Anselm KIEFER (par Sylvie)
Anselm Kiefer est à l'honneur à Paris. Après Londres en 2014 et avant la grande rétrospective qui ouvre à Beaubourg le 16 décembre, la BNF lui consacre une exposition consacrée à ses livres, pourtant innombrables mais souvent ignorés. C'est un voyage saisissant débouchant sur un univers d'une richesse rare tant du point de vue des idées que de celui des techniques plastiques que nous offre cet artiste allemand, né en 1945, hanté par l'écriture depuis son plus jeune âge, et dont l'oeuvre, puissante et dérangeante, est habitée par les grands thèmes littéraires, philosophiques, l'histoire allemande et la Shoah.
L'exposition est bâtie comme une cathédrale. Un transept où des vitrines horizontales montrent des livres ouverts classée par thèmes et par styles ; sur les bas-côtés, des "chapelles" présentent de monumentales sculptures et, glorifiant le livre, deux gigantesques tableaux figuratifs et provocateurs marquent seuil et sortie. La mystique est déjà bien là. On se sent un peu écrasé.
Comme souvent chez Kiefer, les tableaux sont construits selon une perspective dont le point focal, symbole de la lumière infinie, est au centre.
Clairière, huile, émulsion, acrylique, shellac, feuilles d'argent, fils métalliques et livres brulés, 280x570x40cm, 2015. (photo 1) à l'entrée n'y échappe pas. C'est là que se trouve, suspendu dans un halo blanc, un empilement de livres calcinés au milieu de la pâte épaisse d'une forêt de sapins dressés les uns contre les autres, presque fluorescents. La volumétrie sculpturale, les couleurs sombres, la densité de la forêt et la profondeur de l'espace central en marquent le caractère éminemment romantique. Dédiée à Martin Heidegger qui fut nazi, cette toile où se lit un appel à la purification, évoque les grands mythes germaniques mais aussi la destinée humaine, la vie et la mort et le combat nature et culture...qui se fait parfois barbarie.
A l'autre bout , Le Livre...2007, surplombe en majesté une gigantesque marine aux flots et cieux tumultueux, image sans doute de la douleur du monde. Ainsi sacralisé par sa place centrale et sa matière le plomb, il répond à la mystique judaïque pour laquelle il est savoir, culture, élévation spirituelle.
Pour mieux comprendre le travail de Kiefer penchons nous sur les vitrines. Elles confirment que le livre est à la fois sujet, objet et support. Tous les formats coexistent, toutes les matières, du papier au plomb, et tous les médiums y sont appliqués. Ce sont des herbiers, des livres de terre, d'autres couverts de sperme, de la photo, de la poésie, de la pornographie (photo 3), avec des rehauts d'aquarelle, des dessins, du sable, de la cendre, des cheveux et parfois des mots écrits. Ils touchent au sacré et au profane, aux mythologies, à l'histoire allemande, à la religion, à la kabbale, aux femmes (Les reines de France, photo 2), à des cosmogonies, aux écrivains Paul Celan, Ingeborg Bachmann et donnent à l'oeuvre kabbalistique d' Isaac Louria toute sa puissance poétique. Enfermés dans leur épaisseur et dans les vitrines, on ne peut les feuilleter, comme un savoir secret, "un répertoire de formes et une manière de matérialiser le temps qui passe".
La reproduction de la bibliothèque de l'artiste, dans la première chapelle, le confirme. Ces gigantesques livres en plomb, en carton, reliés ou rangés dans des boites métalliques cachent dans leur épaisseur leur contenu. Ils sont illisibles, seulement à contempler. Mais dans cette accumulation de savoir le poids de la matière ressemble à un bandeau d'occultation qui pourrait bien cacher le sens de l'Histoire.
La même monumentalité gouverne les sculptures. Elles évoquent le livre par la forme ou les symboles : le thème de Nigredo, 1998 (photo 4) est l'alchimie dans sa proximité avec le processus créatif. L'amoncellement de matériaux récupérés ou fabriqués par l'artiste, brulés, empilés et attaqués par dégradation, ou volontairement rouillés, suggèrent la transmutation chimique. Les strates se superposent en couches géologiques et donnent à ces livres la fois lourds de plomb et précaires dans leur instabilité, l'aspect d'un concentré de savoir hermétique et inaccessible.
Shevirah ha-kelim (Installation 334x171x45cm, 2011 (photo 5). Les thèmes juifs sont au cœur de l'oeuvre de Kiefer depuis son voyage en Israël en 1984. Il reprend ici le mythe kabbalistique de la création dans lequel la lumière divine brise les vases, c'est à dire les attributs de Dieu, pour s'incarner. Et ce n'est pas dans la douceur. Les livres de plomb suspendus à des branches (embrochés) ont à leur pied le verre brisé et supportent un demi cercle de verre où sont inscrites les émanations de la divinité. Pour Kiefer, ce mythe figure le processus intérieur de la création et l'exil du peuple d'Israël. A effrayer plus d'un.
La vie secrète des plantes ,2001, (photo 6) est un grand livre debout et ouvert en plomb. Kiefer assimile la vie des plantes à celle des étoiles. Elles sont peintes sur un fond émulsionné de noir évoquant la nuit galactique, le cosmos, et comme en astronomie, elles portent des numéros.
La lettre perdue, 2012 (photo 7) est composée d'une ancienne presse typographique envahie par des tournesols. Elle rappelle l'invention de l'imprimerie et le livre comme source de savoir, les tournesols -auxquels Kiefer a toujours apporté une importance symbolique- figurant l'élan spirituel porté par le livre. Les caractères épars sur le sol renvoient au mythe du Golem. Malgré le jaillissement des tiges, les têtes penchées des fleurs sont d'une grande mélancolie.
Conceptuel et matiériste, Anselm Kiefer n'en finit pas de nous surprendre. Il est un des grands artistes allemands d'aujourd'hui qui ont osé se confronter à l'histoire de leur pays pour en "réveiller la mémoire". A la question qu'il se posait : comment être artiste aujourd'hui après la Shoah ? , je crois que nous pouvons lui répondre : vous en êtes un, un grand. A découvrir dans son ensemble au Musée de l'art moderne Georges Pompidou, du 16 décembre 2012 au 8 avril 2016.
Anselm Kiefer "L'alchimie du livre" à la B.N.F. François Mitterrand jusqu'au 7 février 2016.