Jean Michel ALBEROLA (par Régine)
L'exposition de Jean Michel Alberola (né en 1953 en Algérie) qui se tient actuellement au Palais de Tokyo ne s'appréhende pas facilement. Ni chronologique, ni hiérarchique elle est construite comme un labyrinthe aux multiples ramifications. On peut la voir comme la traversée d'un espace mental, celui de l'artiste dont la préoccupation est d'explorer et de visualiser le processus complexe de l'élaboration de la pensée. Pour lui, celle-ci est le résultat d'une multitude de connexions entre des domaines aussi variés que l'économie, la géographie, le jeu, le cinéma, la littérature, l'économie, les mathématiques... noms qu'il a donné aux différentes salles de l'exposition.
Des noms de philosophes : W. Benjamin, S. Weil, S. Kofman, G. Debord, K. Marx, voisinent ceux de cinéastes : J.L. Godard, Fritz Lang ou d'écrivains : Kafka ou Stevenson dont l'écriture très visuelle et les récits (l'Ile aux trésor, Le maître de Ballantrae) qui requièrent une part active du lecteur, le fascinent. Leurs ouvrages figurent d'ailleurs dans une bibliothèque visible depuis plusieurs salles de l'exposition. Pour Alberola tout est flux et échange. Ces auteurs se sont aidés, dit-il, de ce qui les a précédés pour penser.
Entre abstraction et figuration, cette oeuvre bavarde, envahie de mots et de slogans, offre une multitude de dessins, de sculptures, de peintures, de néons... En effet chez lui peinture et parole sont intrinsèquement liées ; pas de hiérarchie entre l'un et l'autre, pas de différence entre le "fecit, le dixit et le pinxit".
Pour illustrer mon propos, parmi les 300 oeuvres exposées j'en décrirai quelques unes qui ont particulièrement retenu mon attention.
Dès la première salle intitulée "présentation" une oeuvre fragile et d'une grande beauté se nomme "le seul état de mes idées" (photo 1). Dans une vitrine posée sur une précieuse petite table dorée, une pluie d'oeufs d'autruche tombe et entoure un visage en papier mâché ; l'un d'entre eux est en or et git éclos sur le sol. Oui une idée ne nait jamais seule mais fait appel à une multitude de notions qui l'enrichissent et lui permettent de prendre forme.
Alberola fait énormément de dessins et le papier est son support de prédilection, mais il n'y a pas de hiérarchie dans les techniques utilisées : gouache, aquarelle, pastel, dessin à l'encre noire, il passe de l'une à l'autre ou les mélange.
Pour figurer le bouillonnement et la complexité d'une pensée en train de se faire, celle par exemple de Stevenson, de Nietzsche ou de Godard, sur un fond de couleur fluo, jaune, orange ou vert, il a dessiné une série de spirales de tailles diverses toutes imbriquées les unes dans les autres (photo 2). Telles des bulles elles tournoient autour d'une ligne infinie, s'enroulent sur elles-mêmes, se bousculent et tentent de se frayer un passage dans la multitude des autres. Tout cela traduit un activité intense.
Plusieurs dessins se présentent comme un cheminement, comme une sorte de carte de géographie mentale. Prenons pour exemple la gouache intitulée "Katarina Joséphine Watcher" (photo 3). Cette femme fut exilée de son propre pays, la Suisse. Il en offre un portrait conceptualisé. Elle n'est pas dépeinte d'après son apparence physique, mais par une série de bulles roses qui émergent d'une mer bleu intense et qui, reliées entre elles, porte toutes un nom différent en rapport avec son destin.
Quelques sculptures, pleines d'humour, expriment l'impasse dans laquelle se trouve parfois la pensée, telle cette petite maison en bois, intitulée, elle aussi, "Le seul état de mes idées. 3" (photo 4) et à laquelle on peut accéder par deux escaliers qui se croisent mais qui débouchent tous deux sur le vide. De frêles constructions en planchettes de bois jaunes, qui ressemblent à des cabanes pour oiseaux, figurent la fragile et complexe construction de la pensée d'un J.L. Godard ou d'un stevenson (photo 5).
La question du pouvoir est posée par une série de magnifiques peintures, toutes intitulées "Le roi de rien" (photos 6, 7, 8). Démarrée en 1990 et poursuivie encore aujourd'hui cette série occupe une salle entière. S'agit-il de l'artiste lui-même, de la mise en cause du pouvoir quel qu'il soit ou du refus de toute hiérarchie ? Il n'est évidemment pas anodin qu'une ouverture ménagée dans un des murs permette, tout en regardant les tableaux, de lire "Le discours sur la servitude volontaire" de La Boétie affichée dans la salle voisine. Ces peintures, très frontales, très plates, sont faites de la superposition de magnifiques aplats colorés -jaune d'or, mauve, rose tendre, vert émeraude - qui s'imbriquent les uns dans les autres comme dans un collage. Ces personnages dont le visage est effacé ont perdu leur identité ; leurs corps sont disloqués, leurs membres sont inachevés ou tronqués, seuls leurs pieds sont bien posés sur le sol. Le motif central est entouré de bandes colorées qui se mêlent et se superposent. Comme chez ses contemporains de la Transavangarde italienne ces oeuvres sans profondeur semblent habitées de fantasmes morcelés, projection et juxtaposition du vécu de l'artiste.
La nostalgique série intitulée "Paupières inférieures/paupières supérieures", peinte en noir et blanc, dévoile un univers de l'entre deux fait de souvenirs, de visions. Dans la salle consacrée à l'Histoire, Alberola, très concernée par les problèmes de société, en expose notamment deux consacrées aux émeutes raciales qui ont eu lieu dans le quartier de Watts à Los Angeles (photo 9). Vides de tout personnage, avec une perspective qui débouche sur des ouvertures aveugles, d'un noir intense, il s'en dégage un étrange sentiment de solitude et de déréliction.
Les néons enfin dessinent des paroles qui mêlent réflexion politique ou artistique. Fonctionnant comme de petits oracles ironiques, leurs mots interpellent le spectateur, renforcent et reprennent ce qui est exprimé par les autres medium. Parmi la multitude de ceux qui sont exposés, j'en retiendrai deux qui me semblent résumer mon propos. L'un reprenant les réflexions de l'artiste sur le pouvoir, inscrit en rouge "Il n'y a pas de figure centrale" (photo 10) et l'autre, sur la complexité de l'élaboration de la pensée, inscrit dans un brouillard bleu rendant la lecture difficile "La conscience claire" (photo 11).
Inclassable, énigmatique, très cérébrale, l'oeuvre de Jean Michel Alberola n'est pas d'un accès facile et le spectateur est sans cesse interpellé pour trouver lui-même un sens à cet ensemble protéiforme. "Va chercher toi-même" nous dit l'artiste à plusieurs reprises. L'exposition avec son espace décloisonné où tout se répond par un jeu de connexions, se vit comme la traversée d'un univers, celle d'une pensée en mouvement. Dans ce foisonnement et parallèlement à cette façon d'appréhender l'exposition comme un tout, on est forcément amené à faire des choix, à s'arrêter sur telle ou telle oeuvre qui trouve en soi un écho. Mais le monde de Jean-Michel Alberola est un monde en couleur, et quelles couleurs ! Tantôt puissantes, tantôt douces et tendres, tantôt chaleureuses, leur charme opère indéniablement et procure un plaisir intense pendant tout le parcours.
Jean Michel Alberola "L'aventure des détails" jusqu'au 16 mai. Palais de Tokyo, 13 avenue de Président Wilson, 75116-Paris - de midi à minuit tous les jours sauf mardi.