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décrypt'art - Page 12

  • Anselm KIEFER (par Sylvie)

    Anselm Kiefer est à l'honneur à Paris. Après Londres en 2014 et avant la grande rétrospective qui ouvre à Beaubourg le 16 décembre, la BNF lui consacre une exposition consacrée à ses livres, pourtant innombrables mais souvent ignorés. C'est un voyage saisissant débouchant  sur un univers d'une richesse rare tant du point de vue des idées que de celui des techniques plastiques que nous offre cet artiste allemand, né en 1945, hanté par l'écriture depuis son plus jeune âge, et dont l'oeuvre, puissante et dérangeante, est habitée par les grands thèmes littéraires, philosophiques, l'histoire allemande et la Shoah.

    L'exposition est bâtie comme une cathédrale. Un transept où des vitrines horizontales montrent des livres ouverts classée par thèmes et par styles ; sur les bas-côtés, des "chapelles" présentent de monumentales sculptures et, glorifiant le livre, deux gigantesques tableaux figuratifs et provocateurs marquent seuil et sortie. La mystique est déjà bien là. On se sent un peu écrasé. 

    Comme souvent chez Kiefer, les tableaux sont construits selon une perspective dont le point focal, symbole de la lumière infinie, est au centre.

    Kiefer-Clairière-20151031_153045.jpg Clairière, huile, émulsion, acrylique, shellac, feuilles d'argent, fils métalliques et livres brulés, 280x570x40cm, 2015. (photo 1) à l'entrée n'y échappe pas. C'est là que se trouve, suspendu dans un halo blanc, un empilement de livres calcinés au milieu de la pâte épaisse d'une forêt de sapins dressés les uns contre les autres, presque fluorescents.  La volumétrie sculpturale, les couleurs sombres, la densité de la forêt et la  profondeur de l'espace central  en marquent le caractère éminemment romantique. Dédiée à Martin Heidegger qui fut nazi, cette toile où se lit un appel à la purification,  évoque les grands mythes germaniques mais aussi  la destinée humaine, la vie et la mort et le combat nature et culture...qui se fait parfois barbarie.

                                                                                A l'autre bout , Le Livre...2007, surplombe en majesté une gigantesque marine aux flots et cieux tumultueux, image sans doute de la douleur du monde. Ainsi sacralisé par sa place centrale  et sa matière le plomb, il répond à la mystique judaïque pour laquelle il est savoir, culture, élévation spirituelle.  

    Kiefer-20151031_153518- Reines de France.jpgKiefer-20151031_154930.jpgPour mieux comprendre le travail de Kiefer penchons nous sur les vitrines. Elles confirment que le livre est à la fois sujet, objet et support. Tous les formats coexistent, toutes les matières, du papier au plomb, et tous les médiums y sont appliqués. Ce sont des herbiers, des livres de terre, d'autres couverts de sperme, de la photo, de la poésie, de la pornographie (photo 3), avec des rehauts d'aquarelle, des dessins, du sable, de la cendre, des cheveux et parfois des mots écrits. Ils touchent au sacré et au profane, aux mythologies, à l'histoire allemande, à la religion, à la kabbale, aux femmes (Les reines de France, photo 2), à des cosmogonies, aux écrivains Paul Celan, Ingeborg Bachmann et donnent à l'oeuvre kabbalistique d' Isaac Louria toute sa puissance poétique. Enfermés dans leur épaisseur et dans les vitrines, on ne peut les feuilleter, comme un savoir secret, "un répertoire de formes et une manière de matérialiser le temps qui passe".

    La reproduction de la bibliothèque de l'artiste, dans la première chapelle, le confirme. Ces gigantesques livres en plomb, en carton, reliés ou rangés dans des boites métalliques cachent dans leur épaisseur leur contenu. Ils sont  illisibles, seulement à contempler.  Mais dans cette accumulation  de savoir le poids de la matière ressemble à un bandeau d'occultation qui pourrait bien cacher le sens de l'Histoire.                                                       

     La même monumentalité gouverne les sculptures. Elles évoquent le livre par la forme ou les symboles : le thème de  Nigredo, 1998 (photo 4)20151220_145540.jpg est l'alchimie dans sa proximité avec le processus créatif. L'amoncellement de matériaux récupérés ou fabriqués par l'artiste, brulés, empilés et attaqués par dégradation, ou volontairement rouillés, suggèrent la transmutation chimique. Les strates se superposent en couches géologiques et donnent à ces livres la fois lourds de plomb et précaires dans leur instabilité, l'aspect d'un concentré de savoir hermétique et inaccessible. Kiefer-20151031_153906- Shevirath....jpg

    Shevirah ha-kelim (Installation  334x171x45cm, 2011 (photo 5). Les thèmes juifs sont au cœur de l'oeuvre de Kiefer depuis son voyage en Israël en 1984. Il reprend ici le mythe kabbalistique de la création dans lequel la lumière divine brise les vases, c'est à dire les attributs de Dieu, pour s'incarner. Et ce n'est pas dans la douceur. Les livres de plomb suspendus à des branches  (embrochés) ont à leur pied le verre brisé et supportent  un demi cercle de verre où sont inscrites les émanations de la divinité.  Pour Kiefer, ce mythe figure le processus intérieur de la création et l'exil du peuple d'Israël. A effrayer plus d'un. 

    20151206_152856-Le Livre.jpgLa vie secrète des plantes ,2001, (photo 6) est un grand livre debout  et ouvert en plomb. Kiefer assimile la vie des plantes à celle des étoiles. Elles sont peintes sur un fond émulsionné de noir évoquant la nuit galactique, le cosmos, et comme en astronomie, elles portent des numéros.

    La lettre perdue, 2012 (photo 7) est composée d'une ancienne presse typographique envahie par des tournesols. Elle rappelle l'invention de l'imprimerie et le livre comme source de savoir, les tournesols -auxquels Kiefer a toujours apporté une importance symbolique- figurant l'élan spirituel porté par le livre. Les caractères épars sur le sol renvoient au mythe du Golem. Malgré le jaillissement des tiges, les têtes penchées des fleurs sont d'une grande mélancolie.20151206_152326.jpg

    Conceptuel et matiériste, Anselm Kiefer n'en finit pas de nous surprendre. Il est un des grands artistes allemands d'aujourd'hui qui ont osé se confronter à l'histoire de leur pays pour en "réveiller la mémoire". A la question qu'il se posait : comment être artiste aujourd'hui après la Shoah ? , je crois que nous pouvons lui répondre : vous en êtes un, un grand. A découvrir dans son ensemble au Musée de l'art moderne Georges Pompidou, du 16 décembre 2012 au 8 avril 2016.

    Anselm Kiefer "L'alchimie du livre" à la B.N.F. François Mitterrand jusqu'au 7 février 2016.

     

     

     

  • Jeff Wall, Collection Walther, Giacomelli (par Régine)

    La photographie a mis longtemps avant d'être considérée comme un médium intéressant par les artistes et par le public. Elle a pris sa revanche désormais, avec la vidéo, supplantant la peinture traditionnelle et envahissant galeries et musées. Ce mois de novembre, "Mois de la photo" depuis 26 ans fait de Paris la capitale mondiale de ce médium : une bonne occasion de faire le point. Et les propositions ne manquent pas ! disons le sans détour : il est rare que nous soyons vraiment séduites, que notre imaginaire soit emporté, que l'émotion nous saisisse. Mais quelques propositions émergent du lot et nous réconcilient avec ce médium sans doute trop galvaudé.

    Il en est ainsi des petits formats de Jeff Wall, actuellement exposés à la Fondation Cartier Bresson, notamment ceux du 1er étage proposés dans des caissons lumineux.

    Jeff Wall n'est évidement pas un inconnu. Né en 1946 à Vancouver, docteur en histoire de l'art il vient à la photo par la peinture. Ses grands formats qu'il a eu l'idée de présenter dans des caissons lumineux afin de donner plus de relief à l'image son célèbres. Ce sont de véritables compositions qui, par une infinité de détails, se réfèrent à des tableaux connus - il a en effet toujours maintenu un rapport étroit avec la peinture -. Les petits formats sont tout à fait exceptionnels dans son travail, mais il ne les considère pas du tout comme secondaires. Pour lui ils font partie intégrante de son oeuvre.

    Chaque photo présentée dans l'exposition capture quelque chose du monde, instants saisis dans leur existence la plus forte et la plus touchante. Autant de Vanités qui donnent un sentiment aiguë de l'existence, de l'usure des choses, de la beauté passé, de l'éphémère. Le sujet photographié est toujours d'une grande simplicité et pourrait passer totalement inaperçu. En voici quelques exemples. Une Petite fenêtre joliment colorée (Blind window, 2000), nichée dans l'encoignure d'une mur blanc, est envahie de toile d'araignée poussiéreuses. Oubliée par son propriétaire elle n'a pas dû être ouverte depuis fort longtemps (photo 1)IMG_1259.JPG. Elle fut cependant bien belle peinte de cette magnifique couleur bleu canard ; un tronc d'arbre au pied duquel se dresse un fagot de brindilles où sont restés accrochés quelques déchets jetés là par négligence (Clipper branches. E. Gordova street. Vancouver 1999) (photo 2)IMG_1257.JPG. Malgré l'humilité du sujet, cette photo, magnifiquement cadrée, est d'une grande qualité plastique avec une multitude de petits détails qui se répondent et où domine la gamme des verts et des gris. Avec Bassin in Rome de 2004 (photo 3)IMG_1248.JPG, une fontaine en pierre patinée par le temps, l'oeil du photographe a saisi les multiples interactions entre les objets : arrondi de la margelle, du pneu de la voiture en stationnement, rouge du clignotant de la voiture, traces de rouille dans le fond du bassin et petite rondelle en plastique y qui flotte, opposition entre la modernité de la voiture et l'ancienneté d'une fontaine sans âge.

    Par son attention aux textures, à la matière, aux couleurs, aux correspondances entre les choses, Jeff Wall nous révèle ce dont la vie nous détourne. Il nous permet de voir au delà de la surface des choses et aiguise notre perception de la réalité et de sa fragilité. Il nous laisse aller là où notre imagination nous entraîne mais ne nous y conduit pas.

    Fondation Cartier Bresson - 2, Impasse Lebouis, 75014-Paris (01 56 80 27 00). du mardi au dimanche de 13 h à 18 h. Jusqu'au 20 décembre 2015

     

    Avec "Après Eden" la collection Walther c'est une profusion d'images saisies partout dans le monde, puisées dans l'exceptionnelle collection de photos qu'Artur Walther et sa femme accumulent depuis plus de 20 ans, que nous propose actuellement la Maison rouge. Son commissaire Simon Njami a organisé par thème un ensemble passionnant qui balaye tout notre siècle et dont le titre "Après Eden", évoquant un monde déchu, donne le ton.

    C'est Karl Blossfelt, un photographe du début du siècle qui ouvre magnifiquement la première section consacrée au paysage. Ses photos de végétaux en noir et blanc, toute cadrées de la même façon, dépassent le strict aspect documentaire pour faire apparaître chaque plante comme un magnifique motif décoratif (photo 1)IMG_1287.JPG. On retrouve ce même esprit distancié avec la série de photos frontales de hauts fourneaux et de gravières du célèbre couple Bernd et Hilla Becher (photo 2)IMG_1292.JPG. Suivent une série de paysages faussement paisibles, souvent chargés de la mémoire des blessures laissées par l'Apartheid, les guerres intérieures ou la colonisation de l'Afrique australe et centrale prises par plusieurs photographes africains. Ce sont les grands espaces abîmés, vides et tristes de David Goldblatt (photo 3) IMG_1295.JPGet de  Santu Moforeng, les grands hôtels de luxe de l'époque coloniale aujourd'hui délabrés de Guy Tillim (photo 4)IMG_1303.JPG ou les township de Jo Tacliffe.

    Dans la section "Identité" c'est une série de portraits d'enfants soldat qui défient la caméra de Guy Tillim. Malgré leur appartenance à un groupe et leur camouflage de parade, le photographe a su capter la personnalité de chacun d'eux (photo 5)IMG_1305.JPG.

    Dans la section "ville" on s'amuse des travaux systématiques de recensement de bâtiments d'une rue ou d'un quartier, présentés sous forme de Léoporello, fait en 1966 par Ed Ruscha pour Sunset bd à Lons Angeles, par Yoshikazu Suzuki et Shohachi Kimura en 1954 pour le quartier commercial de Tokyo et par Arwad Messmer pour la Fruchstrabe à Berlin après la guerre, chacun ignorant les travaux de l'autre.

    On reste stupéfait par le travail du photographe Huang Yan qui a transformé son corps en paysage traditionnel chinois (photo 6)IMG_1314.JPG ou par la transformation de Samuel Fosso en Angela Davis.

    Enfin on n'oubliera pas de si tôt la galerie de portraits d'Auguste Sander révélant le visage de la société allemande à la veille de l'arrivée du nazisme ni celle de Richard Avedon celui des gens de pouvoir à Washington.

    On n'en finirait pas d'énumérer tous les trésors que recèlent cette exposition. A chacun d'y faire son choix.

     

    La Maison rouge, 10 bd de la Bastille, 758012-Paris. Du mercredi au dimanche de 11 h à 19 h (01 40 01 08 81). Jusqu'au 17 janvier 2016

     

    Hâtez-vous d'aller voir les photos de Mario Giacomelli que Michèle et Odile Aittouares exposent dans leur galerie de la rue de Seine jusqu'au 28 novembre.

    De ce photographe né en 1925 et mort il y a 15 ans on connait surtout les rondes de séminaristes jouant dans la neige ou les visages de vieillards au seuil de la mort prises dans l'hospice de son village. On ignore souvent ses derniers travaux, ceux où il libère totalement son imaginaire pour faire des oeuvres qui sont de véritables constructions mentales parfois totalement abstraites. C'est sur cette période fascinante que se concentre cette 4ème exposition consacrée par cette galerie au maître italien.

    Ainsi cette photo sans profondeur qui mêle réalité et fantasme (photo 1)IMG_1337.JPG. Au premier plan un monticule d'herbes drues où se cache un oiseau, deux chaises (reflet l'une de l'autre ?) ; au fond un vieux mur blanc sert d'écran à l'artiste pour y projeter un théâtre d'ombres étranges, celle d'un arbre mort sur la branche duquel est posé un oiseau et suspendu un vêtement, celle de la silhouette d'un personnage énigmatique sur la droite. Les lignes noires et blanches, verticales et horizontales se répondent et rythment l'ensemble. Le réel est métamorphosé pour devenir impalpable, fugitif, énigmatique.

    Son intérêt pour la ligne, ses différentes formes, son dynamisme, pour la matière, pour le contraste du noir et du blanc l'emmène à faire des oeuvres totalement abstraites tell "Poésie en recherche d'auteur", IMG_1338.JPGvéritable dessin dans l'espace (photo 2).

    Pour réaliser "Dimanche d'avant" (photo 3)IMG_1340.JPG, sur une plage déserte il installe quelques objets : une forme drapé de noir, un grand cercle et un arbre encapuchonné de noir. Avec ces quelques éléments très simples il a transformé cet espace anonyme en un lieu qui fut occupé puis abandonné et nous entraine bien au delà du réel.

    Plus poète que photographe, jusqu'à sa mort Giacomelli multipliera les mises en scène pour approcher ses fantasmes et rendre concrète ses visions.

    "Mario Giacomelli, photographe métaphysique", Galerie Berthet Aittouares - 14, rue de Seine, 75006-Paris (01 43 26 53 09). Ouvert du mardi au samedi de 11 à 13 h et de 14 h 30 à 19 h.

     

  • Parcours d'automne (par Sylvie).

    Les couleurs de l'automne donnent au jardin du Palais royal, à Paris, une magnifiscence exceptionnelle. C'est une bonne occasion pour revisiter cet ensemble construit au XVII ème siècle selon la volonté de Richelieu, d'autant plus qu'une série de sculptures en pierre de Volvic s'y déploient pour quelques semaines encore, révélant à la fois la densité de cette matière grise et opaque plus connue comme matériau de construction que comme médium d'artiste et, par contraste, les fines arcades des galeries qui l'entourent et les rondeurs foisonnantes des alignements de tilleuls.                                                                                                      

    Thierry Courtadon est un tailleur de pierre auvergnat, artisan-artiste choisi pour promouvoir cette roche volcanique et faire inscrire la chaine des Puys au patrimoine mondial de l'Unesco. Il a su tirer de cette matière aride une amabilité saisissante en multipliant les contrastes: l'opaque et le transparent, le rugueux et le lisse, le flexible et le rigide, le tranchant et le contondant, la fantaisie et compact...avec des titres évocateurs. Voilà quelques exemples. De gauche à droite:1) Agripper,2) Entrouvrir, 3)Onduler, 4)Gribouiller...

    20151105_163824 Agripper.jpg20151105_163607_resized- Entrouvrir.jpg20151105_164002 Onduler.jpg20151105_163309- Gribouiller.jpg Deux artistes contemporains ont déjà laissé des empreintes durables dans la cour du Palais. Témoins d'une époque pas si lointaine, leurs oeuvres se revoient avec intérêt et plaisir: les 2  fontaines d'art cinétique de Pol Bury, (1985) avec leurs boules d'acier miroitantes qui reflètent l'environnement mais dont manque, hélas aujourd'hui le mouvement originel (5) ;  et, par delà les critiques qu'elles ont suscitées à l'époque de leur installation ( 1986), les  260 20151105_162403 Fontaine.jpg20151105_162122 colonnes Buren.jpgcolonnes noires et blanches de Daniel Buren (6), un travail in situ propre  à transformer le lieu et interroger les passants. Beaucoup s'interrogent encore, mais les enfants adorent.

    A quelques pas de là, au sortir du jardin, place Colette, la station Palais royal a troqué, en 2000, à l'occasion du centenaire du métro de Paris, les volutes Art Nouveau de Guimard pour les guirlandes d'alu et de verre de Murano de Jean Michel Othoniel. (7). Ce "kiosque des noctambules" forme un dôme multicolore comme le bouquet final d'un feu d'artifice.

    Un peu plus loin la pyramide du Louvre de Ming Pei vaut, à elle seule, contemplation. (8) A la nuit tombée, tel un éclair éblouissant, elle est traversée d'un trait de néon rouge incandescent comme de la foudre, oeuvre de Claude Lévèque, en place jusqu'au 25 janvier 2016.

    20151105_162008- Metro Palais royal.jpg20150813_144847.jpgIl ne faudrait pas quitter "le ventre" de la ville sans aller voir l'avancement des travaux du Forum des Halles, le Paris de demain et sa canopée, ou revisiter l'église Saint Eustache, à ses côtés, contemporaine du Palais royal. On y découvre dans un renfoncement à droite, une "vie du Christ", petit triptyque gravé, en bronze et patine or, du peintre américain Keith Haring (1958-1990), proche de la figuration libre, des graffeurs, et connu pour son art pop. Campés d'un trait  sûr dans une composition fourmillante, les petites silhouettes anonymes toutes semblables, cernées d'une ligne souple et continue, caractéristiques de cet artiste, expriment avec fraicheur les grands thèmes de la foi chrétienne et, sans doute, les préoccupations spirituelles d'un homme mort prématurément du sida. (9). Les petits bonshommes évoquent la multitude humaine aussi bien que les participants de la vie du Christ; et le bébé, forme récurrente chez Haring, le petit Jésus.

    N'oubliez pas de cliquer sur sur les images pour les voir en grand.

     

     

     

  • Biennale de Venise 2015 (par Régine)

    Après avoir arpenté "Illumination" la Biennale de 2011 (mon article du 22/10/2011), si riche en oeuvres spectaculaires d'artistes connus, "Il palazzo enciclopedico", la Biennalle de 2013 (mon article du 16/10/2013), centrée sur le monde intérieur des artistes avec son lot de très belles découvertes d'oeuvres méconnues ou oubliées, me voici en 2015 de nouveau et pour mon plus grand bonheur à Venise, curieuse de découvrir "All the word's futures"

    Sur ce titre ambigu le commissaire de la Biennale 2015, Okwul Enwesor, a souhaité apposer trois filtres : "Garden, disaster, liveness" ; "On epic duration" ; "Reading Capital" dont le sens, la cohérence et l'intérêt ne sont pas évidents et n'ont sans doute pas laissé aux artistes un champ bien balisé ; en effet, de l'énorme quantité d'oeuvres exposées qui évoquent plus les problèmes du monde actuel ou les conséquences des évènements passés que les possibles futurs du monde, il est difficile de dégager des lignes de force se rapportant au thème proprement dit. Seul un nombre restreints d'artistes, souvent déjà repérés ailleurs, émergent de la masse, les autres se dissolvent dans la mémoire.

    Ici comme les fois précédentes les installations et les vidéos sont largement majoritaires. Certaines n'ont pas besoin d'être détaillées, au premier coup d'oeil on est saisi, ébranlé ou sous le charme alors que d'autres se résument à des discours, des archives ou des reportages. Comme les fois précédentes la peinture fait figure de parent pauvre. Il y a aussi beaucoup de séries de photos ou de dessins qui déclinent à l'infini un même thème ; rarement drôles, parfois émouvantes, elles sont souvent un peu ennuyeuses.

    Aux Giardini comme à l'Arsenal, parmi l'abondance des oeuvres exposées, voici celles qui ont particulièrement retenu mon attention.

     

    Aux Giardini, avant de pénétrer dans le pavillon central où les oeuvres nous présentent un avenir peu réjouissant, une halte s'impose au Pavillon hollandais où l'installation "To be all ways to be" d'Herman de Vries est une merveille de sensibilité et de poésie. En glanant ici ou là dans une ile abandonnée proche de Venise, plantes, cailloux, coquillages fragments divers et en les organisant en un vaste herbierIMG_1035.JPG (photo 1), en rangeant sur le sol une multitude de faucilles de toute taille et de toute forme IMG_1040.JPG(photo 2), en imprégnant des feuilles de papier des innombrables teintes de terre de toutes les régions du monde, il nous montre que l'expérience de l'infini passe par la réalité physique du monde qui nous entoure ; il nous dit l'importance de regarder le monde et nous fait toucher du doigt son incroyable variété.

    Dès l'entrée dans le pavillon central la grande installation de Fabio Mauri "Il muro occidentale del Pianto" donne le ton IMG_1043.JPG(photo 3). Conçue en 1993 par un homme qui aurait aujourd'hui 90 ans elle est bouleversante. Sur 4 mêtres de haut un mur de vieilles valises de tailles et de couleurs différentes s'élève, chacune contient une histoire, une vie et exprime un voyage sans retour, celui des déportés d'Auschwitz ; traumatisme du XXème siècle dont les effets se font toujours sentir. Cette oeuvre résonne bien sûr avec l'actualité, celle des émigrés fuyant la guerre et sa destruction.

    Lui fait écho l'installation "Roof off" de Thomas Hirschorn dont la puissance est comparable à celle de la déflagration d'une bombe. Du toit éventré d'une pièce du pavillon central s'échappe tout un fratras d'éléments de construction généralement dissimulés : tuyaux, gaines d'évacuation, fils électriques, bouts de carton, scotch ; ils envahissent l'espace du spectateur et tombent sur des monceaux de pages imprimées en Grec qui jonchent le sol IMG_1048.JPGIMG_1049.JPG(photos 4 et 5). L'étroitesse du lieu confronte physiquement le spectateur à cette destruction : celle des bases de notre civilisation (la Grèce), de notre technique, de notre environnement envahi de déchets. Comme à la Biennale de 2011 où il était déjà présent, Hirschorn nous propose la vision d'un monde déglingué et en voie de destruction.

    Walker Evans et Chris Marker, ces deux figures tutélaires de la photo, nous confirment que le talent n'a pas d'âge et leurs oeuvres résonnent encore fortement avec l'époque actuelle ; l'un ici avec sa série documentaire de 1936 sur 3 familles de cultivateurs d'Alabama pris dans un cycle de dettes et de menaces d'éviction dues aux lois du marché et à la crise économique ; l'autre à l'Arsenal avec son beau et très humain reportate sur les passagers du métro. Dans un registre inverse leur fait écho le travail d'Andréas Gursky. Pas de série mais quelques grandes photos de foules besogneuses IMG_1062.JPGdans lesquelles l'individu se trouve dissous. Ainsi ces ouvriers chinois fabriquant des paniers d'osier à la chaine dans un immense atelier partagé en rangées identiques et parallèles ou cette salle de change à Chicago où une foule de traders spéculent en même temps (photo 6). En un cliché l'artiste a su saisir le vertige de la répétition uniformisée et la deshumanisation de notre société.

    Enfin un moment de rêverie et de douceur nous est donné grâce aux trois toiles d'Hellen Gallagher qui nous entraînent dans un univers aquatique. Sur un fond tapissé de feuilles de papier millimétré de couleur vert d'eau évoquant l'immensité de l'océan elle a réalisé de magnifiques collages IMG_1055.JPGextrêmement complexes et raffinés évoquant d'étranges êtres mi animaux, mi végétaux, habitants d'une mythique Atlantide noire qui existerait au fond de l'Océan indien (photo 7) ; ils flottent et ondoient en s'éparpillant dans l'espace. De cet univers onirique nait une sensation de fluidité, de liberté, de beauté et de grande complexité du vivant.

    Quoi qu'il en soit la mort nous guette tous au bout du chemin nous rappelle l'impressionnante et poignante série de crânes peints par Marlène Dumas. Du même format les 50 tableaux, qui sont tous de magnifiques morceaux de peinture, font le tour d'une salle.IMG_1065.JPG(photo 8) Aussi différents que des visages ces crânes vous encerclent et vous regardent avec leurs yeux vides. Impossible d'échapper à leur cri muet et désespéré.

    Oui "Everything will be taken away" IMG_1067.JPGnous répète à l'envie Adrian Peper, lion d'or du festival. Cette phrase est écrite à la craie des centaines de fois sur de grands tableaux noirs et sur des photos dont les visages des personnes ont été effacés (photo 9).

    Mais laissons nous emporter par la magie et la beauté de l'installation "The key in the hand" de Chiharu Shiota. IMG_1080.JPGEn suspendant des milliers de vieilles clefs à des fils rouge vermillon, elle a transformé le pavillon japonais en une immense grotte arachnéenne où gisent deux barques remplies de clefs usées, sorte de matérialisation d'une image mentale (photo 10). Que sommes nous sans la mémoire, celle qui nous relie à nos ancêtres, à notre présent et à notre futur ? semble-t-elle nous dire.

    La belle et mystérieuse vidéo du pavillon coréen du duo Moon Kyungwon et Jeon Joonho nous fascine et nous glace en nous entraînant dans une bulle de survie quelque part dans un futur lointain où l'héroïne, vêtue d'une combinaison immaculée, mène une vie solitaire et parfaitement réglée.

    IMG_1088.JPGEnfin amusons nous en regardant se déplacer les pins de Celeste Boursier Mougenot au pavillon français, allusion ironique aux traumatismes que l'homme inflige à la nature (photo 11) .

     

    L'horizon ne s'éclaircit guère à l'arsenal où les sujets abordés sont essentiellement les conflits armés et les crises économiques ou politiques, écho à de nombreuses situations actuelles dans le monde, particulièrement au Moyen Orient et en Afrique et qui augurent d'un avenir bien sombre.

    Deux oeuvres magistrales ouvrent et ferment le long parcours de la corderie. On commence dans l'obscurité d'une grande salle seulement éclairée par les néon colorés de Bruce Naumann IMG_1115.JPGqui font clignoter alternativement les mots de "life, pain, death, love, hate, plasure" (photo 12) ; ils éclairent les bouquets de machettes d'Adel Abdessemed qui s'épanouissent sur le sol avec magnificenceIMG_1117.JPG (photo 12), ironiquement nommés "Nymphéas". C'est superbe et terrifiant. On termine par les magnifiques et bouleversantes toiles de Georges Bazelitz : 8 nus masculins, tête en bas, de près de 5m de haut, et dont les corps se désagrègent, crient toute la misère et le désespoir du monde IMG_1141.JPG(photo 13). Entre les deux une multitude d'oeuvres où la violence de notre monde s'affiche sous différentes forme.

    Les armes omniprésentes offrent aux artistes un inépuisable sujet. En voici quelques exemples avec le canon que Pino Pascali n'a pas hésité à pointer dans l'allée centrale entouré d'une longue suite de dessins énumérant les multiples formes que peuvent prendre les machines à détruire, les monceaux de tronçonneuses goudronnées que Monica Bonvicini a suspendues à des chaines ou les magnifiques trônes de chef de Gonzalo MabundaIMG_1160.JPG, réalisés uniquement avec de cartouches, obus, révolvers ou mitraillettes (The knowledge throne) (photo 14) .

    Heureusement l'humour affleure parfois. Il apparait discrètement à plusieurs reprises, par exemple dans l'herbier confectionné par Tary Simon qui, après avoir reconstitué les bouquets accompagnant les cérémonies de signature d'une multitude d'accords politiques, en a séché quelques fleurs qu'il a collées en vis à vis de la photo du bouquet et du texte de l'accord IMG_1128.JPG(photo 15); ou dans la série de dessins d'Olga Chernysheva IMG_1138.JPGqui croque avec humour et subtilité la vie quotidienne des russes à l'époque actuelle (photo 16) ; ou encore dans l'installation de Boris Achour "Game whose rules I ignore" (le jeux dont j'ignore les règles), écho à bien des situations actuelles. On sourit et on est touché devant la série des délicats dessins faits au crayon de couleur de l'Algérienne Massinissa Selmani "A-t-on besoin des ombres pour se souvenir" qui représentent des situations quotidiennes absurdes et très humaines .

    La géopolitique se dessine sur des cartes telles que celles de la vietnamienne Tiffany Chung IMG_1156.JPG(photo16). En 36 subtils dessins sur calque, à l'aide de statistiques joliment colorées, elle a redéfini l'histoire du conflit syrien. La géopolitique se filme avec l'installation de Chantal Akerman "A tragic space". Sur plusieurs écrans, installés en quinconce défilent des paysages immenses et désertiques tandis qu'une bande son diffuse le bruit assourdissant de bombardements, allusion sans doute aux guerres actuelles qui se déroulent dans les déserts syrien et irakien.

    Comme dans cette dernière les vidéos, la plupart du temps, offrent des projections simultanées ; soit elles mettent en parallèle de façon parfois arbitraire des situations différentes et dont le sens n'est pas toujours évident, tel "The bell" du kurdistant Hiwa K où l'on assiste à la fois à la confection d'une tombe et à celle d'une cloche ; soit elles projettent sur plusieurs murs d'une pièce un reportage tel le très sympathique "Fara fara" de Carsten Holler qui offre un portrait dansant et ensorcelant de la capitale congolaise avec ses rythmes déchainés. Mais ne relève-t-elle pas plutôt du journalisme que de l'oeuvre d'art ?

    Beaucoup d'autres travaux mériteraient sans doute notre attention, mais la lassitude finit par gagner devant tant d'oeuvres déprimantes. Pourtant avant de partir n'omettez pas d'arpenter le pavillon italien. Il est beau, bien fait et présente plusieurs artistes passionnants. Une balade dans Venise offre aussi quelques plaisirs, entre autres l'exposition de peintures de Sean Scully (photo 18) au Palais FalierIMG_1227.JPG sur le Grand Canal et l'installation de Jaume Plensa IMG_1242.JPGà San Giogio  (photo 19)

     

     

     

     

  • Jean Paul MARCHESCHI à Bastia (par Sylvie)

    Dans son dernier billet Régine vous a parlé du travail tout en finesse de Patrick NEU qu'elle a vu au Palais de Tokyo à Paris. Parmi les expositions de l'été figure celle d'un autre artiste, Jean Paul MARCHESCHI, inspiré lui aussi par le noir de fumée. Son registre est différent et se mêle à d'autres techniques plus classiques, mais il poursuit la même fascination pour ce médium à transparence brumeuse né de sa découverte du volcan Stromboli en 1984. Si Neu retire du noir au profit d'une image claire, Marcheschi crée une image avec ce noir.

    Jean Paul Marcheschi est corse, de Bastia où il est né en 1951 et sa ville lui rend hommage au Palais des Gouverneurs, un lieu chargé d'histoire qui offre une déambulation mystérieuse à travers salles hautes, cachots et fortifications. Peintures et sculptures, réalisées spécialement pour cet endroit, se déploient en un parcours poétique et sombre, tout empreint du monde de la Divine comédie de Dante.

    Pour aller ainsi des ténèbres vers la lumière, le visiteur est accueilli par une oeuvre photographique en noir et blanc de grand format, un mur de visages qui en appelle à la fois à la diversité des êtres humains ,  à leur uniformité dans la masse, et, comme dans les assemblages de Christian Boltanski, à la mémoire et à l'oubli. C'est une bonne introduction à l'univers hors du temps des oeuvres suivantes de l' artiste qui a, depuis le début des années 80, troqué le pinceau pour le flambeau et la couleur pour la suie, la cire et le noir de fumée. Voici quelques exemples où matière et lumière nous confrontent aux âmes errantes, aux gouffres et aux astres nés de son imaginaires.

    L'homme clair, suie sur plexiglass, installe une figure debout impalpable, aux contours flous, née de la superposition des plaques transparentes irrégulièrement peintes à la suie. Un homme fantôme en quelque sorte. 20150716_104253.jpg(photo 1)

    Le lac du sommeil et de l'oubli. Encre, pastels, cire, suie, sur papier marouflé sur toile. Marcheschi ne se suffit pas du noir de fumée. Il y introduit divers médiums qui en changent l'effet comme si une cuisine différente était nécessaire à chaque sujet.  Serait-ce la solitude humaine, fixée dans le déterminisme graphique que forment les multiples feuillets de cette composition onirique de lac où vont se perdre les âmes ? 20150716_104048.jpg(photo 2)

    Sanglier II (Hommage à Fautrier). Encres, mèches, huile, gouache, fusain, cire, suie, sur papier marouflé sur toile. Rare exception, une introduction de la couleur propre à symboliser, peut-être, la chair, animale ou humaine, leurs souffrances jusqu'au martyr, et les tempêtes intérieures.(photo 3).20150716_103710.jpg D'une grande culture, l'artiste est autant bon connaisseur de la peinture que bon écrivain. Il a en particulier publié des ouvrages sur Piero della Francesca et sur Goya.

    Sur un conte de la lune vague (hommage à Mizoguchi). Nombreuses sont donc les références culturelles de Marcheschi, littérature, peinture ou, comme ici, le cinéma. Cette Installation avec sculpture, vélum rétroacté, encre, cire, suie sur papier, drap noir est une évocation nocturne astrale, comme un espoir vers la lumière.20150716_102944.jpg (photo 4)

    Oracle du bélier. Encre, pastels, cire, suie sur papier marouflé sur toile. Autre assemblage de feuilles calligraphiées - le journal de l'artiste -où écritures et dessins transparaissent sous les traits de pinceau de feu. 20150716_103828.jpg(photo 5)

    Ceux qui n'auront pu se rendre à Bastia devront, à l'automne 2016, courir au musée Rodin à Paris : une exposition d'envergure de cet artiste y est programmée.

     

    "Abîmes, Abysses" de Jean Paul Marcheschi, Palais des Gouverneurs à Bastia, Haute Corse, jusqu'au 4 octobre 2015.

  • Céleste BOURSIER MOUGENOT et Patrick NEU (par Régine)

    Céleste BOURSIER MOUGENOT

    Pour ceux qui ne peuvent se rendre à Venise, et même pour ceux qui s'y rendront, un expérience unique est à vivre en ce moment au Palais de Tokyo.

    Avec l'installation "Acqua Alta" - référence faite aux pics de marée submergeant parfois la cité des Doges obligeant ses habitants à se déplacer sur des passerelles piétonnes - Céleste Boursier Mougenot a eu l'idée stupéfiante d'inonder une partie du rez-de-chaussée du Palais de Tokyo.

    La surprise est grande quand ayant franchi l'enceinte du musée on se trouve devant un immense lac noir qui se perd dans les dédales du bâtiment (photo 1)IMG_0744.JPG. On accède alors à un ponton d'où on embarque à plusieurs sur des bateaux en bois noir ; le plus courageux s'empare de l'unique rame et, tel Charon traversant le Styx, il se tient debout à l'avant de l'embarcation et entraîne les autres dans les ténèbres. On croise d'autres barques qui, dans l'obscurité prennent un aspect fantomatique. Tout est sombre en effet : l'eau, le bateau, les parois sur lesquelles des formes désincarnées, mouvantes, insaisissables, apparaissent fugitivement (photos 2 et 3) IMG_0775.JPGIMG_0772.JPGtandis qu'un son lancinant, continu, à la limite du supportable nous accompagne. Où sommes-nous ? Dans l'empire des morts ou dans une Venise souterraine ?

    A la fin du périple, on accoste sur une île où se trouve un amoncellement de blocs en mousse rappelant un éboulis de rochers (photo 4)IMG_0770.JPG. On s'y affale tandis que des images spectrales, aussi labiles que les mouvements de l'eau, continuent de défiler sur le mur. Des associations d'idées de toutes origines affluent : l'antiquité avec Charon et le Styx déjà évoqué, Narcisse se noyant dans son propre reflet ou le voyage d'Ulysse ; la philosophie avec la Caverne de Platon ; la peinture avec "L'île des morts" de Böklin, "La barque de Dante" de Delacroix, "Le déluge" de Poussin ou les gravures de Gustave Doré ; le cinéma avec "La nuit du chasseur" et la fuite en barque des enfants ou certaines séquences de films de Woody Allen ; la littérature avec "L'enfer" de Dante.

    Pour créer cet environnement l'artiste a recours à un système vidéo qui filme les visiteurs. Les images obtenues sont ensuite cryptées pour ne laisser apparaître que les contours flous des corps en mouvement sur l'eau. Ce sont eux qui sont projetés en boucle sur les murs. Le bourdonnement continu quqi vous accompagne sans cesse n'est que la conversion en sons de ce flux d'images. Le visiteur est donc le spectateur et l'auditeur de sa propre présence. Il fait partie intégrante de l'installation et se trouve être à la fois sujet, objet et acteur. Sans lui pas d'oeuvre. Tout est lié et c'est l'interaction entre les dispositifs techniques, l'eau et les visiteurs qui crée ce monde onirique dans lequel nous plonge Céleste Boursier Mougenot.

    Ajoutons, mais est-ce un hasard, qu'il représente actuellement la France à la Biennale de Venise avec une oeuvre dont le titre "Rêvolution" est plein de promesses.

     

    Patrick NEU

    Il serait dommage de quitter le Palais de Tokyo sans aller s'émerveiller de l'exposition voisine de Patrick Neu.

    Cet artiste discret, peu bavard, qui travaille à la cristallerie St Louis en Lorraine, construit, à l'écart de la vie parisienne, une oeuvre d'une irréductible singularité. L'éphémère et la fragilité sont au coeur de son travail. Pour ce faire il utilise des matériaux tels que le cristal, les ailes d'abeille, la cire qui laissent planer sur ses oeuvres une menace et un péril permanent. En voici quelques exemples :

    - Dessin sur intérieur de verre à pied noirci à la bougie (photo 1) IMG_0760.JPG: Dans le noir de fumée qui opacifie l'intérieur d'un verre, il reproduit certains tableaux de peintres qu'il admire. On croit rêver en reconnaissant la réduction de "L'enlèvement des sabines" de David, "La bataille de San Romano" d'Ucello ou "La chute des damnés" de Rubens. Des heures et des heures de travail ont été nécessaires pour réaliser ce travail qu'une mauvaise manipulation réduirait à néant.

    - Une camisole de force faite d'ailes d'abeilles (photo 2)IMG_0787.JPG : Véritable oxymore visuel ; une camisole de force n'est-elle pas faite pour immobiliser quelqu'un, or ici elle est faite d'une matière si fragile qu'un simple souffle pourrait la détruire. Le résultat est d'une beauté bouleversante.

    - Il en est de même pour une armure de samouraï (photo 3) IMG_0763.JPGconstituée de morceaux de cristal reliés par du papier. Faite pour protéger le guerrier, le matériau utilisé ici la rend d'une totale vulnérabilité que le moindre choc pourrait réduire en mille morceaux.

    Un dernier exemple peut être donné avec la lilliputiene sculpture de deux pattes d'oiseau 7837.jpg(photo 4) en acier brillant reposant sur un tout petit socle de métal. Dressées vers le ciel, raidies par la mort, ces petites pattes sont pathétiques ; elles expriment à la fois la perfection et la fragilité de la nature. Patrick Neu les a ramassées dans la campagne et, pour en obtenir une réplique exacte, les a enfermées dans du plâtre réfractaire. Le métal en fusion qu'il a ensuite coulé, a pris leur place après les avoir calcinées. Le mot sublimation qui désigne cette technique s'applique particulièrement à cette oeuvre.

    Une tension surgit qui oppose le temps qu'il a fallu pour réaliser ces travaux, parfois plusieurs années, et les quelques secondes qui suffiraient pour le détruire. Légères, extravagantes, elles rappellent que l'art et la vie ne tiennent qu'à un fil et qu'un rien suffit pour les anéantir.

    Palais de Tokyo - 13, avenue de Président Wilson, 750016-Paris (01 81 97 35 88), ouvert tous les jours de midi à minuit sauf mardi.  expositions jusqu'au 13 septembre 2015

     

     

     

  • Pablo REINOSO (par Sylvie)

     Entre oeuvre d'art et design, le travail de l'artiste argentin Pablo Reinoso est toujours déroutant. Les pieds dans le réel il nous entraine néanmoins dans un univers poétique et attachant qui fait sourire et réfléchir.  La Maison de l'Amérique latine à Paris en expose un aperçu.  L'utile et le beau, l'humour et le philosophique s'y mêlent pour créer avec des matériaux nobles, un plaisir visuel, sensuel et intellectuel extrêmement stimulant.

    20150609_152007-REINOSO- Retour végétal.jpgIl y a d'abord ce banc, Retour végétal, 2015, bois sculpté et acier, de la série Spaghetti Benches, dont la photo s'affiche en grand à l'entrée, sur le boulevard, comme un pied de nez . A l'intérieur, il est là, en vrai, comme n'importe quel banc de jardin avec ses lattes de bois clair lisses et douces. Sauf qu'au lieu d'être parfaitement rectilignes, elles ondulent et se déploient tout autour en arabesques comme des rubans. Le meuble a perdu sa géométrie et sa fonction première- impossible de s'y asseoir-  mais il a gagné en vitalité par ses lianes indomptables, revenues, dirait-on, à l'état sauvage. L'idée que la matière échappe à ce que la main de l'homme lui a imposé pour son propre usage et retrouve sa liberté organique en proliférant est évidente. Elle induit la notion que le temps est à l'oeuvre. Né sans doute de l'exubérance de la nature locale, ce même type de déploiement immaitrisable se retrouve chez le sculpteur brésilien Henrique Oliveira.

    20150609_150619-REINOSO-Two for tango.jpgAutres objets impraticables de Reinoso, les cadres, contenants prévus pour des contenus. Two for tango, 2014, en est un double en bois sculpté n'encadrant que du vide. 236,5x205x56,5cm. L'artiste renverse les valeurs et fait des contours l'oeuvre elle même. Hommage au double portrait fameux (Ecole de Fontainebleau, vers 1594) de Gabrielle d'Estrée et de sa soeur la duchesse de Villars, les cadres, dans un effet surréaliste, se délitent en entrelacs de bois, se rejoignent, oublieux de leur fonction. Les volumes se répondent délicatement et recréent le dialogue du tableau de référence.

    IMG_0590.JPGReinoso a tant travaillé le bois, qu'il en est devenu allergique, il doit confier la réalisation de ses oeuvres à des ateliers. Mais son goût pour la couleur noire l'a mené vers d'autres réalisations, en particulier pour l'espace publique, tel le Throne beam stool, 2015, un banc auréolé de lianes, en acier peint, et une installation. Paysage d'eau, 1982, en marbre et charbon minéral, 600x90x10cm. Se trouve figé dans le marbre statique l'essence même du mouvement de l'eau et ses reflets que borde de sa fragilité mate le charbon brut. Magnifique paysage et pourtant si minimal.

    IMG_0598- REINOSO- chaise au plafond.JPG20150609_152028-REINOSO- Ashes to Ashes.jpgLa chaise Thonet (1859), en bois tourné noir et cannage, est un symbole du passage à la modernité. Tous les designers le reconnaissent. Reinoso l'utilise avec tendresse et irrévérence dans une installation et une video. La tête en bas, cette pièce fétiche, pratique et élégante, est collée au mur puis au plafond qui finalement s'effondre pour se terminer dans la cheminée, une image de la vie sans doute, et de la métamorphose qui nous fait naitre, évoluer et finir déconstruits et brulés dans la cheminée. Ashes to Ashes, 2002.                      

    Dans l20150628_232409- REINOSO-Bianca Li- bascules.jpga vidéo (2006) la chorégraphe et danseuse Bianca Li manipule la chaise, tenteIMG_0591- Bianca Li- REINOSO- Bianca Li-chaise percée.JPG, avec un sérieux imperturbable que ne renierait pas Buster Keaton, de dialoguer avec elle, de la faire sienne dans des positions les plus improbables comme si cet objet inanimé avait une âme.

    Il est bien connu que les argentins sont friands de psychanalyse. Deux oeuvres en matériaux souples, toile et ventilateurs, s'y réfèrent: le Monochrome respirant, 1999, 300x260cm est constitué d'une série de coussins de toile noire qui gonflent et se dégonflent régulièrement. Ils respirent... comme des êtres humains. Un double de cette oeuvre figure à La Maison rouge dans le cadre de l'exposition Buenos Aires. Quant au huis-clos du Cabinet du Dr Lacan (1998), 200x400x250cm, il se voit à travers la toile-bulle comme si divan et fauteuil gonflables animés d'une respiration participaient du travail analytique.

    Pablo Reinoso, "Un monde renversé", Maison de l'Amérique latine, 217 bd St Germain 75007. Paris. Tel: 01 49 54 75 00. Jusqu'au 31 juillet et du 17 au 22 août 2015.

                                                                

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

  • David SMITH (par Régine)

    En 2006 eut lieu au Centre Pompidou une superbe exposition des sculptures de David Smith (sculpteur américain né en 1906 et mort accidentellement en 1965). Depuis cette date aucune de ses oeuvres n'avait été montrée à Paris. Or la Galerie Karsten Greeve expose actuellement une exceptionnelle série de dessins des années 1950/1960 qu'il serait dommage de ne pas voir. Elle nous rappelle que cet artiste ne fut pas seulement un peintre, un très grand sculpteur mais aussi un merveilleux dessinateur.

    Le titre de l'exposition "Acting in space" rend parfaitement compte du sentiment éprouvé devant ces dessins car ce qui frappe immédiatement c'est l'extrême vitalité et la liberté avec laquelle ils occupent l'espace. On ressent aussi que la Nature et la présence humaine n'en sont pas évacuées.

    En voici quelques exemples :

    Dans "Sans titre" de 1952 (photo 1)IMG_0454.JPG, tel un buisson d'épines, un réseau de lignes d'épaisseur variable envahit la surface du papier. Aux points de rencontre de leurs ramifications des taches se forment et s'illuminent en rouge, comme si, tels des synapses, elles étaient le révélateur d'un influx d'énergie sous jacent.

    Cette structure figurant la circulation d'une force avec ses points nodaux se retrouve dans plusieurs dessins. Ces lignes en expansion qui dévorent l'espace en s'entrecroisant donnent un fort sentiment d'instantanéité ; David Smith appartient à la génération des expressionnistes abstraits et ces oeuvres entrent forcément en résonance avec certaines peintures de Pollock.

    Dans "Sans titre" de 1953 (photo 2)IMG_0459.JPG des lignes très fines, très fluides, ponctuées de quelques taches circulent allègrement et nous invite à entrer dans la danse. Chaque segment semble relié aux autres pour former un rythme dans lequel on se trouve pris. Smith nous offrirait-il les traces d'une chorégraphies ou un ciel avec constellations et ballet d'étoiles filantes ?

    L'encre et gouache sur papier de 1954 (photo 3) IMG_0452.JPGest d'une grâce miraculeuse. Telles les baguettes d'un prestidigitateur, des lignes jonglent avec de délicates bulles aux couleurs irisées. L'artiste nous entraîne ici dans un rêve ludique et mélodieux. Ne disait-il pas "Une grande oeuvre d'art abstrait ressemble à un rêve. Elle donne à voir à la fois la beauté et son corolaire l'imagination".

    D'autres oeuvres sont très noires, très prégnantes, telle "Sans titre" de 1957 où une forme anthropomorphe noire et puissante jaillit du papier (photo 4)IMG_0467.JPG. Arcboutée sur elle-même, fureur contenue, elle semble prête à bondir. On pense à "L'ange du foyer" de Max Ernst. Si on a beaucoup parlé de l'influence de Gonzalés et de Picasso sur David Smith, il ne faut pas oublier celle des surréalistes dont l'automatisme correspondait à son désir de spontanéité pour exprimer formellement des émotions indicibles.

    Les traces d'un noir épais qui maculent le "Sans titre" de 1951 (photo 5)IMG_0465.JPG sont-elles, comme dans certains lavis de Tal Coat, celles d'un troupeau en transhumance, d'un vol de corbeaux dans le ciel ? acting in space...

    Une unique sculpture assez plate faite de matériaux agricoles (selle, instruments agraires) est placée au centre de l'exposition (photo 6)IMG_0461.JPG. A-t-on voulu suggérer l'idée d'un dessin dans l'espace, expression souvent utilisée au sujet de son oeuvre comme de celle de Gonzalés ? Nombre de ses sculptures sont en effet peu profondes mais aucune d'entre elles ne saurait être amenée à une version en acier d'un dessin préexistant. Si dessins et sculptures ont des points communs il s'agit bien de deux registres différents. C'est ce que montre à merveille cette exposition.

    DAVID SMITH Drawing and sculpture : acting in space - Galerie Karsten Greve - 5, rue Debelleyme, 75003-Paris. 01 42 77 19 37. Jusqu'au 27 juin.

     

     

     

     

  • Antony GORMLEY ( par Sylvie )

    La sculpture contemporaine anglaise est réputée pour sa vitalité. Depuis Henry Moore le pays n'a cessé de produire de grands artistes qui ont ouvert cette sphère à la modernité. L'exposition à la galerie Thaddeus Ropac de Pantin, en région parisienne, en fournit aujourd'hui un exemple. Dans cette ancienne chaudronnerie aux majestueux volumes, les oeuvres d'Antony Gormley ont trouvé un lieu à leur mesure. D'un coup d'oeil un peu rapide, elles pourraient toutes, dans leur noirceur, n'être perçues  que massives, géométriques, raides. Bien qu'elles soient de grandes dimensions, en des matériaux usinés et lourds dont les composants s'empilent de façon, semble t'il, sommaire, elles opèrent sur notre mental comme un  rappel de la forme humaine et de son inscription dans l'environnement. Semi-abstraites, elles ont le pouvoir de figurer, objectiver et d'activer une perception de l'intérieur; conceptuelles, leur sens est à trouver dans ce qu'elles révèlent.

    IMG_0307.JPGDès l'entrée, bien en face, est campée en solitaire Hole, de quatre mètres de haut. Cubes, parallélépipèdes, toutes formes soudées, pleines ou évidées, imbriquées, la composent comme un univers compact perçu et vécu à la fois. Que sont ces cellules, des chambres, des fenêtres, des couloirs, des yeux, un nez ? Elles se confondent, interrogent, et donnent à cette "cabane" isolée dans l'espace qui l'entoure l'illusion d'un être vivant très protecteur par sa masse et très ouvert par ses orifices, un condensé habitacle/habitant.

    IMG_0299.JPG Expansion Field est une installation de soixante sculptures volumineuses en acier Corten gris sombre et poli, réparties en quatre rangées. Elles composent dans la seconde salle un environnement total et minimaliste, sorte de grande armée d'attitudes du corps, silhouettes austères comme des coffre-forts et répétitives qui rappellent les alignements des mégalithes de Carnac ou les grandes silhouettes de l'ile de Pâques. Certaines pourraient faire penser à des architectures fascisantes. Dans leur côtoiement serré - qui occupe toute la pièce - ces troncs verticaux trapus étouffent de promiscuité, comme certaines allées de cimetières. Individuellement fermés sur eux-mêmes et circonscrits dans le cadre de la pièce, ils semblent dans l'incapacité d'avancer, barricadés dans l'étroitesse de leur espace et la défense de leur personne. Point d'esprit d'équipe dans ce rassemblement. Gormley serait-il fasciné par les foules aux individus si semblables et si différents ?

    IMG_0290.JPGIMG_0294.JPG Une forêt totémique a investi la nef principale. Elle nous parle également du corps. Ces 15  Blockworks, composées de parallélépipèdes de fonte, comme des assemblages cubistes,  évoquent dans leur géométrie des attitudes familières qui sont autant de sentiments et de comportements, réflexion, chagrin, joie, fierté... Plus grandes que la taille humaine, espacées, toujours aussi géométriques, elles dégagent néanmoins, portées par leur socle qui les surélèvent et le délié de l'empilement, une impression de légèreté et de liberté. Le revêtement noir et charbonneux, à l'acide tannique, y contribue. Selon la position des blocs on comprend que là est la face, ici la cambrure... Peu d'amorces de mouvement de bras mais les jambes esquissent une avancée, les pieds s'élancent du sol sous la poussée des supports. Ce ne peut être qu'un dignitaire cette silhouette majestueuse et élégante, toute seule, un peu à l'écart.

    IMG_0315.JPGMatrix II se déploie dans le hall suivant en un tricotage de matériau très ordinaire. Des tiges à béton métalliques s'entrecroisent et forment des volumes, architecture virtuelle que l'oeil traverse. Elle rappelle le "Pénétrable" de Soto, fait de filins de plastique - bien qu'ici toute pénétration corporelle soit impossible - et questionne les formes et les structures de l'habitat humain.

    IMG_0308.JPGDernier plaisir, et pas des moindres, la série de petits travaux préparatoires sur papier, accrochés au mur. Dans ces emboitements de formes tout est dit, les volumes, les articulations, tout ce dont le corps et l'habitat sont faits. Gormley, au noir de sa peinture, ajoute du lait pour l'adoucir et lui donner cet aspect gris-brun  lavé, subtil, un enchantement.

    Antony Gormley "Second Body", galerie Thaddeus Ropac, 69 av du Génaral Leclerc, 93500 Pantin. Du mardi au samedi de 10h à 19h, jusqu'au 18 juillet 2015.

  • TAKIS, TELEMAQUE, GEORGES NOËL (par Régine)

    Trois expositions dans trois musées parisiens sont actuellement consacrées à trois artistes des années 1960: Takis au Palais de Tokyo, Georges Noël au M.N.A.M. et Hervé Télémaque à Beaubourg. Aucun de ces artistes discrets n'avait eu les honneurs d'un musée parisien depuis plus de vingt ans. Assisterait-on à un regain d'intérêt pour cette période longtemps éclipsée au profit d'autres formes d'art ?

    A l'époque l'art cinétique, la figuration narrative, l'abstraction lyrique et expressionniste se partageaient les cimaises parisiennes et si par facilité les critiques essayaient de rattacher ces artistes à l'un ou à l'autre de ces mouvements, chacun d'entre eux y était difficilement assimilable. Ces trois expositions d'artistes marginaux quant aux catégories reconnues mettent ainsi et fort heureusement l'accent sur la diversité et la richesse de l'art en France à cette période.

    Takis et Télémaque ont tous deux 24 ans lorsqu'ils arrivent à Paris, le premier d'Athènes en 1954, le second d'Haïti en 1961. Georges Noël, né en 1924 et mort en 2010, quittera Paris en 1968 pour New York où il passera près de quatorze ans. Or tous trois ont commencé à exposer à Paris à peu près en même temps, c'est-à-dire au début des années 1960 et chacun aura connu une éclipse de plusieurs années, Takis et Télémaque de la fin des années 1970 au début des années 1990. Quant à Georges Noël, absent de 1968 à 1982, il sera peu exposé en France, même s'il l'est beaucoup à l'étranger. Un regain d'intérêt pour son travail se fait sentir depuis peu.

    TAKIS

    Au sein de l'art cinétique où l'époque avait vainement tenté de le classer, Takis occupe une place tout à fait à part et il est bien difficile de comparer ses travaux avec ceux de Vasarely, Agam, Soto, Le Parc ou d'autres encore. Si les uns sont illusionnistes et font appel aux sens du spectateur, Takis quant à lui se passionne pour le magnétisme, pour sa force d'attraction naturelle invisible et mystérieuse.

    La belle rétrospective du Palais de Tokyo restitue la magie de la plupart de ses oeuvres. Une grande quantité de ses SignauxIMG_0215.JPG (photo 1) y est rassemblée. Ce sont de longues, flexibles et élégantes tiges de métal complétées à leur extrémité par des éléments mécaniques récupérés (pièces électroniques, balanciers horizontaux, tête de hérisson de ramoneur) ou dotés de lumière colorée et clignotante. A la manière des éoliennes elles sont faites pour exploiter les énergies immatérielles tels que le vent, le son, la lumière. Leur beauté, leur fragilité dégage une grande force poétique. Ses sculptures musicalesIMG_0212.JPG (photo 2) fonctionnent grâce à une petite aiguille qui heurte une corde de métal dont les oscillations déclenchent un son strident, imprévisible, venu de nulle part si ce n'est des profondeurs de la terre ou du lointain cosmos. "Si je pouvais avec un instrument comme le radar capter la musique de l'au-delà" disait-il. Avec "Les murs magnétiques"IMG_0208.JPG (photo 3) des flèches s'agitent sur des toiles de couleur attirées par les aimants posés à leur revers. Avec ses "Télélumières"IMG_0227.JPG (photo 4) ou lampes à vapeur de mercure il provoque une clarté bleu azur, la couleur des sphères, et transforme ces grosses ampoules ventrues de forme anthropomorphe en divinités archaïques. De même en soudant et en soclant des boulons ou des écrous il fait revivre les idoles de ses ancêtres.

    Dans sa quête insatiable de capter l'énergie cosmique Takis nous met à l'écoute des lois secrètes de la nature et nous fait entrevoir l'invisible.

    Takis : champs magnétiques - Palais de Tokyo, 13, av. du Président Wilson, 75016-Paris. Jusqu'au 17 mai 2014. Fermé mardi.

     

    GEORGES NOËL

    Ce n'est pas une grande exposition mais la vingtaine de tableaux réunis dans une salle du Musée National d'Art Moderne permet de se rendre compte du parcours de cet artiste et de son originalité au sein de l'abstraction de son époque.

    Comme Fautrier ou Dubuffet, dès le début il attache une grande importance à la matière picturale. Il fabrique lui-même son médium, broie ses couleurs et ne se servira jamais d'un pinceau mais d'instruments qu'il met lui-même au point. Seul compte pour lui la force, l'énergie, le désir puissant qui anime l'artiste ; l'acte de création se présente comme une expression existentielle, une affirmation de soi en mouvement. La notion de "palimpseste", nom donné à nombre de ses oeuvres, est emblématique de son travail. C'est dire aussi l'importance accordée aux signes et à l'écriture (voir mon article du 2 avril 2012 sur ce blog).

    Si "Palimpsestes organique" de 1959 (photo 1)IMG_0191.JPG, le tableau qui ouvre l'exposition, est d'un expressionnisme proche des premiers Hantaï - la matière y est labourée de circonvolutions viscérales qui s'enchevêtrent pour former un monde proliférant, grouillant et inquiétant -, "Pluie Edo" (photo 2) 9_911601-3[1].jpgde 1990 qui la termine offre une surface d'un extrême raffinement à l'atmosphère pluvieuse et contemplative. Sur un fond beige une pluie de griffures fait affleurer toute une gamme de verts et de violines émergeant des couches sous-jacentes.

    Entre ces deux oeuvres, dans les autres tableaux présentés ici les signes sont soit presque effacés, légers et ariensIMG_0187.JPG ("Ecritoire aux signes en blanc n° 2" de 1963) (photo 3), soit énergiquement raturés ("Palimpseste dessiné" de 1960) soit organisés en bande d'écriture dont le graphisme et la beauté des couleurs n'est pas sans rappeler Paul Klee ("Palimpseste le soir" de 1965) (photo 4)IMG_0198.JPG, soit parfaitement organisés en diagonales s'échappant de la surface de la toile et dont le graphisme évoque la trace fugace laissée sur le sol par des pattes d'oiseau ("The bird walker" de 1970) (photo 5)IMG_0182.JPG.

    Cette exposition montre l'évolution de Georges Noël et permet de se rendre compte que sa matière somptueuse et son écriture de plus en plus maîtrisée sont restées une constante tout au long de sa carrière pour exprimer le passage du temps et la façon dont le passé modifie le présent.

    Georges Noël : La traversée des signes - Musée d'Art Moderne de la Ville de Paris, 11, avenue du Président Wilson, 75016-Paris. Fermé lundi. Jusqu'au 3 Mai.

     

    Hervé TELEMAQUE

    Comme dans les peintures de Chirico qui réunissent sur une même toile des objets n'ayant en apparence aucun lien logique entre eux, les oeuvres de Télémaque sont bien énigmatiques. Elle ne sont pas "narratives" comme celle de ses contemporains qui, comme lui, ont été rassemblés sous le nom de "Figuration narrative"mais elles montrent des objets éclatés et hors contexte. C'est ainsi que canne d'aveugle, portrait de nègre, bouche dentée, sous-vêtements féminins, bandage herniaire, paire de ciseaux, chaise longue, slips d'homme ou trou de serrure, éparpillés et associés à des mots ou à des bribes de phrases, s'envolent ou gravitent dans la plupart de ses toiles des dix premières années ("Ciel de lit, n° 3" de 1962 (photo 1)IMG_0248.JPG, "Convergences" de 1966IMG_0259.JPG (photo 2) ou le très dépouillé "Passages" de 1970)IMG_0261.JPG (photo 3). Télémaque ne figure pas le monde des objets comme dans le pop'art mais porte un regard ironique et distancié sur la société de consommation et le vide qu'elle engendre. Grande liberté est laissée au spectateur pour associer selon sa sensibilité, ses propres références et sa biographie.

    Dans les années 1980 il se renouvelle en faisant de magnifiques diptyques associant dans un même cadre un dessin sur calque et le collage du même motif obtenu par l'assemblage de papiers de couleur ("Utopie n° 4, "Selles comme montagne" de 1979 (photo 4) par exempleIMG_0273.JPG). L'histoire d'Haïti, et sa propre biographie traverse toute son oeuvre "Je fais de la peinture pour me raconter dit-il ; tout ce que je fais mon inconscient le traverse". Le beau tondo intitulé "Charette à bras, le visible" de 1989 (photo 5)IMG_0263.JPG, où sont peints en aplat de couleurs, un peu comme chez Adami à la même époque,  un amoncellement d'objets colorés est une allégorie du tiers monde et "Mère Afrique" l'illustration de la domination des blancs". L'exposition se termine par des oeuvres récentes où avec une grande virtuosité dans l'agencement des formes et un talent de coloriste exceptionnel, Télémaque évoque ses racines africaines et rend hommage aux artistes qui ont compté pour lui "Fond d'actualité n° 1" ou "Le moine comblé (amorces avec Arschile Gorky") de 2014IMG_0274.JPG (photo 6).

    Télémaque regarde le monde avec distance, acuité, ironie et le sens aigu de ce qui se cache derrière les choses.

    Hervé Télémaque - Centre Pompidou, 19, rue Beaubourg, 75004-Paris fermé mardi. Jusqu'au 18 mai.

     Oui, dans les années 1960 il se passait beaucoup de chose en France et bien que nombre d'artistes de cette période aient été occultés par la génération suivante, ces expositions nous rappellent qu'ils n'ont jamais cessé de créer et d'évoluer et que leur talent n'est pas mince.