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décrypt'art - Page 12

  • Biennale de Venise 2015 (par Régine)

    Après avoir arpenté "Illumination" la Biennale de 2011 (mon article du 22/10/2011), si riche en oeuvres spectaculaires d'artistes connus, "Il palazzo enciclopedico", la Biennalle de 2013 (mon article du 16/10/2013), centrée sur le monde intérieur des artistes avec son lot de très belles découvertes d'oeuvres méconnues ou oubliées, me voici en 2015 de nouveau et pour mon plus grand bonheur à Venise, curieuse de découvrir "All the word's futures"

    Sur ce titre ambigu le commissaire de la Biennale 2015, Okwul Enwesor, a souhaité apposer trois filtres : "Garden, disaster, liveness" ; "On epic duration" ; "Reading Capital" dont le sens, la cohérence et l'intérêt ne sont pas évidents et n'ont sans doute pas laissé aux artistes un champ bien balisé ; en effet, de l'énorme quantité d'oeuvres exposées qui évoquent plus les problèmes du monde actuel ou les conséquences des évènements passés que les possibles futurs du monde, il est difficile de dégager des lignes de force se rapportant au thème proprement dit. Seul un nombre restreints d'artistes, souvent déjà repérés ailleurs, émergent de la masse, les autres se dissolvent dans la mémoire.

    Ici comme les fois précédentes les installations et les vidéos sont largement majoritaires. Certaines n'ont pas besoin d'être détaillées, au premier coup d'oeil on est saisi, ébranlé ou sous le charme alors que d'autres se résument à des discours, des archives ou des reportages. Comme les fois précédentes la peinture fait figure de parent pauvre. Il y a aussi beaucoup de séries de photos ou de dessins qui déclinent à l'infini un même thème ; rarement drôles, parfois émouvantes, elles sont souvent un peu ennuyeuses.

    Aux Giardini comme à l'Arsenal, parmi l'abondance des oeuvres exposées, voici celles qui ont particulièrement retenu mon attention.

     

    Aux Giardini, avant de pénétrer dans le pavillon central où les oeuvres nous présentent un avenir peu réjouissant, une halte s'impose au Pavillon hollandais où l'installation "To be all ways to be" d'Herman de Vries est une merveille de sensibilité et de poésie. En glanant ici ou là dans une ile abandonnée proche de Venise, plantes, cailloux, coquillages fragments divers et en les organisant en un vaste herbierIMG_1035.JPG (photo 1), en rangeant sur le sol une multitude de faucilles de toute taille et de toute forme IMG_1040.JPG(photo 2), en imprégnant des feuilles de papier des innombrables teintes de terre de toutes les régions du monde, il nous montre que l'expérience de l'infini passe par la réalité physique du monde qui nous entoure ; il nous dit l'importance de regarder le monde et nous fait toucher du doigt son incroyable variété.

    Dès l'entrée dans le pavillon central la grande installation de Fabio Mauri "Il muro occidentale del Pianto" donne le ton IMG_1043.JPG(photo 3). Conçue en 1993 par un homme qui aurait aujourd'hui 90 ans elle est bouleversante. Sur 4 mêtres de haut un mur de vieilles valises de tailles et de couleurs différentes s'élève, chacune contient une histoire, une vie et exprime un voyage sans retour, celui des déportés d'Auschwitz ; traumatisme du XXème siècle dont les effets se font toujours sentir. Cette oeuvre résonne bien sûr avec l'actualité, celle des émigrés fuyant la guerre et sa destruction.

    Lui fait écho l'installation "Roof off" de Thomas Hirschorn dont la puissance est comparable à celle de la déflagration d'une bombe. Du toit éventré d'une pièce du pavillon central s'échappe tout un fratras d'éléments de construction généralement dissimulés : tuyaux, gaines d'évacuation, fils électriques, bouts de carton, scotch ; ils envahissent l'espace du spectateur et tombent sur des monceaux de pages imprimées en Grec qui jonchent le sol IMG_1048.JPGIMG_1049.JPG(photos 4 et 5). L'étroitesse du lieu confronte physiquement le spectateur à cette destruction : celle des bases de notre civilisation (la Grèce), de notre technique, de notre environnement envahi de déchets. Comme à la Biennale de 2011 où il était déjà présent, Hirschorn nous propose la vision d'un monde déglingué et en voie de destruction.

    Walker Evans et Chris Marker, ces deux figures tutélaires de la photo, nous confirment que le talent n'a pas d'âge et leurs oeuvres résonnent encore fortement avec l'époque actuelle ; l'un ici avec sa série documentaire de 1936 sur 3 familles de cultivateurs d'Alabama pris dans un cycle de dettes et de menaces d'éviction dues aux lois du marché et à la crise économique ; l'autre à l'Arsenal avec son beau et très humain reportate sur les passagers du métro. Dans un registre inverse leur fait écho le travail d'Andréas Gursky. Pas de série mais quelques grandes photos de foules besogneuses IMG_1062.JPGdans lesquelles l'individu se trouve dissous. Ainsi ces ouvriers chinois fabriquant des paniers d'osier à la chaine dans un immense atelier partagé en rangées identiques et parallèles ou cette salle de change à Chicago où une foule de traders spéculent en même temps (photo 6). En un cliché l'artiste a su saisir le vertige de la répétition uniformisée et la deshumanisation de notre société.

    Enfin un moment de rêverie et de douceur nous est donné grâce aux trois toiles d'Hellen Gallagher qui nous entraînent dans un univers aquatique. Sur un fond tapissé de feuilles de papier millimétré de couleur vert d'eau évoquant l'immensité de l'océan elle a réalisé de magnifiques collages IMG_1055.JPGextrêmement complexes et raffinés évoquant d'étranges êtres mi animaux, mi végétaux, habitants d'une mythique Atlantide noire qui existerait au fond de l'Océan indien (photo 7) ; ils flottent et ondoient en s'éparpillant dans l'espace. De cet univers onirique nait une sensation de fluidité, de liberté, de beauté et de grande complexité du vivant.

    Quoi qu'il en soit la mort nous guette tous au bout du chemin nous rappelle l'impressionnante et poignante série de crânes peints par Marlène Dumas. Du même format les 50 tableaux, qui sont tous de magnifiques morceaux de peinture, font le tour d'une salle.IMG_1065.JPG(photo 8) Aussi différents que des visages ces crânes vous encerclent et vous regardent avec leurs yeux vides. Impossible d'échapper à leur cri muet et désespéré.

    Oui "Everything will be taken away" IMG_1067.JPGnous répète à l'envie Adrian Peper, lion d'or du festival. Cette phrase est écrite à la craie des centaines de fois sur de grands tableaux noirs et sur des photos dont les visages des personnes ont été effacés (photo 9).

    Mais laissons nous emporter par la magie et la beauté de l'installation "The key in the hand" de Chiharu Shiota. IMG_1080.JPGEn suspendant des milliers de vieilles clefs à des fils rouge vermillon, elle a transformé le pavillon japonais en une immense grotte arachnéenne où gisent deux barques remplies de clefs usées, sorte de matérialisation d'une image mentale (photo 10). Que sommes nous sans la mémoire, celle qui nous relie à nos ancêtres, à notre présent et à notre futur ? semble-t-elle nous dire.

    La belle et mystérieuse vidéo du pavillon coréen du duo Moon Kyungwon et Jeon Joonho nous fascine et nous glace en nous entraînant dans une bulle de survie quelque part dans un futur lointain où l'héroïne, vêtue d'une combinaison immaculée, mène une vie solitaire et parfaitement réglée.

    IMG_1088.JPGEnfin amusons nous en regardant se déplacer les pins de Celeste Boursier Mougenot au pavillon français, allusion ironique aux traumatismes que l'homme inflige à la nature (photo 11) .

     

    L'horizon ne s'éclaircit guère à l'arsenal où les sujets abordés sont essentiellement les conflits armés et les crises économiques ou politiques, écho à de nombreuses situations actuelles dans le monde, particulièrement au Moyen Orient et en Afrique et qui augurent d'un avenir bien sombre.

    Deux oeuvres magistrales ouvrent et ferment le long parcours de la corderie. On commence dans l'obscurité d'une grande salle seulement éclairée par les néon colorés de Bruce Naumann IMG_1115.JPGqui font clignoter alternativement les mots de "life, pain, death, love, hate, plasure" (photo 12) ; ils éclairent les bouquets de machettes d'Adel Abdessemed qui s'épanouissent sur le sol avec magnificenceIMG_1117.JPG (photo 12), ironiquement nommés "Nymphéas". C'est superbe et terrifiant. On termine par les magnifiques et bouleversantes toiles de Georges Bazelitz : 8 nus masculins, tête en bas, de près de 5m de haut, et dont les corps se désagrègent, crient toute la misère et le désespoir du monde IMG_1141.JPG(photo 13). Entre les deux une multitude d'oeuvres où la violence de notre monde s'affiche sous différentes forme.

    Les armes omniprésentes offrent aux artistes un inépuisable sujet. En voici quelques exemples avec le canon que Pino Pascali n'a pas hésité à pointer dans l'allée centrale entouré d'une longue suite de dessins énumérant les multiples formes que peuvent prendre les machines à détruire, les monceaux de tronçonneuses goudronnées que Monica Bonvicini a suspendues à des chaines ou les magnifiques trônes de chef de Gonzalo MabundaIMG_1160.JPG, réalisés uniquement avec de cartouches, obus, révolvers ou mitraillettes (The knowledge throne) (photo 14) .

    Heureusement l'humour affleure parfois. Il apparait discrètement à plusieurs reprises, par exemple dans l'herbier confectionné par Tary Simon qui, après avoir reconstitué les bouquets accompagnant les cérémonies de signature d'une multitude d'accords politiques, en a séché quelques fleurs qu'il a collées en vis à vis de la photo du bouquet et du texte de l'accord IMG_1128.JPG(photo 15); ou dans la série de dessins d'Olga Chernysheva IMG_1138.JPGqui croque avec humour et subtilité la vie quotidienne des russes à l'époque actuelle (photo 16) ; ou encore dans l'installation de Boris Achour "Game whose rules I ignore" (le jeux dont j'ignore les règles), écho à bien des situations actuelles. On sourit et on est touché devant la série des délicats dessins faits au crayon de couleur de l'Algérienne Massinissa Selmani "A-t-on besoin des ombres pour se souvenir" qui représentent des situations quotidiennes absurdes et très humaines .

    La géopolitique se dessine sur des cartes telles que celles de la vietnamienne Tiffany Chung IMG_1156.JPG(photo16). En 36 subtils dessins sur calque, à l'aide de statistiques joliment colorées, elle a redéfini l'histoire du conflit syrien. La géopolitique se filme avec l'installation de Chantal Akerman "A tragic space". Sur plusieurs écrans, installés en quinconce défilent des paysages immenses et désertiques tandis qu'une bande son diffuse le bruit assourdissant de bombardements, allusion sans doute aux guerres actuelles qui se déroulent dans les déserts syrien et irakien.

    Comme dans cette dernière les vidéos, la plupart du temps, offrent des projections simultanées ; soit elles mettent en parallèle de façon parfois arbitraire des situations différentes et dont le sens n'est pas toujours évident, tel "The bell" du kurdistant Hiwa K où l'on assiste à la fois à la confection d'une tombe et à celle d'une cloche ; soit elles projettent sur plusieurs murs d'une pièce un reportage tel le très sympathique "Fara fara" de Carsten Holler qui offre un portrait dansant et ensorcelant de la capitale congolaise avec ses rythmes déchainés. Mais ne relève-t-elle pas plutôt du journalisme que de l'oeuvre d'art ?

    Beaucoup d'autres travaux mériteraient sans doute notre attention, mais la lassitude finit par gagner devant tant d'oeuvres déprimantes. Pourtant avant de partir n'omettez pas d'arpenter le pavillon italien. Il est beau, bien fait et présente plusieurs artistes passionnants. Une balade dans Venise offre aussi quelques plaisirs, entre autres l'exposition de peintures de Sean Scully (photo 18) au Palais FalierIMG_1227.JPG sur le Grand Canal et l'installation de Jaume Plensa IMG_1242.JPGà San Giogio  (photo 19)

     

     

     

     

  • Jean Paul MARCHESCHI à Bastia (par Sylvie)

    Dans son dernier billet Régine vous a parlé du travail tout en finesse de Patrick NEU qu'elle a vu au Palais de Tokyo à Paris. Parmi les expositions de l'été figure celle d'un autre artiste, Jean Paul MARCHESCHI, inspiré lui aussi par le noir de fumée. Son registre est différent et se mêle à d'autres techniques plus classiques, mais il poursuit la même fascination pour ce médium à transparence brumeuse né de sa découverte du volcan Stromboli en 1984. Si Neu retire du noir au profit d'une image claire, Marcheschi crée une image avec ce noir.

    Jean Paul Marcheschi est corse, de Bastia où il est né en 1951 et sa ville lui rend hommage au Palais des Gouverneurs, un lieu chargé d'histoire qui offre une déambulation mystérieuse à travers salles hautes, cachots et fortifications. Peintures et sculptures, réalisées spécialement pour cet endroit, se déploient en un parcours poétique et sombre, tout empreint du monde de la Divine comédie de Dante.

    Pour aller ainsi des ténèbres vers la lumière, le visiteur est accueilli par une oeuvre photographique en noir et blanc de grand format, un mur de visages qui en appelle à la fois à la diversité des êtres humains ,  à leur uniformité dans la masse, et, comme dans les assemblages de Christian Boltanski, à la mémoire et à l'oubli. C'est une bonne introduction à l'univers hors du temps des oeuvres suivantes de l' artiste qui a, depuis le début des années 80, troqué le pinceau pour le flambeau et la couleur pour la suie, la cire et le noir de fumée. Voici quelques exemples où matière et lumière nous confrontent aux âmes errantes, aux gouffres et aux astres nés de son imaginaires.

    L'homme clair, suie sur plexiglass, installe une figure debout impalpable, aux contours flous, née de la superposition des plaques transparentes irrégulièrement peintes à la suie. Un homme fantôme en quelque sorte. 20150716_104253.jpg(photo 1)

    Le lac du sommeil et de l'oubli. Encre, pastels, cire, suie, sur papier marouflé sur toile. Marcheschi ne se suffit pas du noir de fumée. Il y introduit divers médiums qui en changent l'effet comme si une cuisine différente était nécessaire à chaque sujet.  Serait-ce la solitude humaine, fixée dans le déterminisme graphique que forment les multiples feuillets de cette composition onirique de lac où vont se perdre les âmes ? 20150716_104048.jpg(photo 2)

    Sanglier II (Hommage à Fautrier). Encres, mèches, huile, gouache, fusain, cire, suie, sur papier marouflé sur toile. Rare exception, une introduction de la couleur propre à symboliser, peut-être, la chair, animale ou humaine, leurs souffrances jusqu'au martyr, et les tempêtes intérieures.(photo 3).20150716_103710.jpg D'une grande culture, l'artiste est autant bon connaisseur de la peinture que bon écrivain. Il a en particulier publié des ouvrages sur Piero della Francesca et sur Goya.

    Sur un conte de la lune vague (hommage à Mizoguchi). Nombreuses sont donc les références culturelles de Marcheschi, littérature, peinture ou, comme ici, le cinéma. Cette Installation avec sculpture, vélum rétroacté, encre, cire, suie sur papier, drap noir est une évocation nocturne astrale, comme un espoir vers la lumière.20150716_102944.jpg (photo 4)

    Oracle du bélier. Encre, pastels, cire, suie sur papier marouflé sur toile. Autre assemblage de feuilles calligraphiées - le journal de l'artiste -où écritures et dessins transparaissent sous les traits de pinceau de feu. 20150716_103828.jpg(photo 5)

    Ceux qui n'auront pu se rendre à Bastia devront, à l'automne 2016, courir au musée Rodin à Paris : une exposition d'envergure de cet artiste y est programmée.

     

    "Abîmes, Abysses" de Jean Paul Marcheschi, Palais des Gouverneurs à Bastia, Haute Corse, jusqu'au 4 octobre 2015.

  • Céleste BOURSIER MOUGENOT et Patrick NEU (par Régine)

    Céleste BOURSIER MOUGENOT

    Pour ceux qui ne peuvent se rendre à Venise, et même pour ceux qui s'y rendront, un expérience unique est à vivre en ce moment au Palais de Tokyo.

    Avec l'installation "Acqua Alta" - référence faite aux pics de marée submergeant parfois la cité des Doges obligeant ses habitants à se déplacer sur des passerelles piétonnes - Céleste Boursier Mougenot a eu l'idée stupéfiante d'inonder une partie du rez-de-chaussée du Palais de Tokyo.

    La surprise est grande quand ayant franchi l'enceinte du musée on se trouve devant un immense lac noir qui se perd dans les dédales du bâtiment (photo 1)IMG_0744.JPG. On accède alors à un ponton d'où on embarque à plusieurs sur des bateaux en bois noir ; le plus courageux s'empare de l'unique rame et, tel Charon traversant le Styx, il se tient debout à l'avant de l'embarcation et entraîne les autres dans les ténèbres. On croise d'autres barques qui, dans l'obscurité prennent un aspect fantomatique. Tout est sombre en effet : l'eau, le bateau, les parois sur lesquelles des formes désincarnées, mouvantes, insaisissables, apparaissent fugitivement (photos 2 et 3) IMG_0775.JPGIMG_0772.JPGtandis qu'un son lancinant, continu, à la limite du supportable nous accompagne. Où sommes-nous ? Dans l'empire des morts ou dans une Venise souterraine ?

    A la fin du périple, on accoste sur une île où se trouve un amoncellement de blocs en mousse rappelant un éboulis de rochers (photo 4)IMG_0770.JPG. On s'y affale tandis que des images spectrales, aussi labiles que les mouvements de l'eau, continuent de défiler sur le mur. Des associations d'idées de toutes origines affluent : l'antiquité avec Charon et le Styx déjà évoqué, Narcisse se noyant dans son propre reflet ou le voyage d'Ulysse ; la philosophie avec la Caverne de Platon ; la peinture avec "L'île des morts" de Böklin, "La barque de Dante" de Delacroix, "Le déluge" de Poussin ou les gravures de Gustave Doré ; le cinéma avec "La nuit du chasseur" et la fuite en barque des enfants ou certaines séquences de films de Woody Allen ; la littérature avec "L'enfer" de Dante.

    Pour créer cet environnement l'artiste a recours à un système vidéo qui filme les visiteurs. Les images obtenues sont ensuite cryptées pour ne laisser apparaître que les contours flous des corps en mouvement sur l'eau. Ce sont eux qui sont projetés en boucle sur les murs. Le bourdonnement continu quqi vous accompagne sans cesse n'est que la conversion en sons de ce flux d'images. Le visiteur est donc le spectateur et l'auditeur de sa propre présence. Il fait partie intégrante de l'installation et se trouve être à la fois sujet, objet et acteur. Sans lui pas d'oeuvre. Tout est lié et c'est l'interaction entre les dispositifs techniques, l'eau et les visiteurs qui crée ce monde onirique dans lequel nous plonge Céleste Boursier Mougenot.

    Ajoutons, mais est-ce un hasard, qu'il représente actuellement la France à la Biennale de Venise avec une oeuvre dont le titre "Rêvolution" est plein de promesses.

     

    Patrick NEU

    Il serait dommage de quitter le Palais de Tokyo sans aller s'émerveiller de l'exposition voisine de Patrick Neu.

    Cet artiste discret, peu bavard, qui travaille à la cristallerie St Louis en Lorraine, construit, à l'écart de la vie parisienne, une oeuvre d'une irréductible singularité. L'éphémère et la fragilité sont au coeur de son travail. Pour ce faire il utilise des matériaux tels que le cristal, les ailes d'abeille, la cire qui laissent planer sur ses oeuvres une menace et un péril permanent. En voici quelques exemples :

    - Dessin sur intérieur de verre à pied noirci à la bougie (photo 1) IMG_0760.JPG: Dans le noir de fumée qui opacifie l'intérieur d'un verre, il reproduit certains tableaux de peintres qu'il admire. On croit rêver en reconnaissant la réduction de "L'enlèvement des sabines" de David, "La bataille de San Romano" d'Ucello ou "La chute des damnés" de Rubens. Des heures et des heures de travail ont été nécessaires pour réaliser ce travail qu'une mauvaise manipulation réduirait à néant.

    - Une camisole de force faite d'ailes d'abeilles (photo 2)IMG_0787.JPG : Véritable oxymore visuel ; une camisole de force n'est-elle pas faite pour immobiliser quelqu'un, or ici elle est faite d'une matière si fragile qu'un simple souffle pourrait la détruire. Le résultat est d'une beauté bouleversante.

    - Il en est de même pour une armure de samouraï (photo 3) IMG_0763.JPGconstituée de morceaux de cristal reliés par du papier. Faite pour protéger le guerrier, le matériau utilisé ici la rend d'une totale vulnérabilité que le moindre choc pourrait réduire en mille morceaux.

    Un dernier exemple peut être donné avec la lilliputiene sculpture de deux pattes d'oiseau 7837.jpg(photo 4) en acier brillant reposant sur un tout petit socle de métal. Dressées vers le ciel, raidies par la mort, ces petites pattes sont pathétiques ; elles expriment à la fois la perfection et la fragilité de la nature. Patrick Neu les a ramassées dans la campagne et, pour en obtenir une réplique exacte, les a enfermées dans du plâtre réfractaire. Le métal en fusion qu'il a ensuite coulé, a pris leur place après les avoir calcinées. Le mot sublimation qui désigne cette technique s'applique particulièrement à cette oeuvre.

    Une tension surgit qui oppose le temps qu'il a fallu pour réaliser ces travaux, parfois plusieurs années, et les quelques secondes qui suffiraient pour le détruire. Légères, extravagantes, elles rappellent que l'art et la vie ne tiennent qu'à un fil et qu'un rien suffit pour les anéantir.

    Palais de Tokyo - 13, avenue de Président Wilson, 750016-Paris (01 81 97 35 88), ouvert tous les jours de midi à minuit sauf mardi.  expositions jusqu'au 13 septembre 2015

     

     

     

  • Pablo REINOSO (par Sylvie)

     Entre oeuvre d'art et design, le travail de l'artiste argentin Pablo Reinoso est toujours déroutant. Les pieds dans le réel il nous entraine néanmoins dans un univers poétique et attachant qui fait sourire et réfléchir.  La Maison de l'Amérique latine à Paris en expose un aperçu.  L'utile et le beau, l'humour et le philosophique s'y mêlent pour créer avec des matériaux nobles, un plaisir visuel, sensuel et intellectuel extrêmement stimulant.

    20150609_152007-REINOSO- Retour végétal.jpgIl y a d'abord ce banc, Retour végétal, 2015, bois sculpté et acier, de la série Spaghetti Benches, dont la photo s'affiche en grand à l'entrée, sur le boulevard, comme un pied de nez . A l'intérieur, il est là, en vrai, comme n'importe quel banc de jardin avec ses lattes de bois clair lisses et douces. Sauf qu'au lieu d'être parfaitement rectilignes, elles ondulent et se déploient tout autour en arabesques comme des rubans. Le meuble a perdu sa géométrie et sa fonction première- impossible de s'y asseoir-  mais il a gagné en vitalité par ses lianes indomptables, revenues, dirait-on, à l'état sauvage. L'idée que la matière échappe à ce que la main de l'homme lui a imposé pour son propre usage et retrouve sa liberté organique en proliférant est évidente. Elle induit la notion que le temps est à l'oeuvre. Né sans doute de l'exubérance de la nature locale, ce même type de déploiement immaitrisable se retrouve chez le sculpteur brésilien Henrique Oliveira.

    20150609_150619-REINOSO-Two for tango.jpgAutres objets impraticables de Reinoso, les cadres, contenants prévus pour des contenus. Two for tango, 2014, en est un double en bois sculpté n'encadrant que du vide. 236,5x205x56,5cm. L'artiste renverse les valeurs et fait des contours l'oeuvre elle même. Hommage au double portrait fameux (Ecole de Fontainebleau, vers 1594) de Gabrielle d'Estrée et de sa soeur la duchesse de Villars, les cadres, dans un effet surréaliste, se délitent en entrelacs de bois, se rejoignent, oublieux de leur fonction. Les volumes se répondent délicatement et recréent le dialogue du tableau de référence.

    IMG_0590.JPGReinoso a tant travaillé le bois, qu'il en est devenu allergique, il doit confier la réalisation de ses oeuvres à des ateliers. Mais son goût pour la couleur noire l'a mené vers d'autres réalisations, en particulier pour l'espace publique, tel le Throne beam stool, 2015, un banc auréolé de lianes, en acier peint, et une installation. Paysage d'eau, 1982, en marbre et charbon minéral, 600x90x10cm. Se trouve figé dans le marbre statique l'essence même du mouvement de l'eau et ses reflets que borde de sa fragilité mate le charbon brut. Magnifique paysage et pourtant si minimal.

    IMG_0598- REINOSO- chaise au plafond.JPG20150609_152028-REINOSO- Ashes to Ashes.jpgLa chaise Thonet (1859), en bois tourné noir et cannage, est un symbole du passage à la modernité. Tous les designers le reconnaissent. Reinoso l'utilise avec tendresse et irrévérence dans une installation et une video. La tête en bas, cette pièce fétiche, pratique et élégante, est collée au mur puis au plafond qui finalement s'effondre pour se terminer dans la cheminée, une image de la vie sans doute, et de la métamorphose qui nous fait naitre, évoluer et finir déconstruits et brulés dans la cheminée. Ashes to Ashes, 2002.                      

    Dans l20150628_232409- REINOSO-Bianca Li- bascules.jpga vidéo (2006) la chorégraphe et danseuse Bianca Li manipule la chaise, tenteIMG_0591- Bianca Li- REINOSO- Bianca Li-chaise percée.JPG, avec un sérieux imperturbable que ne renierait pas Buster Keaton, de dialoguer avec elle, de la faire sienne dans des positions les plus improbables comme si cet objet inanimé avait une âme.

    Il est bien connu que les argentins sont friands de psychanalyse. Deux oeuvres en matériaux souples, toile et ventilateurs, s'y réfèrent: le Monochrome respirant, 1999, 300x260cm est constitué d'une série de coussins de toile noire qui gonflent et se dégonflent régulièrement. Ils respirent... comme des êtres humains. Un double de cette oeuvre figure à La Maison rouge dans le cadre de l'exposition Buenos Aires. Quant au huis-clos du Cabinet du Dr Lacan (1998), 200x400x250cm, il se voit à travers la toile-bulle comme si divan et fauteuil gonflables animés d'une respiration participaient du travail analytique.

    Pablo Reinoso, "Un monde renversé", Maison de l'Amérique latine, 217 bd St Germain 75007. Paris. Tel: 01 49 54 75 00. Jusqu'au 31 juillet et du 17 au 22 août 2015.

                                                                

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

  • David SMITH (par Régine)

    En 2006 eut lieu au Centre Pompidou une superbe exposition des sculptures de David Smith (sculpteur américain né en 1906 et mort accidentellement en 1965). Depuis cette date aucune de ses oeuvres n'avait été montrée à Paris. Or la Galerie Karsten Greeve expose actuellement une exceptionnelle série de dessins des années 1950/1960 qu'il serait dommage de ne pas voir. Elle nous rappelle que cet artiste ne fut pas seulement un peintre, un très grand sculpteur mais aussi un merveilleux dessinateur.

    Le titre de l'exposition "Acting in space" rend parfaitement compte du sentiment éprouvé devant ces dessins car ce qui frappe immédiatement c'est l'extrême vitalité et la liberté avec laquelle ils occupent l'espace. On ressent aussi que la Nature et la présence humaine n'en sont pas évacuées.

    En voici quelques exemples :

    Dans "Sans titre" de 1952 (photo 1)IMG_0454.JPG, tel un buisson d'épines, un réseau de lignes d'épaisseur variable envahit la surface du papier. Aux points de rencontre de leurs ramifications des taches se forment et s'illuminent en rouge, comme si, tels des synapses, elles étaient le révélateur d'un influx d'énergie sous jacent.

    Cette structure figurant la circulation d'une force avec ses points nodaux se retrouve dans plusieurs dessins. Ces lignes en expansion qui dévorent l'espace en s'entrecroisant donnent un fort sentiment d'instantanéité ; David Smith appartient à la génération des expressionnistes abstraits et ces oeuvres entrent forcément en résonance avec certaines peintures de Pollock.

    Dans "Sans titre" de 1953 (photo 2)IMG_0459.JPG des lignes très fines, très fluides, ponctuées de quelques taches circulent allègrement et nous invite à entrer dans la danse. Chaque segment semble relié aux autres pour former un rythme dans lequel on se trouve pris. Smith nous offrirait-il les traces d'une chorégraphies ou un ciel avec constellations et ballet d'étoiles filantes ?

    L'encre et gouache sur papier de 1954 (photo 3) IMG_0452.JPGest d'une grâce miraculeuse. Telles les baguettes d'un prestidigitateur, des lignes jonglent avec de délicates bulles aux couleurs irisées. L'artiste nous entraîne ici dans un rêve ludique et mélodieux. Ne disait-il pas "Une grande oeuvre d'art abstrait ressemble à un rêve. Elle donne à voir à la fois la beauté et son corolaire l'imagination".

    D'autres oeuvres sont très noires, très prégnantes, telle "Sans titre" de 1957 où une forme anthropomorphe noire et puissante jaillit du papier (photo 4)IMG_0467.JPG. Arcboutée sur elle-même, fureur contenue, elle semble prête à bondir. On pense à "L'ange du foyer" de Max Ernst. Si on a beaucoup parlé de l'influence de Gonzalés et de Picasso sur David Smith, il ne faut pas oublier celle des surréalistes dont l'automatisme correspondait à son désir de spontanéité pour exprimer formellement des émotions indicibles.

    Les traces d'un noir épais qui maculent le "Sans titre" de 1951 (photo 5)IMG_0465.JPG sont-elles, comme dans certains lavis de Tal Coat, celles d'un troupeau en transhumance, d'un vol de corbeaux dans le ciel ? acting in space...

    Une unique sculpture assez plate faite de matériaux agricoles (selle, instruments agraires) est placée au centre de l'exposition (photo 6)IMG_0461.JPG. A-t-on voulu suggérer l'idée d'un dessin dans l'espace, expression souvent utilisée au sujet de son oeuvre comme de celle de Gonzalés ? Nombre de ses sculptures sont en effet peu profondes mais aucune d'entre elles ne saurait être amenée à une version en acier d'un dessin préexistant. Si dessins et sculptures ont des points communs il s'agit bien de deux registres différents. C'est ce que montre à merveille cette exposition.

    DAVID SMITH Drawing and sculpture : acting in space - Galerie Karsten Greve - 5, rue Debelleyme, 75003-Paris. 01 42 77 19 37. Jusqu'au 27 juin.

     

     

     

     

  • Antony GORMLEY ( par Sylvie )

    La sculpture contemporaine anglaise est réputée pour sa vitalité. Depuis Henry Moore le pays n'a cessé de produire de grands artistes qui ont ouvert cette sphère à la modernité. L'exposition à la galerie Thaddeus Ropac de Pantin, en région parisienne, en fournit aujourd'hui un exemple. Dans cette ancienne chaudronnerie aux majestueux volumes, les oeuvres d'Antony Gormley ont trouvé un lieu à leur mesure. D'un coup d'oeil un peu rapide, elles pourraient toutes, dans leur noirceur, n'être perçues  que massives, géométriques, raides. Bien qu'elles soient de grandes dimensions, en des matériaux usinés et lourds dont les composants s'empilent de façon, semble t'il, sommaire, elles opèrent sur notre mental comme un  rappel de la forme humaine et de son inscription dans l'environnement. Semi-abstraites, elles ont le pouvoir de figurer, objectiver et d'activer une perception de l'intérieur; conceptuelles, leur sens est à trouver dans ce qu'elles révèlent.

    IMG_0307.JPGDès l'entrée, bien en face, est campée en solitaire Hole, de quatre mètres de haut. Cubes, parallélépipèdes, toutes formes soudées, pleines ou évidées, imbriquées, la composent comme un univers compact perçu et vécu à la fois. Que sont ces cellules, des chambres, des fenêtres, des couloirs, des yeux, un nez ? Elles se confondent, interrogent, et donnent à cette "cabane" isolée dans l'espace qui l'entoure l'illusion d'un être vivant très protecteur par sa masse et très ouvert par ses orifices, un condensé habitacle/habitant.

    IMG_0299.JPG Expansion Field est une installation de soixante sculptures volumineuses en acier Corten gris sombre et poli, réparties en quatre rangées. Elles composent dans la seconde salle un environnement total et minimaliste, sorte de grande armée d'attitudes du corps, silhouettes austères comme des coffre-forts et répétitives qui rappellent les alignements des mégalithes de Carnac ou les grandes silhouettes de l'ile de Pâques. Certaines pourraient faire penser à des architectures fascisantes. Dans leur côtoiement serré - qui occupe toute la pièce - ces troncs verticaux trapus étouffent de promiscuité, comme certaines allées de cimetières. Individuellement fermés sur eux-mêmes et circonscrits dans le cadre de la pièce, ils semblent dans l'incapacité d'avancer, barricadés dans l'étroitesse de leur espace et la défense de leur personne. Point d'esprit d'équipe dans ce rassemblement. Gormley serait-il fasciné par les foules aux individus si semblables et si différents ?

    IMG_0290.JPGIMG_0294.JPG Une forêt totémique a investi la nef principale. Elle nous parle également du corps. Ces 15  Blockworks, composées de parallélépipèdes de fonte, comme des assemblages cubistes,  évoquent dans leur géométrie des attitudes familières qui sont autant de sentiments et de comportements, réflexion, chagrin, joie, fierté... Plus grandes que la taille humaine, espacées, toujours aussi géométriques, elles dégagent néanmoins, portées par leur socle qui les surélèvent et le délié de l'empilement, une impression de légèreté et de liberté. Le revêtement noir et charbonneux, à l'acide tannique, y contribue. Selon la position des blocs on comprend que là est la face, ici la cambrure... Peu d'amorces de mouvement de bras mais les jambes esquissent une avancée, les pieds s'élancent du sol sous la poussée des supports. Ce ne peut être qu'un dignitaire cette silhouette majestueuse et élégante, toute seule, un peu à l'écart.

    IMG_0315.JPGMatrix II se déploie dans le hall suivant en un tricotage de matériau très ordinaire. Des tiges à béton métalliques s'entrecroisent et forment des volumes, architecture virtuelle que l'oeil traverse. Elle rappelle le "Pénétrable" de Soto, fait de filins de plastique - bien qu'ici toute pénétration corporelle soit impossible - et questionne les formes et les structures de l'habitat humain.

    IMG_0308.JPGDernier plaisir, et pas des moindres, la série de petits travaux préparatoires sur papier, accrochés au mur. Dans ces emboitements de formes tout est dit, les volumes, les articulations, tout ce dont le corps et l'habitat sont faits. Gormley, au noir de sa peinture, ajoute du lait pour l'adoucir et lui donner cet aspect gris-brun  lavé, subtil, un enchantement.

    Antony Gormley "Second Body", galerie Thaddeus Ropac, 69 av du Génaral Leclerc, 93500 Pantin. Du mardi au samedi de 10h à 19h, jusqu'au 18 juillet 2015.

  • TAKIS, TELEMAQUE, GEORGES NOËL (par Régine)

    Trois expositions dans trois musées parisiens sont actuellement consacrées à trois artistes des années 1960: Takis au Palais de Tokyo, Georges Noël au M.N.A.M. et Hervé Télémaque à Beaubourg. Aucun de ces artistes discrets n'avait eu les honneurs d'un musée parisien depuis plus de vingt ans. Assisterait-on à un regain d'intérêt pour cette période longtemps éclipsée au profit d'autres formes d'art ?

    A l'époque l'art cinétique, la figuration narrative, l'abstraction lyrique et expressionniste se partageaient les cimaises parisiennes et si par facilité les critiques essayaient de rattacher ces artistes à l'un ou à l'autre de ces mouvements, chacun d'entre eux y était difficilement assimilable. Ces trois expositions d'artistes marginaux quant aux catégories reconnues mettent ainsi et fort heureusement l'accent sur la diversité et la richesse de l'art en France à cette période.

    Takis et Télémaque ont tous deux 24 ans lorsqu'ils arrivent à Paris, le premier d'Athènes en 1954, le second d'Haïti en 1961. Georges Noël, né en 1924 et mort en 2010, quittera Paris en 1968 pour New York où il passera près de quatorze ans. Or tous trois ont commencé à exposer à Paris à peu près en même temps, c'est-à-dire au début des années 1960 et chacun aura connu une éclipse de plusieurs années, Takis et Télémaque de la fin des années 1970 au début des années 1990. Quant à Georges Noël, absent de 1968 à 1982, il sera peu exposé en France, même s'il l'est beaucoup à l'étranger. Un regain d'intérêt pour son travail se fait sentir depuis peu.

    TAKIS

    Au sein de l'art cinétique où l'époque avait vainement tenté de le classer, Takis occupe une place tout à fait à part et il est bien difficile de comparer ses travaux avec ceux de Vasarely, Agam, Soto, Le Parc ou d'autres encore. Si les uns sont illusionnistes et font appel aux sens du spectateur, Takis quant à lui se passionne pour le magnétisme, pour sa force d'attraction naturelle invisible et mystérieuse.

    La belle rétrospective du Palais de Tokyo restitue la magie de la plupart de ses oeuvres. Une grande quantité de ses SignauxIMG_0215.JPG (photo 1) y est rassemblée. Ce sont de longues, flexibles et élégantes tiges de métal complétées à leur extrémité par des éléments mécaniques récupérés (pièces électroniques, balanciers horizontaux, tête de hérisson de ramoneur) ou dotés de lumière colorée et clignotante. A la manière des éoliennes elles sont faites pour exploiter les énergies immatérielles tels que le vent, le son, la lumière. Leur beauté, leur fragilité dégage une grande force poétique. Ses sculptures musicalesIMG_0212.JPG (photo 2) fonctionnent grâce à une petite aiguille qui heurte une corde de métal dont les oscillations déclenchent un son strident, imprévisible, venu de nulle part si ce n'est des profondeurs de la terre ou du lointain cosmos. "Si je pouvais avec un instrument comme le radar capter la musique de l'au-delà" disait-il. Avec "Les murs magnétiques"IMG_0208.JPG (photo 3) des flèches s'agitent sur des toiles de couleur attirées par les aimants posés à leur revers. Avec ses "Télélumières"IMG_0227.JPG (photo 4) ou lampes à vapeur de mercure il provoque une clarté bleu azur, la couleur des sphères, et transforme ces grosses ampoules ventrues de forme anthropomorphe en divinités archaïques. De même en soudant et en soclant des boulons ou des écrous il fait revivre les idoles de ses ancêtres.

    Dans sa quête insatiable de capter l'énergie cosmique Takis nous met à l'écoute des lois secrètes de la nature et nous fait entrevoir l'invisible.

    Takis : champs magnétiques - Palais de Tokyo, 13, av. du Président Wilson, 75016-Paris. Jusqu'au 17 mai 2014. Fermé mardi.

     

    GEORGES NOËL

    Ce n'est pas une grande exposition mais la vingtaine de tableaux réunis dans une salle du Musée National d'Art Moderne permet de se rendre compte du parcours de cet artiste et de son originalité au sein de l'abstraction de son époque.

    Comme Fautrier ou Dubuffet, dès le début il attache une grande importance à la matière picturale. Il fabrique lui-même son médium, broie ses couleurs et ne se servira jamais d'un pinceau mais d'instruments qu'il met lui-même au point. Seul compte pour lui la force, l'énergie, le désir puissant qui anime l'artiste ; l'acte de création se présente comme une expression existentielle, une affirmation de soi en mouvement. La notion de "palimpseste", nom donné à nombre de ses oeuvres, est emblématique de son travail. C'est dire aussi l'importance accordée aux signes et à l'écriture (voir mon article du 2 avril 2012 sur ce blog).

    Si "Palimpsestes organique" de 1959 (photo 1)IMG_0191.JPG, le tableau qui ouvre l'exposition, est d'un expressionnisme proche des premiers Hantaï - la matière y est labourée de circonvolutions viscérales qui s'enchevêtrent pour former un monde proliférant, grouillant et inquiétant -, "Pluie Edo" (photo 2) 9_911601-3[1].jpgde 1990 qui la termine offre une surface d'un extrême raffinement à l'atmosphère pluvieuse et contemplative. Sur un fond beige une pluie de griffures fait affleurer toute une gamme de verts et de violines émergeant des couches sous-jacentes.

    Entre ces deux oeuvres, dans les autres tableaux présentés ici les signes sont soit presque effacés, légers et ariensIMG_0187.JPG ("Ecritoire aux signes en blanc n° 2" de 1963) (photo 3), soit énergiquement raturés ("Palimpseste dessiné" de 1960) soit organisés en bande d'écriture dont le graphisme et la beauté des couleurs n'est pas sans rappeler Paul Klee ("Palimpseste le soir" de 1965) (photo 4)IMG_0198.JPG, soit parfaitement organisés en diagonales s'échappant de la surface de la toile et dont le graphisme évoque la trace fugace laissée sur le sol par des pattes d'oiseau ("The bird walker" de 1970) (photo 5)IMG_0182.JPG.

    Cette exposition montre l'évolution de Georges Noël et permet de se rendre compte que sa matière somptueuse et son écriture de plus en plus maîtrisée sont restées une constante tout au long de sa carrière pour exprimer le passage du temps et la façon dont le passé modifie le présent.

    Georges Noël : La traversée des signes - Musée d'Art Moderne de la Ville de Paris, 11, avenue du Président Wilson, 75016-Paris. Fermé lundi. Jusqu'au 3 Mai.

     

    Hervé TELEMAQUE

    Comme dans les peintures de Chirico qui réunissent sur une même toile des objets n'ayant en apparence aucun lien logique entre eux, les oeuvres de Télémaque sont bien énigmatiques. Elle ne sont pas "narratives" comme celle de ses contemporains qui, comme lui, ont été rassemblés sous le nom de "Figuration narrative"mais elles montrent des objets éclatés et hors contexte. C'est ainsi que canne d'aveugle, portrait de nègre, bouche dentée, sous-vêtements féminins, bandage herniaire, paire de ciseaux, chaise longue, slips d'homme ou trou de serrure, éparpillés et associés à des mots ou à des bribes de phrases, s'envolent ou gravitent dans la plupart de ses toiles des dix premières années ("Ciel de lit, n° 3" de 1962 (photo 1)IMG_0248.JPG, "Convergences" de 1966IMG_0259.JPG (photo 2) ou le très dépouillé "Passages" de 1970)IMG_0261.JPG (photo 3). Télémaque ne figure pas le monde des objets comme dans le pop'art mais porte un regard ironique et distancié sur la société de consommation et le vide qu'elle engendre. Grande liberté est laissée au spectateur pour associer selon sa sensibilité, ses propres références et sa biographie.

    Dans les années 1980 il se renouvelle en faisant de magnifiques diptyques associant dans un même cadre un dessin sur calque et le collage du même motif obtenu par l'assemblage de papiers de couleur ("Utopie n° 4, "Selles comme montagne" de 1979 (photo 4) par exempleIMG_0273.JPG). L'histoire d'Haïti, et sa propre biographie traverse toute son oeuvre "Je fais de la peinture pour me raconter dit-il ; tout ce que je fais mon inconscient le traverse". Le beau tondo intitulé "Charette à bras, le visible" de 1989 (photo 5)IMG_0263.JPG, où sont peints en aplat de couleurs, un peu comme chez Adami à la même époque,  un amoncellement d'objets colorés est une allégorie du tiers monde et "Mère Afrique" l'illustration de la domination des blancs". L'exposition se termine par des oeuvres récentes où avec une grande virtuosité dans l'agencement des formes et un talent de coloriste exceptionnel, Télémaque évoque ses racines africaines et rend hommage aux artistes qui ont compté pour lui "Fond d'actualité n° 1" ou "Le moine comblé (amorces avec Arschile Gorky") de 2014IMG_0274.JPG (photo 6).

    Télémaque regarde le monde avec distance, acuité, ironie et le sens aigu de ce qui se cache derrière les choses.

    Hervé Télémaque - Centre Pompidou, 19, rue Beaubourg, 75004-Paris fermé mardi. Jusqu'au 18 mai.

     Oui, dans les années 1960 il se passait beaucoup de chose en France et bien que nombre d'artistes de cette période aient été occultés par la génération suivante, ces expositions nous rappellent qu'ils n'ont jamais cessé de créer et d'évoluer et que leur talent n'est pas mince.

     

     

     

     

     

  • Le Bord des mondes (par Sylvie)

    Ceux que l'art intimide se délecteront de l'exposition "Le Bord des mondes" au Palais de Tokyo.                

    IMG_0245-parapluie de chaussures.JPGIMG_0246- Kawakami-store de visage.JPGLes créations présentées, parfois très élaborées, sont totalement hors des sentiers habituels de ce qui est appelé art. Comment considérer, par exemple, les parapluies de chaussures, les stores de visage, la grenouillère de ménage ou le beurre en tube du japonais Kenji Kawakami ? (photos 1 et 2). Sont-ce seulement d'astucieux canulars, des bricolages humoristiques pointant notre société consommatrice d'inutilités? Après tout, les artistes des années 60 l'ont bien critiquée eux aussi à leur manière et la société d'aujourd'hui n'est pas moins matérialiste. Aurait-on un peu plus le sens de l'absurde?... 

    Le problème est ailleurs. Il ne s'agit pas de remettre en question le contenu des oeuvres mais de savoir si elles ont le droit d'être regardées comme oeuvres "d'art". Selon la commissaire de l'exposition, Rebecca Lamarche-Vadel, qui semble jouer l'appel à témoins, l'imagination, la créativité, l'esprit de recherche peuvent tout. Depuis Marcel Duchamp on l'a compris.

    Cette façon d'élargir le territoire de l'art peut d'abord surprendre bien que les outils, les supports, les médiums se soient profondément renouvelés depuis le début du XXème siècle et que le périmètre de l'art se soit déjà étendu bien au delà de son aire traditionnelle et géographique. Ce qui est nouveau c'est l'ouverture vers d'autres domaines comme la science, le visible, l'émotion, une invite à dépasser la conception statique du monde et des formes, à envisager l'oeuvre d'art comme "un corps en mouvement", selon l'expression de Jean-Marie Schaeffer.

    IMG_0238-topograph des larmes de Rose-Lynn Fisher.JPGParmi les plus attachantes, réunissant poèsie, mystère, émotion et beauté plastique, je citerai d'abord la "Topographie des larmes" de l'américaine Rose-Lynn Fisher, photographies en noir et blanc d'examens au microscope optique de ses larmes, matérialisant ainsi par l'image ses émotions. Graphismes fragiles et arborescents comme certaines traces géologiques (photo 3).

    Tel un gigantesque animal fantomatique, "Le grand simulateur" déploie sur une plage ses voiles blanches, comme un millepatte démesuré ou un robot au pas saccadé. Il est né de l'intérêt d'un hollandais, Théo Jansen, pour des IMG_0241-le grand simulateur de Théo Jansen.JPGtubes de plastique blanc. Assemblés, montés sur roulettes et nantis de pistons,ils jouent les muscles articulés dont un podomètre mesure les pas. Chacune de ces créatures de plage, hybride, simulant la réalité, peut se mouvoir et survivre de façon autonome. Elle a une fiche génétique et, selon son créateur, elle peut se reproduire. Mais pas comme vous le pensez. En revanche sa silhouette légère et ventrue comme une mongolfière prête à s'écrouler, est un enchantement (photo 4).

    L'étude des toiles d'araignée, comme le fut pour Kepler au XVII ème siècle celle du flocon de neige, a fait apparaitre non seulement l'élaboration tomas-saraceno.-andersens-contemporary-danemark-2013.-photo-c-anders-sune-berg-2013.jpgextrèmement complexe de leur système d'expansion dans l'espace mais aussi leur rôle essentiel dans la compréhension de l'univers. Fragiles et mystérieuses elles n'en relient pas moins l'infiniment grand à l'infiniment petit. Tomas Saraceno, un argentin, a procédé à l'examen biologique de leurs structures miniatures afin de les numériser et les reproduire, déchiffrer en quelque sorte le langage de cette géométrie de la nature. D'objet trivial, la toile d'araignée est devenue objet extraordinaire, entre science et art, à contempler ici dans une colonne transparente subtilement éclairée (photo 5).

    IMG_0233-empilement Polk.JPGSes empilements de briques et de pierres sont presque de l'art traditionnel bien que l'américaine Bridget Polk s'en défende. La performance n'est jamais définitivement terminée et l'auteure doit manipuler les pièces maintes et maintes fois afin d'en trouver le point d'équilibre précaire. L'oeuvre est toujours en train de se faire et menacée d'effondrement . Bridget Polke nous offre une leçon de yoga et de méditation: elle use de sa force physique et de sa patience pour faire exprimer à ces matériaux parfois sans grâce une vitalité qui défie pour un temps la gravité. Quitte à s'effondrer dans la seconde qui suit (photo 6). 

    Bien d'autres réalisations figurent dans cette exposition un peu bric à brac,  à la limite de l'art et de l'invention, étonnantes, attachantes, drôles ou émouvantes. J'en citerai deux: le langage sifflé de paysans turcs pour communiquer de vallées en vallées et les vêtements d'Iris Van Herpen à partir de technologies numériques...Autant d'exemples qui témoignent de l'esprit de curiosité qui domine l'ensemble.

    A chacun d'adhérer ou pas, d'accepter que ce soit de l'art ou pas.

    Le Bord des mondes, Palais de Tokyo, 13 av du Président Wilson, 75116 Paris. Tous les jours sauf mardis. Jusqu'au 17 mai 2015.                

  • SOTO (par Sylvie)

    J'ai gardé en mémoire le souvenir du "Pénétrable" de Soto exposé sur le terre-plein du Musée de l'Art Moderne de la Ville de Paris en 1969. Il y a peu d'oeuvres qui, comme celle-ci, vous laisse une impression aussi forte pour que son image et son environnement reviennent à l'esprit au seul nom de l'artiste. Jesus Rafael Soto est de ceux là.

    Après l'exposition que lui a consacré le Centre Pompidou (voir la note de Régine d'avril 2013), la galerie Perrotin à Paris présente jusqu'au 28 février un aperçu des oeuvres de 1957 à 2003 de cet artiste vénézuélien (1923-2005) venu en France dès 1950 et révélé au public parisien par la galeriste Denise René qui se fera la grande défenseure de cet art nouveau, le cinétisme, un art du mouvement produit par l'oeuvre et par le spectateur.

    La perfection géométrique, l'évidente simplicité, la légèreté et la lisibilité aléatoire de ces oeuvres nous portent à passer et repasser devant elles comme si l'on avait omis de les voir en entier. Toujours quelque chose nous échappe et nous retient, nous questionne et nous enchante.

    Détaillons quelques exemples de ce travail très élaboré au charme mystérieux.

    Le cube de Paris, 1990 (photo1)IMG_0136.JPG flotte entre socle et dais comme une sculpture compressée..ou en expansion. Les tiges d'aluminium, toutes de même longueur, blanches ou rouges et blanches, qui la composent en une implantation rigoureuse, dessinent un halo vaporeux dans le blanc et un cube parfaitement linéaire dans le rouge, volume virtuel léger, impalpable et pourtant circonscrit, émergeant par le simple effet de la couleur. Que l'on soit de près ou que l'on tourne autour, la substance de cette gigantesque colonne est insaisissable et donne le vertige. Où est le réel, qu'est-il?  C'est le piège d'une  absolue impermanence.

    Mondrian n'est pas loin dans la composition de ce petit tableau de 1961 (photo2) si simple IMG_0138.JPG: un rectangle rouge parfait et, devant un autre rectangle rayé blanc et noir, le  profil irrégulier d'un brin de laine de même couleur. Par jeu optique, les fines rayures verticales s'agitent et la matière irrégulière de la laine grignote le fond: en se déplaçant le regard éprouve là une sensation de bougé, qui contredit l'aplat rouge statique. Au delà de la perfection du travail de graphiste plein de rigueur impliquant, malgré lui, le regardeur, l'oeuvre chatouille l'esprit et dégage, me semble t-il, un humour espiègle.

    La Modulation jaune, 1966 (photo 3)IMG_0149.JPG, peinture sur bois, métal, nylon, met en lumière deux vibrations distinctes. Celle de la couleur, à droite où les tiges de métal, légèrement courbes, projettent sur le surface unie leurs ombres comme autant de lignes variables qui semblent lui appartenir; celle des tiges, à gauche, frémissantes dans l'air, qui coupent les stries du fond. Cette superposition créé, au moindre mouvement de l'oeil, un effet moiré, vibrant. Lignes et couleurs sont libérées de leur fixité.

    Ecriture bleu central, 1999(photo 4)IMG_0158.JPG. Peinture sur bois, métal, nylon. Devant chacun des six carrés aux filins verticaux noirs s'inscrit en rupture un fil de métal arachnéen. Fort de cette matérialité, l'oeil, à chaque pas, voit de part et d'autre le fil noir se découper et créer une succession de petits tirets, comme un code secret, aléatoires; en revanche au centre, le fil de fer bleu, d'une valeur proche du blanc et brouillé par chevauchement, papillotte et s'évanouit. Les effets de la couleur comptent autant que ceux des lignes.

    Sans titre (Aléatoire 2), 1996 (photo 5)IMG_0151.JPG. Peinture sur bois, métal. Une multitude de petits carrés rayés horizontalement se détachent sur un fond rayé verticalement.Leur ombre est plus ou moins soutenue selon l'orientation de la lumière. Les carrés colorés dispersés dans la partie inférieure font respirer la surface comme si un souffle la parcourrait, gonflant les clairs, enfonçant les sombres, selon la diversité des intensités et le travelling du spectateur. Oui, le monde est une illusion. " Je n'ai jamais cherché - disait Soto - à montrer la réalité figée en un instant déterminé, mais tout au contraire à révéler le changement universel dont la temporalité et l'infinitude sont des valeurs constitutives".

    Comme celui de 1969 ce Pénétrable BBL bleu, 1999 (photo 6)IMG_0142.JPG, est magique. Ce n'est pourtant qu'une pluie de fils flottants en plastique bleu. Après en avoir considéré l'ampleur, se frayer un chemin dans son volume suspendu dans l'espace en écartant les brins, s'impose. Déstabilisés dans cette forêt de verticales vibrantes, nous voilà devenus partie constituante du réel, un espace-temps-matière.

    Faute de comprendre parfaitement le making of de ces champs de force, le plaisir est là, stimulant et jubilatoire.

    Jesus Rafael Soto "Chronochrome", galerie Perrotin, 76 rue de Turenne 75003, Paris. Jusqu'au 28 février 2015. Exposition parallèle à New-York jusqu'au 21 février.

  • Pierrette BLOCH (par Régine)

    Pourquoi certaines oeuvres comme celles de Pierrette Bloch actuellement exposées à la Galerie Karsten Greve qui, pour certains ne sont que gribouillages, sont pour d'autres profondément émouvantes ? Est-ce parce qu'elles sont ressenties plutôt que comprises, parce qu'on y sent la nécessité pour l'artiste d'exprimer de façon très forte quelque chose d'essentiel pour lui ?

    Que fait Pierrette Bloch ? Sur des feuilles de papier soigneusement choisies, blanches, noires ou calques, d'un geste répétitif, elle trace au pinceau, à la mine de plomb, au fusain, au pastel gras ou sec des bâtonnets, des tâches, des points, des boucles enchaînées les unes aux autres. Ce processus répétitif implique un même geste qui se réitère sur une série d'oeuvres très proches les unes des autres.

    Regardons la longue série accrochée au premier étage de la galerie dont voici deux exemples (photo 1 et 2)IMG_0066.JPGIMG_0073.JPG. Ils sont faits d'un continuum de bâtonnets blanc sur fond noir dont le tracé présente des nuances de blanc dues à l'épuisement de la peinture dans le pinceau et au geste plus ou moins appuyé. Nous saisissons les formes mais aussi les espaces entre elles - à la fois tous semblables et différents - et, comme dans la musique de Philippe Glass, un rythme obsédant se dégage de l'ensemble.

    Dans une autre oeuvre (photo 3)IMG_0064.JPG des lignes bouclées telles les mailles d'un tricot courent sans interruption d'un bout à l'autre d'une feuille de papier calque. La partie supérieure est légèrement occultée par un morceau du même matériau adoucissant la noirceur du tracé des lignes sous-jacentes. Ainsi deux moments coexistent.

    Dans une autre enfin (photo 4) IMG_0063.JPGdes griffonnages énergiques fait au fusain se superposent, ceux du dessous s'effaçant dans un halo charbonneux.

    En déclinant ainsi à l'infini et de façon obsédante le trait, le point, la boucle, plus ou moins espacés, Pierrette Bloch nous signifie que le temps est sa préoccupation essentielle. Elle nous le donne à éprouver dans son être, sa densité, son opacité et donne forme à ce qui n'en a pas. Il ne s'agit ni du temps de l'horloge où les instants se succèdent et s'effacent les uns les autres, ni de celui de souvenir mais d'un temps sans limite, de son flux, rompu seulement par le passage d'une technique à une autre "Chacune ouvre une nouvelle voie, une nouvelle manière de faire et donc de vivre le temps" dit-elle.

    Ces dessins all over nous suggèrent aussi la présence d'un espace infini et les séries celle d'un temps en expansion. Temps et espace, cet écran invisible sur lequel se déroule l'existence, cet axe sous-jacent à toute oeuvre d'art, sont ici intimement liés.

    Au sujet de ce travail, nombreux sont les critiques qui parlent d'écriture. Les dessins faits de bâtonnets blancs crayeux tracés sur fond noir dont nous avons parlé au début ressemblent à ceux que tracerait par exemple un enfant sur un tableau noir ou une ardoise. Pierrette Bloch cherche-t-elle comme Henri Michaux à exprimer le moment intérieur de l'élaboration d'une écriture ? A ces question elle répond par la négative : "Une écriture, dit-elle, cherche à nommer et ce n'est pas ce que je cherche à faire" et elle ajoute "c'est agaçant on finit toujours par me parler des rapports de ce que fais avec l'écriture. Alors,  d'un coup direct, je le dis, il n'y en a pas".

    De quelle nature sont donc ces graphies si élémentaires et pourquoi nous touchent-elles tant ? Parce qu'elle nous parle de notre origine, du temps de l'enfance, mais aussi de celui du surgissement de l'art. Il s'agirait du balbutiement de l'oeuvre et non de celui du langage. Ceci s'applique aux oeuvres présentées ici mais aussi à celles faites avec du crin, matière qu'elle travaille de façon extrêmement subtile et qui font référence au temps du tissage.

    Le travail de Pierrette Bloch est d'une grande austérité et en cela il est proche de celui des artistes de l'art minimal qui lui sont contemporains. Comme eux elle pose la question des limites de l'art.

    PIERRETTE BLOCH Oeuvres récentes - Galerie Karsten Greve, 5 rue Debelleyme, 75003-Paris. Tél 01 42 77 19 37. Jusqu'au 21 février 2015.