachent sur des arrières plans lumineux.

    Dans la section "Paysagismes" se cotoient des oeuvres bien différentes mais qui ne sont pas sans échos les unes avec les autres. "Le passage au pied de la combe" de Tal Coat est comme un terrain où resurgissent des formes enfouies, des traces de ce qui fut et de ce qui est, sorte d'archéologie de la nature. Frédéric Benrath et Zao Wou ki projettent sur la toile leur paysage intérieur. Le format de "Infini tout de même" (1963) de Benrath (photo 5), IMG_0729.JPGétiré vers le haut nous fait éprouver une sensation de perte des repères, un sentiment de conflit entre l'ouvert de la partie supérieure qui s'étage en un camaïeu de brun et le noir de la partie inférieure où se débattent des formes nouées. Dans une palette de couleurs brunes, le tableau de Zao Wou ki de 1961 (photo 6) IMG_0800.JPGinvite au rêve et à l'évasion. Une lumière blanche émerge d'un ciel brun et noir d'où s'échappe une pluie de brindilles. Le raffinement de la matière picturale nous entraîne dans un monde nostalgique tout imprégné de culture orientale.

    Pour pouvoir reconstruire après les désastres causés par la guerre il faut un socle. Certaines artistes s'attacheront donc à peindre le sol, la matière de la terre. Ainsi dans la section "Terres" Jean Dubuffet avec "sérénité profuse, élément du sol" (1957), propose un espace indifférencié et sans repaire qui évoque une parcelle de terrain. "Paysage vide" (1959) de Zoran Music,IMG_3662.JPG (photo 7) qui a subi l'expérience des camps, est un tableau exceptionnel qui vous va droit au coeur. C'est un morceau de sa terre natale, la Dalmatie, qu'il vous montre. Le fond a la couleur du calcaire, les taches noires qui l'entourent loin de le cerner participent à son expansion au delà de la toile. Sa beauté tient à son dénuement, à son austérité. C'est l'esprit de cette terre, faite de rocailles et de végétations brûlées et noircies, qu'il nous montre.

    Le section "Véhémences" rassemble des peintures privilégiant le geste spontané et rapidement exécuté. Avec "Centre de dominance, 1958",IMG_0746.JPG (photo 8) le geste de Judith Reigl impliquant autant son corps que son esprit, tourbillonne avec jubilation et nous entraîne dans le cosmos, à l'unisson des planètes et au cours de la formation du monde. Sur son tableau (sans titre de 1954) Joan Mitchell (photo 9) IMG_0748.JPGprojette violemment sur la toile sa nécessité de peindre en toute hâte un état intérieur d'une vigueur inouïe. Les traits de pinceau, autant de balafres colériques, se bousculent nerveusement dans mouvement irrémédiablement ascendant. A côté de ces débordements spontanés le tableau de Soulages (peinture, 1963)IMG_0750.JPG (photo 10) qui sert d'affiche à l'exposition, bien que gestuel, est très construit. Sa préoccupation n'est pas de projeter sur la toile son état intérieur, mais plutôt me semble-t-il, d'immobiliser le temps. Son mouvement implique un tension, un rythme et du fond blanc de la toile sur laquelle il a suspendu ses larges aplats noirs jaillit un lumière éclatante.

    Impossible hélas de passer en revue toute les sections de l'exposition qui se termine par celle intitulée "Effacements". Dans celle-ci, outre de très beaux tableaux de Geneviève Asse ou de Sima, on remarque un très intéressant tableau de Parmentier de 1963 (Peinture, n° 6) IMG_3795.JPG(photo 11) dans lequel l'artiste a recouvert de blanc et de gris des papiers de différentes textures collés sur la toile, notamment du papier métallique, rendant tangible, tout en la transcendant, la matérialité du support. Mais le plus intéressant est peut-être ce monochrome blanc de Claude Bellegarde peint en 1954 intitulé "Rien d'autre"IMG_0754.JPG, (photo 12) avec la mise en évidence de coups de pinceau et d'aspérités nous montre la matière même de la peinture dans sa couleur la plus neutre. Quelques années plus tard l'Américain Robert Ryman poursuivra cette démarche sur les fondamentaux de la peinture et Bellegarde sera injustement oublié.

    Malgré deux absences notoires (Fautrier, dont l'oeuvre trop fragile s'est avérée intransportable) et Michaux (dont le Centre Pompidou ne possède que des oeuvres sur papier), cette exposition confirme l'intérêt portée depuis quelques années à cette période de la peinture en France trop longtemps et injustement occultée au profit d'autres courants (nouveau réalisme, figuration narrative) et surtout de la peinture américaine.

    Les critiques qui se disputaient à l'époque s'accaparant à coup de qualificatifs les différents courants de cette peinture n'ont pas vu venir la vague américaine qui allait envahir les cimaises et mettre sous le boisseau cette peinture dédaigneusement qualifiée de trop française mais qui, à la revoir, montre bien des qualités.

    Le geste et la matière, une abstraction "autre", Paris 1945-1965". Fondation Clément. Le François. La Martinique (05 96 54 75 51). Du 22 janvier au 16 avril.

     

  • Minimalistes et enchanteurs (par Sylvie).

    A l'opposé de la peinture d'aujourd'hui plutôt portée vers le vacarme, le mouvement, les couleurs, reste une lignée d'artistes à la sobriété presque monacale qui maintiennent le cap d'une abstraction rigoureuse, minimaliste et répétitive, d'une rare qualité. 

    20170125_155913.jpg20170120_164524.jpg20170120_164506.jpg20170120_164752- Pierrette Bloch.jpgPierrette Bloch est de ceux là. La galerie Karsten Greve lui a ouvert une fois encore ses portes pour "Un certain nombre d'oeuvres", toutes sans titre, juste datées. C'est le titre de l'exposition et un témoignage de créativité et de poésie. Véritable rétrospective d'une artiste née en 1928 dont le travail fait de traits, lignes, points ou taches sur papier, s'exprime avec des matériaux élémentaires comme l'encre, la craie grasse, le pastel ou la plume, dans les nuances illimitées du noir. Que le noir s'inscrive dans le blanc (photo1) ou l'inverse, les signes, plus ou moins espacés et répétitifs, plus ou moins appuyés, se déploient en une progression aléatoire faite d'élans et de silences. L'espace y semble infini et le temps sans limite. Parfois les très légères et ludiques spirales jetées sur le papier deviennent un tissu de robustes mailles en ficelle de chanvre (photo2) ou des papiers découpés envahissent un épais isorel ambré(photo 4).. Comble d'élégance et de subtilité, des boucles en fil de crin noir et leur ombre forment une calligraphie, une sorte de mélodie délicate sur une portée en fil transparent (photo3).                                                                                                  

    Pierrette Bloch, galerie Karsten Greve, 5 rue Debelleyme, 75003 Paris, jusqu'au 25 mars.

     

    20170114_174514.jpgClaude Chaussard, Hélène Durdilly, Lars Fredrikson  et Jean Degottex sont chez Jacques Lévy, rassemblés sur le thème du " Le Vide libéré".                                                                     Le travail de Chaussard, architecte français devenu plasticien, né en 1954 et vivant entre Montréal et Paris, est tout en retenue, à la limite du visible. Ses huiles dépigmentées évoquent par leur transparence et leur légèreté le mystère du Saint Suaire. Il a fait sien le bleu, celui de la craie de traçage, un bleu qui, dit-il, "n'est pas une couleur mais une aventure intérieure". Le trait de craie sur papier (2004. photo5) est à la fois une réalité - une cordelette bleue tendue et de la poussière bleue sur le papier - et l' évocation de la tension du geste: pincer le cordeau pour qu'il claque et projette la craie, comme se concentre l'archer pour libérer la flèche.                                                                                        Chez Hélène Durdilly (Lyon 1947) l'austérité règne. L'encre noire trace une ligne en creux dans la peinture épaisse et accidentée, et tente de contredire son unité en s'installant dans les angles.                                                                                Lars Fredrikson (1926-1987) approche l'espace par le son. Il en explore la dimension plastique et ses dessins sont des fréquences sonores, légères et emportées.                                                             20170114_174259.jpgJean Degottex (1918-1988) et ses Débris, 1980, (photo6): les matériaux exhibent leur propre nature et leurs phénomènes naturels de symétrie, leurs couleurs, leurs textures. Le plâtre, la brique, le bois, peints à l'acrylique, moins connues que ses grandes toiles gestuelles, sont la matière même de l'oeuvre. L'artiste parlait de l'intelligence des matériaux faisant siens les supports, aussi humbles soient-ils, et n'intervenant qu'avec respect. Gloire aux possibilités du minimum.                                                                   

    Galerie Jacques Lévy, 62 rue Charlot, 75003 Paris. Jusqu'au 11 février.                                                                    

    20170126_104724.jpg20160927_120123.jpgElle est à des kilomètres de Paris mais mérite qu'on s'y rende. L'exposition de René Guiffrey (né en1938) prend le relais d'une rétrospective cet été au centre d'art Campredon à l'Isle sur la Sorgue . Il s'agit toujours de carrés, de blanc, de lumière et de transparence comme le cube de verre Lola 2008 (photo 7 du dessin), un dépouillement radical mené de la peinture au carrelage, à la céramique, au verre, au miroir dans une sorte de quête de pureté et de sérénité. Cette géométrie intemporelle n'implique aucun repentir de la part de l'artiste mais le regardeur que nous sommes, en se déplaçant latéralement, ne peut que se laisser prendre par les nuances et les vibrations qu'offrent l'agencement de la matière, son lieu et ses rapports à la lumière. Pour preuve, ce projet de vitrail en tranches de verre cisaillé comme autant de stigmates de la lapidation de Saint Etienne (photo 8), et qui devrait bientôt prendre place en l' église qui lui est consacrée au Beaucet dans le Vaucluse.                                                                                    

    René Guiffrey "Le blanc et sa notion", musée P.A.B. Rochebelle, Alès 30100. Jusqu'au 12 février.                                                                  

  • Cy TWOMBLY (par Régine)

    Une grande rétrospective de l'artiste américain Cy Twombly vient d'ouvrir ses portes au Centre Pompidou. Elle est magnifique et je ne saurai trop vous inciter à aller la voir. Elle risque cependant d'en désorienter plus d'un car nombre de ces peintures peuvent apparaître comme des gribouillages un peu puérils et simplistes jetés de façon aléatoire sur le papier ou sur la toile.

    Pour vous permettre de surmonter cette première impression négative, et de vous laisser toucher par le charme inexprimable qui émane de cette oeuvre, j'ai délibérément choisi d'analyser, à titre d'exemple, pour sa complexité malgré sa simplicité apparente, une oeuvre de 1975 intitulée "Mars and the artist".

    IMG_3379.JPG

    Les impressions étant contradictoires commençons par la décrire :

    Dans le bas du tableau un carré de papier frotté de peinture à l'huile a été collé ; dans sa partie supérieure un grand rectangle a été appliqué recouvrant une petite partie du carré. Sur la gauche, leur présence est soulignée par un trait noir qui suit leurs découpes. Quatre obliques parallèles, dont certaines sont à moitié effacées, recouvrent des tracés à demi estompés dans la partie supérieure gauche. Elles sont accompagnées de demi-cercles qui se résorbent dans un frottis de blanc crémeux teinté de rouge et de bleuIMG_3384.JPG (photo 2). Sous ces obliques et au centre, une série de gribouillages effectués au crayon de couleur vert et rouge coiffe la partie inférieure de l'oeuvreIMG_3382.JPG (photo 3). Du bas du tableau jaillit une longue tige surmontée d'une fleur à trois pétales accompagnée du mot "Artist"IMG_3383.JPG. Des annotations sont distribuées ça et là sur le papier, des mots lisibles comme "electrum" et "artist" au centre, "Mars" et "an artist" à droite et des notes plus ou moins énigmatiques gribouillées, à demi effacées ou raturées (lettre, chiffres) mêlées aux tracés ou maculatures auxquelles s'ajoute la signature de l'artiste (initiales et date) traitée de la même manière.

    Le titre de l'oeuvre "Mars and the artist" évoque un sujet mythologique. S'ils ne sont pas représentés leurs graphies y sont inscrites ,: "Mars" en grand à droite dans la partie médiane mais avec un M à peine esquissé ; IMG_3385.JPG(photo 4) si on le supprime reste ARS. Effacé le nom du dieu de la guerre, l'art peut s'imposer avec d'autant plus de force que le mot "artist" apparaît à plusieurs endroits : au dessus de Mars, dans le tumulte des lignes en haut à gauche et près de la fleur (comme le printemps qui éclot en mars, il transforme le monde).

    Placé au milieu de tableau le mot "electrum" (voir photo 3) évoque l'alliage de Mars et de l'Artiste tel celui de l'or et de l'argent, le métal antique qu'était l'électrum.

    Quant aux couleurs, elles sont délicates et à peine évoquées : le bleu et le carmin dont il ne reste que quelques lambeaux dans le haut de la toile, le rouge vermillon et le vert griffonnés au centre. Ces traces émergent de la couleur légèrement ocre de l'arrière plan comme des sensations colorées. Twombly n'illustre pas un thème, mais fait affleurer ce dont nous somme faits, cette culture dans laquelle nous baignons sans même en avoir conscience.

    Quant à la composition, comparée à celle d'une oeuvre classique, elle est bien maladroite. Le regard erre de gauche à droite depuis les obliques du haut jusqu'au mot Mars en passant par le griffonnage du centre, la fleur, le mot artist, la signature, il s'échappe du cadre et recommence. Cette instabilité est manifestement voulue par l'artiste et toute l'organisation de l'oeuvre y concourt. N'est-ce pas en écho aux deux activités éternelles de l'humanité : la guerre et l'art ? (Mars and the artist).

    La diversité des composants utilisés est frappante : pour le fond, trois papiers différents légèrement collés les uns sur les autres ou se chevauchant ; pour les formes : peinture à l'huile, craie, fusain et crayon. Ce faisant Twombly rappelle qu'une oeuvre d'art est d'abord un objet fait avec des matériaux. L'espace n'est pas peint, juste un peu colorié. Les graffitis, les couleurs qui l'occupent ne sont pas appuyés. Ils sont appliqués sur un fond déjà sali, fond auquel l'artiste rend toute son importance. La couleur n'est pas posée au pinceau, elle est appliquée de façon interrompue comme si l'artiste faisait des essais et les effaçait. Ainsi les matériaux utilisés prennent vie en tant que substances : leur couleur n'est pas mise au service d'une représentation, elle est la matière, la prise de conscience de leur réalité. Twombly dit la couleur, dit l'outil.

    Contemplant "Mars and the artist", on croit voir les gestes de l'artiste : tracer, gommer, griffonner, effacer, pulsions hâtives et secrètes, élan émotionnel sous-jacent. Les lettres sont faites sans application, les mots écrits du bout des doigts. Répartis ici ou là, certains lisibles, d'autres pas, ils sont comme des annotations ou des commentaires. En s'opposant à la maîtrise Twombly nous fait entrevoir ce qu'il y a sous l'oeuvre avant qu'elle se mette en place, ce qu'il y a sous une pensée avant qu'elle prenne forme. Les mots inscrits font partie de son imaginaire et non de son savoir. Rendre visible le fond culturel qu'il porte en lui, tel est le sens de sa recherche. Par le geste liant l'inscription  et l'effacement, sont joints en un seul état ce qui apparaît et ce qui disparaît, ce qui fut et ce qu'il en reste. Le rapprochement avec le palimpseste, souvent comparé à la mémoire, s'impose donc. La fleur a été écrite puis effacée mais les deux mouvements restent vaguement en surimpression, le M de Mars est recouvert d'un badigeon blanchâtre, plusieurs mots sont illisibles, des traces de couleur émergent ici ou là. Ce qui en définitive se donne à voir est l'effacement ou comment le passé apparaît dans le présent.

    "Mars and the artist" renvoie aux éléments fondamentaux de la peinture : la composition, le matériau, le geste. En associant le mot artist à une fleur, à Mars, à quelques traits futuristes dans le haut du tableau, Cy Twombly semble nous faire voir que les idées ou les oeuvres ne sont pas des figures brillantes qui sortent toutes faites de la tête ou des mains de leur auteur, mais qu'avant de prendre forme elles ne sont que des maculatures un peu tremblées sur un fond vague, traces de l'art et de la culture qui les ont précédés.

    Si ces différentes caractéristiques que nous venons de détailler sont présentes dans toute son oeuvre (désinvolture des graphies, délicatesse des couleurs, références mythologiques, diversité des matériaux utilisés, opposition à la maîtrise, présence de fleurs), abstraite au début, sa peinture va osciller entre figuration et abstraction. Les formats vont s'agrandir, la notion de série s'imposer et la couleur devenir son sujet principal.

    Magnifique point d'orgue de cette évolution "Blooming" de 2001-2008 vers la fin de l'expositionIMG_3412.JPG (photo 5). Sur un fond très blanc, une multitude de fleurs écarlates (pivoines, dahlias ?), sommairement dessinées, s'épanouissent sur la toile avant de s'échapper vers le haut du tableau laissant derrière elles la trace liquide de leur passage. Tel Monet avec les Nymphéas, Cy Twombly nous immerge dans la peinture et dans la couleur; Véritable ode à la peinture et à la couleur.

    Cy Twombly - Centre Pompidou, Place George Pompidou, 75004-Paris (Tél : 01 44 78 12 33) jusqu'au 24 avril.

     

     

  • .Georgia Russell (par Sylvie)

    Comment qualifier les oeuvres de Georgia Russell qu'expose aujourd'hui la galerie Karsten Greve à Paris ? Passé l'éblouissement du premier contact, une sorte de gigantesque enchantement coloré, le visiteur avance, recule et s'interroge sur ces images mouvantes qui tiennent à la fois du paysage, du tracé abstrait et géant d'un sismographe, du tableau et de la tapisserie.  Sous leur coffrage en plexi transparent, les formes frissonnantes perçues sont aussi évanescentes que des oeuvres cinétiques, le moindre mouvement du spectateur les modifie mais, à la différence de ces dernières, elles font naitre des motifs figuratifs. La matière de cette prouesse est due à un travail minutieux,très élaboré, de peinture de la toile, de son découpage au scalpel en fines lamelles et à la fréquente superposition d'une ou plusieurs autres toiles, gage de profondeur et d'effet bougé. Titrée "Time and Tide" ( Temps et Marée), l'exposition renvoie aux préoccupations nouvelles de Georgia Russell, le temps et la nature, le temps de la nature, celui de son pays d'origine, l'Ecosse, où elle est née en 1974, où mer et relief changent de couleur à chaque passage des nuages. A travers découpe régulière et répétition du geste, cette série de toiles comme les livres-sculptures, photos et partitions musicales antérieures cisaillées, témoignent toutes d'un étirement du temps et d'un désir d'aller au delà des apparences. Les boites en plexiglass qui les enferment inscrivent des reflets du monde environnant dans ces paysages à connotation onirique.

    IMG_3333.JPGInlet, acrylique sur toile découpée, 2016,300X500X15cm ouvre l'exposition. Au premier regard une douceur atmosphérique émane du flou vaporeux où ciel, mer, relief se confondent. Quelques pas et l'image s'anime et se dramatise.Turner n'est pas loin. Le contraste est frappant entre la finesse, la rigidité et la densité des découpes verticales et la souplesse des  ondulations horizontales nées de la superposition des toiles sous-jacentes: bleues sombres pour les unes, blanches car vierges d'entailles pour les autres. Toutes manifestent, par accumulation, leur énergie. Il n'y a pas représentation mais intuition de paysage que la mobilité du spectateur anime. Laissées libres en bas, les lanières de toile tombent, effilochées, comme les zébrures d'une pluie battante ou une tapisserie non achevée .

    IMG_3336.JPGEscarpement, 2016, acrylique, toile découpée, 300x400x20cm.(détail) Autre paysage marqué par la violence du travail. La cadence des coupures rythme en vides et pleins, en clartés et obscurités cette sorte de dentelle d'où émerge des escarpements rocheux. Les toiles colorées superposées et entrelacées sont lacérées d'un geste vif. Le dos non peint,  entrainé par son propre poids, tombe vers l'avant recomposant ainsi une oeuvre autre, à trois dimensions. Ce découpage du support, dans son principe, rappelle celui, quasi systématique pratiqué par François Rouan à partir des années 60, au sein du mouvement Support-surface.

    IMG_3331.JPGIMG_3332.JPGDawn,2016, acrylique sur toile découpée 190x140x16cm. Les oranges et les bleus de l'aube apparaissent dans une douceur voluptueuse comme si l'oeuvre avait été caressée. La toile qu'utilise Georgia Russell pour ses travaux est particulièrement fine, presque rigide. Sa trame serrée et les entailles elles mêmes, régulières, graciles, d'où émerge le fond coloré, donnent aux redondances créées une volumétrie toute en souplesse. Derrière la simplicité apparente de l'effet, de l'illusion, se cache le minutieux processus non seulement de la découpe au scalpel, mais aussi du maintien à distance, par baguettes transparentes, des éléments superposés.

    IMG_3338.JPGTel un chercheur sur son microscope, nous voilà face à trois tableaux multicolores de  format modeste. Après tous les grands ils nous éclairent un peu plus sur les constituants et  la mise en oeuvre du travail de Georgia Russell. Tissages horizontaux plus ou moins serrés, mousseux, comme soufflés par un invisible zéphir, dont les lanières aux doubles faces peintes font découvrir le soyeux de leur matière, la finesse et la semi-rigidité des petites baguettes verticales de soutien. Il y a du Monet des nymphéas dans cette vision.

    Georgia Russell.jpg- blanche.jpgSur Furrow Study II (Etude de sillon), 2016, 60x80x10cm. S'inscrivent en diagonale des gestes régulièrement espacés, libérant des dents hérissées comme en portent les grilles défensives en métal. Une nouvelle substance est née.

    Georgia Russell.jpgSomptueuse, arachnéenne, ce numéro 13 selon l'appellation de la galerie, exhibe en transparence un triple "tissage" de lanières peintes dont la mollesse des lignes de différents tons évoque des fonds marins en mouvement. Les amateurs de plongée y retrouveront leur univers, cette impression de lente descente vers les profondeurs. Sa perception varie selon la face abordée. La tranche, bien visible, lève le voile sur les constituants et le plexiglass n'est pas sans éveiller les clignotements de la lumière dans le milieu aquatique.

    L'idée de temps, l'idée de paysage sont centrales dans la démarche de Georgia Russell. Elles appellent une mobilité du regard sur ses pièces à la frontière entre peinture et sculpture. Un bain de poésie.

    Georgia Russell Time and Tide, galerie Karsten Greve, 5 rue Debelleyme 75003 Paris. 01 42 77 19 37. Jusqu'au 30 décembre 2016.

     

     

     

     

  • Arnold Schönberg (par Régine)

    L'exposition Arnold Schönberg actuellement au Musée d'Art et d'Histoire du Judaïsme (M.A.H.J.) permet, avec près de 300 oeuvres et documents, de découvrir que ce quasi autodidacte de génie ne fut pas seulement un musicien qui, au début du XXème siècle, révolutionna la musique de son temps, mais aussi un inventeur et un peintre. En effet, dès 1908 et jusqu'en 1913, tout en s'affranchissant de la musique tonale pour développer des dissonances qui aboutiront à la musique dodécaphonique puis sérielle, Schönberg peint et produit plusieurs centaine de toiles, aquarelles et dessins dont plusieurs sont montrés ici. Il réalise des oeuvres très personnelles où les portraits et les auto-portraits ont la part belle. Un certain nombre d'entre eux sont présentés ici voisinant ceux que des artistes viennois, ses contemporains, ont fait de lui (Openheimer, Egon Schiele, Richard Gerstl). Deux toiles de Kandinsky, prêtées par le Centre Pompidou et des échanges de courrier témoignent aussi de l'amitié qui, dès 1911 et pour un temps, se noua entre les deux hommes, époque à laquelle Schönberg participa à la première exposition du Blue Reiter à Munich. En opérant de la sorte l'exposition l'inscrit d'emblée dans le contexte artistique viennois de son époque.

    Dans la série des "Regards" ici exposés, deux d'entre eux sont particulièrement saisissants (photo 1IMG_3291.JPG et 2)IMG_3318.JPG. Des visages triangulaires dont les yeux mangent la majeure partie émanent d'un fond ocre ; dans l'un un halo rouge entoure des pupilles noires cernant un iris laissé blanc. Dans l'autre le halo est marron foncé, la cornée sombre, la pupille blanche et l'iris rouge. Ces regards semblent au prises avec une vision hallucinée, terrible pour l'un, sauvage pour l'autre. "Je n'ai jamais vu des visages, mais seulement des regards puisque je regarde les êtres dans les yeux. C'est pourquoi je peux reproduire le regard d'un homme. Alors qu'un peintre saisit d'un seul coup d'oeil 'homme en entier, moi je ne peux saisir que son âme" disait-il. Dans cette série il fera aussi son portrait (photo 3)IMG_3316.JPG ; au delà de tout souci de ressemblance, il montre la flamme qui le brûle et son regard qui transperce les apparences.

    Suivent, réalisés sur différents supports, des peintures et des dessins oniriques, très expressionnistes, parfois abstraits qui mettent en lumière la qualité singulière de cette production. Dans une aquarelle intitulée "Attente" de 1910IMG_3301.JPG où une forme évanescente perdue dans un univers très sombre se heurte à un mur qui la sépare de la lumière (photo 4), ou encore dans une peinture intitulée "Nocturne" où de lointaines lueurs émergent d'un univers très noir, Schönberg exprime un questionnement spirituel angoissé et peut-être sa terreur du néant.

    Une partie de cette exposition est également consacrée à son rapport au judaïsme avec lequel il entretint une relation compliquée. Il se convertit en effet au protestantisme en 1898 mais, meurtri par la vague d'antisémitisme qui ne cesse de déferler, il réintégrera la religion juive en 1933. Son intérêt pour le thèmes bibliques traverse d'ailleurs toute son oeuvre musicale. Dans l'opéra inachevé de 1930 "Moïse et Aaron" dont un film est ici projeté, Schönberg dit les déchirements qui n'ont cessé de le tourmenter et la solitude de l'homme devant le silence de Dieu.

    Mais cet homme exceptionnel n'a pas été qu'un théoricien austère et l'exposition nous montre un quotidien où la dimension du jeu tient une place importante. Sont présentés certaines de ses inventions, par exemple un jeu d'échec à quatre joueurs dont il a façonné les pièces (photo 5)IMG_3307.JPG, un jeu de carte où il a redessiné les figurines avec humour et inventivité (photo 6)IMG_3303.JPG. Pédagogue il mit au point un jeu éducatif pour apprendre la musique et fit une maquette pour représenter visuellement la construction de l'un de ses quintettes de 1923 (photo 6)IMG_3308.JPG.

    Cette exposition passionnante, révèle les multiples facettes de ce compositeur génial et en montre toute la complexité.

    Arnold Schönberg, peintre de l'âme. Musée d'Art et d'Histoire du Judaïsme. Hôtel de St Aignan, 71, rue du Temple, 75003-Paris (Tél : 01 53 01 86 53). Fermé le lundi. Jusqu'au 29 janvier.

     

  • Frédéric BENRATH (par Régine)

    La sortie, aux Editions Hazan, de la très belle monographie que Pierre Wat consacre à l'oeuvre de Frédéric Benrath nous donne l'occasion de parler à nouveau ici de ce peintre que Sylvie et moi aimons beaucoup (cf : "F. Benrath à Port Royal des Champs" par Sylvie et "F. Benrath au Monastère royal de Brou" par Régine).

    A l'occasion de cette parution, une exposition exceptionnelle se tient actuellement à la Galerie Guttklein fine Art à Paris. Elle présente , presque exclusivement, des polyptyques que l'artiste a peint quelques années seulement avant de disparaître en 2007. Dans le magnifique espace de cette galerie située en bas de la rue de Seine, sont donc exposés deux triptyques et huit diptyques, et cet ensemble, ponctué par deux petites oeuvres anciennes, rappel du parcours de cet artiste, est non seulement somptueux mais aussi très impressionnant et très émouvant.

    Sébastien Petitbon, le galeriste a eu la bonne idée d'exposer ces oeuvres sans cadre et à hauteur d'homme, sur les murs blancs, suffisamment éloignées les unes des autres pour permettre au regardeur de les apprécier individuellement dans toute leur ampleur et leur rayonnement.

    Les parties qui composent ces triptyques et diptyques peuvent sembler de prime abord autant de monochromes aux couleurs subtiles et raffinées dont les chromatismes sont ou très proches ou totalement opposés (photos 1 et 2)IMG_3155 - Copie.JPG2002A- 4bis - Mes Hautes solitudes- c G. Coutagne- INV32.jpg. Mais pour peu qu'on s'y attarde il apparaît rapidement que cette peinture est loin d'être uniforme ; une infinité de nuances la caractérise l'animant d'un mouvement vital qui suscite un désir de fusion, une sorte de vertige. Regarder cette peinture est une expérience qui outrepasse le champ visuel. Elle donne autant à ressentir qu'à voir. Ici nulle anecdote, ni narration, ni même expression d'un sentiment mais sensation d'un pur espace, d'un infini qui touche à la fois le corps et l'esprit.

    Frédéric Benrath procédait beaucoup par séries, avec des tableaux très proches les uns des autres. Les polyptyques en furent l'ultime développement, mais de façon plus complexe. "Un diptyque ou un triptyque, disait-il, n'est pas un tableau en deux ou trois parties mais une oeuvre en train de se faire par le dialogue entre deux ou trois tableaux, dialogue qui s'établit de façon très différente que dans la série". F. Benrath ne concevait jamais ses polyptyques à l'avance, chaque élément était peint individuellement afin de lui donner une existence propre. L'assemblage intervenait après coup en fonction de la couleur et du format.

    Dans le triptyque exposé seul sur le mur de droite (photo 3)IMG_3144.JPG de la première salle le dialogue s'établit autour du gris. Cette dominante se décline de façon différente pour chaque partie : plus beige à gauche, vert bronze au centre, vert de gris à droite. Le résultat, d'une harmonie étonnante, provoque tout un jeu de tension entre le semblable et le différent souligné par les lignes de jonction entre les différentes parties. Il en est de même pour le triptyque exposé de l'autre côté, dans le bureau du galeriste, intitulé "La nuée ardente", où le rouge du tableau centrale contamine les bruns brûlés des deux parties qui l'entoure (photo 4)2003A- 2bis - La Nuée ardente- 120x280- c G. Coutagne-INV20-.jpg

    Autre exemple : dans deux triptyques verticaux occupant le grand mur de la deuxième salle, l'artiste a juxtaposé des tableaux de même tonalité : pour le premier deux bleus, l'un clair, l'autre foncé (photo 5)2002 à vérifier- 1bis - ss titre- 200x160- c G. Coutagne-INV 36.jpg pour le second deux gris, l'un bleuté et froid, l'autre beige et chaud (photo 6)2003A- 3 - Mes hautes solitudes diptyque- 200x160-ss c-E144.jpg.  Ce n'est pas leur accord qui a guidé Benrath mais la tension créée par leur juxtaposition. "Deux altérités qui à se rapprocher accusent leur différence, extrêmement proches, absolument dissemblables et à jamais lointains" comme dit si bien Pierre Wat.

    On  éprouve un sentiment assez proche devant certains diptyques dont les couleurs de chacune des parties sont très différentes, par exemple dans "Mes hautes solitudes" (photo 2) qui oppose un vert strident à un noir profond. La tension naît non seulement de l'affrontement des couleurs, mais surtout de leur intensité.

    Mais d'où vient la lumière qui sourd de toutes ces oeuvres et provoque cette impression de changement perpétuel ? (photo 1, 4 et 6). Elle est certes due à la façon de peindre de l'artiste, mais surtout elle émane de ces couleurs inouïes qu'il mettait lui-même au point. Il n'utilisait jamais une couleur telle quelle. C'est en la brisant par des mélanges, en la détruisant par de nombreuses superpositions qu'il arrivait à en faire surgir la lumière "Je quête une lumière, je quête quelques chose qui est au delà de la lumière, c'est une hantise chez moi" disait-il.

    Pour cette série Benrath a cherché et obtenu une grande matité de la surface peinte car il la voulait la plus vacante possible. En effet ici point de reflet faisant miroir indiquant au spectateur qu'il se trouve à l'extérieur de l'oeuvre. Privé de repère il éprouve le sentiment de se trouver au bord d'un gouffre, notamment devant le diptyque où le noir domine (photo 1), de se sentir aspiré par le tableau. Seule la ligne non peinte qui en sépare les différentes parties le ramène à sa position de regardeur.

    Etrange sensation que d'être confronté à un espace sans commencement ni fin, un espace d'avant l'objet mais dont tout serait issu. Oui ce que nous donne à voir cette peinture d'une profonde spiritualité, c'est bien l'inatteignable, l'indicible.

    Galerie Guttklein fine art, 12, rue de Seine, 75006-Paris. Ouverte du mercredi au samedi de 15 h à 18 h, jusqu'au 22 octobre.

    Frédéric Benrath, par Pierre Wat - Edition Hazan.

     

     

     

  • GABRISCHEVSKY (par Sylvie)

    L'exposition se tient jusqu'au 18 septembre seulement. Il ne faut pas la rater. L'oeuvre d'Eugen Gabrischevsky (1893-1979) est en effet exceptionnelle bien que cet artiste russe soit peu connu du grand public. On comprendra l'intérêt que lui a porté Jean Dubuffet dès 1950 lorsqu'il a été mis en présence de la peinture de ce scientifique interné depuis le début des années 30 en hôpital psychiatrique pour troubles mentaux et qui y restera jusqu'à sa mort en 1979. Non pas qu'il soit classable parmi les représentants de l'Art Brut dont l'art découle d'un dénuement affectif, social et intellectuel. Eugen Gabrischevsky fut au contraire un intellectuel aux multiples talents, un biologiste réputé et d'une origine sociale aisée lui ayant permis d'accéder très jeune au dessin, à la sculpture, à la musique, aux langues étrangères, aux sports. Sa passion pour l'observation de la nature l'a mené vers l'étude de la biologie et, plus particulèrement, la génétique. "Son talent n'est pas né de sa maladie, il en a été la cause, non la suite." selon son frère Georg qui a oeuvré pour sa reconnaissance et que les collectionneurs Alphonse Chave et Daniel Cordier ont soutenu.

    Gabrischevsky. st-1952(-autoportrait )da49c665dfa4b3ffcdf0a6e178f61d0d.jpgGabrischevsky-st-1947-gouache sur papier (visage -trous noirs).jpgGabrischevsky-Gringalet-1949-gouache sur papier (tetard).jpgGabrischevsky-st-sd-gouache et crayon sur papier calque (torse plante).jpgAu début de l'exposition, l'autoportrait de 1952 à l'aquarelle et au crayon sur papier, frappe par l'acuité du regard renforcé par les lèvres serrées. Regard inquisiteur qui semble vouloir percer le mystère de lui-même et du monde, d'une pâleur diaphane comme une absence de chair (photo1). Les visages, seuls ou groupés, fourmillent dans les oeuvres présentes. Il ne s'agit pas de réalisme. Ce sont des surfaces plates, lunaires et sans relief, placides, où s'inscrivent des yeux, simples ronds ou points comme en font les enfants, ou bien trous noirs et profonds de cadavre (photo2). Avec ses globes oculaires à fleur de peau et son cou long et sinueux le Gringalet de 1949, se perçoit comme un amphibien à la transparence glaireuse (photo3). Et l'homme-montagne étend ses bras en fleurs (photo4). Le généticien d'origine est allé de plus en plus vers la représentation de figures humaines en mutation, faisant coïncider les imaginations scientifiques et artistiques. On ne s'étonnera pas de la récurrence des sujets.

    Gabrischevsky-st dec 47-gouache sur papier-femme.jpgGabrischevsky-st-1949-gouache sur papier (foule ds immeuble).jpgD'innombrables créatures fantastiques et mythologiques hantent cette production foisonnante et raffinée où se lit la multiplicité du vivant, les déformations du corps. Certaines rappellent le surréalisme comme ce corps de femme hybride (photo5). Des êtres s'assemblent , spectateurs ou acteurs cadrés dans des rideaux de scène ou dans une folie tournoyante de cirque ou de carnavals. Les yeux sont toujours là, obsédants. Parfois des foules en procession pénètrent, se dispersent et disparaissent en fumée dans des bâtiments quadrillés de percées (photo 6). Malgré son isolement, l'artiste aurait il été informé des camps de concentration ou bien était-ce le résultat de son imagination seule?. Des paysages saturés, hantés de silhouettes fantomatiques, grouillent d'une vie indéchiffrable. Il y a du Jérome Bosch parfois dans cet univers.                                                    

    Gabrischevsky- st-1939-gouache sur papier (vers aquatiques).jpgGabrischevsky-st-1941-gouache sur papier calque (oiseau).jpgUne nature folle où le végétal devient animal, tels ces chenilles perlées agencées comme des gènes qui jaillissent d'une matière presque transparente (st.1939, photo 7). Faune, flore luxuriantes, multicolores, s'emmêlent pour un enchantement visuel : serpents, insectes et oiseaux somptueux, dragons imaginaires dont la magnificence éblouit ou effraie comme un possible (phot8).

    Tant de sujets que l'art du dessinateur prend à bras le corps et applique à la surface entière du support. Cinquante années d'internement n'ont pas réduit ses capacités de renouvellement, à s'inventer des supports les plus divers dans cet univers confiné,  pages de magazines,  papier photo ou radiographique, calque ou notes administratives ; à explorer toutes sortes de procédés,  le frottage, le grattage, le tamponnage à l'éponge, le pliage et le passage de la couleur au doigt ou au pinceau : un éblouissement malgré les petits formats. Un sens de la couleur parfaitement maitrisé où l'on retrouve les noirceurs d'un Victor Hugo, des transparences aquarellées, des flamboyances contrastées à la gouache propres à faire apparaitre par hasard des images. Un trait maitrisé, Gabrischevsky-Ds l'au delà en chainé-1941-gouache sur papier(gestuel).jpgsophistiqué, d'une précision d'entomologiste ou d'une gestuelle violente comme cet Au delà enchainé de 1941(photo 9) qui plonge dans l'invisible à la découverte d'un visible.. Un régal pour le spectateur certes, mais à quel prix...

    Eugen Gabrischevsky à La Maison rouge, 10 bd de la Bastille, 75012 Paris. 01 40 01 08 81. Jusqu'au 18 septembre. Et après Au Musée de l'Art Brut à Lausanne du 11/11/16 au 19/02/17, et du 13/03/17 au 13/08/17 à l'American Folk Art Museum à New York.