Jeff Wall, Collection Walther, Giacomelli (par Régine)
La photographie a mis longtemps avant d'être considérée comme un médium intéressant par les artistes et par le public. Elle a pris sa revanche désormais, avec la vidéo, supplantant la peinture traditionnelle et envahissant galeries et musées. Ce mois de novembre, "Mois de la photo" depuis 26 ans fait de Paris la capitale mondiale de ce médium : une bonne occasion de faire le point. Et les propositions ne manquent pas ! disons le sans détour : il est rare que nous soyons vraiment séduites, que notre imaginaire soit emporté, que l'émotion nous saisisse. Mais quelques propositions émergent du lot et nous réconcilient avec ce médium sans doute trop galvaudé.
Il en est ainsi des petits formats de Jeff Wall, actuellement exposés à la Fondation Cartier Bresson, notamment ceux du 1er étage proposés dans des caissons lumineux.
Jeff Wall n'est évidement pas un inconnu. Né en 1946 à Vancouver, docteur en histoire de l'art il vient à la photo par la peinture. Ses grands formats qu'il a eu l'idée de présenter dans des caissons lumineux afin de donner plus de relief à l'image son célèbres. Ce sont de véritables compositions qui, par une infinité de détails, se réfèrent à des tableaux connus - il a en effet toujours maintenu un rapport étroit avec la peinture -. Les petits formats sont tout à fait exceptionnels dans son travail, mais il ne les considère pas du tout comme secondaires. Pour lui ils font partie intégrante de son oeuvre.
Chaque photo présentée dans l'exposition capture quelque chose du monde, instants saisis dans leur existence la plus forte et la plus touchante. Autant de Vanités qui donnent un sentiment aiguë de l'existence, de l'usure des choses, de la beauté passé, de l'éphémère. Le sujet photographié est toujours d'une grande simplicité et pourrait passer totalement inaperçu. En voici quelques exemples. Une Petite fenêtre joliment colorée (Blind window, 2000), nichée dans l'encoignure d'une mur blanc, est envahie de toile d'araignée poussiéreuses. Oubliée par son propriétaire elle n'a pas dû être ouverte depuis fort longtemps (photo 1). Elle fut cependant bien belle peinte de cette magnifique couleur bleu canard ; un tronc d'arbre au pied duquel se dresse un fagot de brindilles où sont restés accrochés quelques déchets jetés là par négligence (Clipper branches. E. Gordova street. Vancouver 1999) (photo 2). Malgré l'humilité du sujet, cette photo, magnifiquement cadrée, est d'une grande qualité plastique avec une multitude de petits détails qui se répondent et où domine la gamme des verts et des gris. Avec Bassin in Rome de 2004 (photo 3), une fontaine en pierre patinée par le temps, l'oeil du photographe a saisi les multiples interactions entre les objets : arrondi de la margelle, du pneu de la voiture en stationnement, rouge du clignotant de la voiture, traces de rouille dans le fond du bassin et petite rondelle en plastique y qui flotte, opposition entre la modernité de la voiture et l'ancienneté d'une fontaine sans âge.
Par son attention aux textures, à la matière, aux couleurs, aux correspondances entre les choses, Jeff Wall nous révèle ce dont la vie nous détourne. Il nous permet de voir au delà de la surface des choses et aiguise notre perception de la réalité et de sa fragilité. Il nous laisse aller là où notre imagination nous entraîne mais ne nous y conduit pas.
Fondation Cartier Bresson - 2, Impasse Lebouis, 75014-Paris (01 56 80 27 00). du mardi au dimanche de 13 h à 18 h. Jusqu'au 20 décembre 2015
Avec "Après Eden" la collection Walther c'est une profusion d'images saisies partout dans le monde, puisées dans l'exceptionnelle collection de photos qu'Artur Walther et sa femme accumulent depuis plus de 20 ans, que nous propose actuellement la Maison rouge. Son commissaire Simon Njami a organisé par thème un ensemble passionnant qui balaye tout notre siècle et dont le titre "Après Eden", évoquant un monde déchu, donne le ton.
C'est Karl Blossfelt, un photographe du début du siècle qui ouvre magnifiquement la première section consacrée au paysage. Ses photos de végétaux en noir et blanc, toute cadrées de la même façon, dépassent le strict aspect documentaire pour faire apparaître chaque plante comme un magnifique motif décoratif (photo 1). On retrouve ce même esprit distancié avec la série de photos frontales de hauts fourneaux et de gravières du célèbre couple Bernd et Hilla Becher (photo 2). Suivent une série de paysages faussement paisibles, souvent chargés de la mémoire des blessures laissées par l'Apartheid, les guerres intérieures ou la colonisation de l'Afrique australe et centrale prises par plusieurs photographes africains. Ce sont les grands espaces abîmés, vides et tristes de David Goldblatt (photo 3) et de Santu Moforeng, les grands hôtels de luxe de l'époque coloniale aujourd'hui délabrés de Guy Tillim (photo 4) ou les township de Jo Tacliffe.
Dans la section "Identité" c'est une série de portraits d'enfants soldat qui défient la caméra de Guy Tillim. Malgré leur appartenance à un groupe et leur camouflage de parade, le photographe a su capter la personnalité de chacun d'eux (photo 5).
Dans la section "ville" on s'amuse des travaux systématiques de recensement de bâtiments d'une rue ou d'un quartier, présentés sous forme de Léoporello, fait en 1966 par Ed Ruscha pour Sunset bd à Lons Angeles, par Yoshikazu Suzuki et Shohachi Kimura en 1954 pour le quartier commercial de Tokyo et par Arwad Messmer pour la Fruchstrabe à Berlin après la guerre, chacun ignorant les travaux de l'autre.
On reste stupéfait par le travail du photographe Huang Yan qui a transformé son corps en paysage traditionnel chinois (photo 6) ou par la transformation de Samuel Fosso en Angela Davis.
Enfin on n'oubliera pas de si tôt la galerie de portraits d'Auguste Sander révélant le visage de la société allemande à la veille de l'arrivée du nazisme ni celle de Richard Avedon celui des gens de pouvoir à Washington.
On n'en finirait pas d'énumérer tous les trésors que recèlent cette exposition. A chacun d'y faire son choix.
La Maison rouge, 10 bd de la Bastille, 758012-Paris. Du mercredi au dimanche de 11 h à 19 h (01 40 01 08 81). Jusqu'au 17 janvier 2016
Hâtez-vous d'aller voir les photos de Mario Giacomelli que Michèle et Odile Aittouares exposent dans leur galerie de la rue de Seine jusqu'au 28 novembre.
De ce photographe né en 1925 et mort il y a 15 ans on connait surtout les rondes de séminaristes jouant dans la neige ou les visages de vieillards au seuil de la mort prises dans l'hospice de son village. On ignore souvent ses derniers travaux, ceux où il libère totalement son imaginaire pour faire des oeuvres qui sont de véritables constructions mentales parfois totalement abstraites. C'est sur cette période fascinante que se concentre cette 4ème exposition consacrée par cette galerie au maître italien.
Ainsi cette photo sans profondeur qui mêle réalité et fantasme (photo 1). Au premier plan un monticule d'herbes drues où se cache un oiseau, deux chaises (reflet l'une de l'autre ?) ; au fond un vieux mur blanc sert d'écran à l'artiste pour y projeter un théâtre d'ombres étranges, celle d'un arbre mort sur la branche duquel est posé un oiseau et suspendu un vêtement, celle de la silhouette d'un personnage énigmatique sur la droite. Les lignes noires et blanches, verticales et horizontales se répondent et rythment l'ensemble. Le réel est métamorphosé pour devenir impalpable, fugitif, énigmatique.
Son intérêt pour la ligne, ses différentes formes, son dynamisme, pour la matière, pour le contraste du noir et du blanc l'emmène à faire des oeuvres totalement abstraites tell "Poésie en recherche d'auteur", véritable dessin dans l'espace (photo 2).
Pour réaliser "Dimanche d'avant" (photo 3), sur une plage déserte il installe quelques objets : une forme drapé de noir, un grand cercle et un arbre encapuchonné de noir. Avec ces quelques éléments très simples il a transformé cet espace anonyme en un lieu qui fut occupé puis abandonné et nous entraine bien au delà du réel.
Plus poète que photographe, jusqu'à sa mort Giacomelli multipliera les mises en scène pour approcher ses fantasmes et rendre concrète ses visions.
"Mario Giacomelli, photographe métaphysique", Galerie Berthet Aittouares - 14, rue de Seine, 75006-Paris (01 43 26 53 09). Ouvert du mardi au samedi de 11 à 13 h et de 14 h 30 à 19 h.