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décrypt'art - Page 14

  • Sean Scully (par Régine)

    L'exposition de Sean Scully actuellement à la Galerie Lelong est un choc. Quatre grand triptyque de 3 m sur 4, intitulés "Doric" vous dominent et vous entourent comparables aux parois d'un immense temple ; leur somptuosité, leur austérité, l'intériorité qu'ils diffusent imposent silence et contemplation. Ce saisissement passé vous tentez de comprendre comment le peintre a procédé pour provoquer une telle émotion. Vous constatez alors que ces triptyques en apparence semblables - même construction, même palette - sont assez différents les uns des autres et vous ne résistez pas au plaisir de comparer l'organisation des éléments très simples qui les composent : de grands rectangles noir, beige, brun, blanc ou gris, disposés verticalement ou horizontalement s'imbriquant les uns dans les autres mais de façon chaque fois différente. Ainsi se tissent entre ces murs de peintures des accords, des dissonances, des correspondances, un rythme dans lequel le spectateur se trouve pris (photos 1, 2, 3, 4).

    GEDC0037.JPGGEDC0038.JPGGEDC0039.JPG

     

     

     

     

    GEDC0040.JPGEn intitulant cette série "Doric" Scully fait référence au plus ancien des trois ordres grecs, celui qui a précédé les ordres ioniques et corinthien. C'est le plus pur, celui dont les massives colonnes cannelées ne reposent sur rien et dont les chapiteaux sont dépourvus de toute décoration, donnant une puissance aux temples que ne peuvent oublier ceux qui connaissent Paestum, Agrigente ou Segeste. Cette référence aux origines de l'art grec, celui qui est le fondement de notre culture n'a rien d'anodin et les trois panneaux peints sur zinc qui composent chaque triptyque peuvent être vus comme d'imposantes colonnades doriques. "J'avais toujours dans l'esprit l'idée de colonne qui est très importante dans mon travail. C'est la métaphore de l'homme qui soutient la civilisation" dit l'artiste qui séjourne régulièrement en Grèce. Mais impossible de dégager un système dans l'organisation des blocs de peinture qui les composent ; en regardant quelques croquis de travail de Scully (photo 5,6,7) on constate qu'il s'agit beaucoup plus d'une variation sur un thème, comme en musique, que de la recherche d'une méthode.

    GEDC0045.JPGGEDC0046.JPGGEDC0047.JPG 

     

     

     

     

     

    On pense alors aux murs de pierres sèches édifiés dans les campagnes d'Irlande, pays d'origine de l'artiste, ou à ceux de nos églises romanes ; leur appareillage cherche l'équilibre le plus stable sans obéir à un système codé et figé. Ainsi en est-il des tableaux de Scully, sous une apparence d'ordre une dissymétrie subtile est sous-jacente. La taille des blocs de peinture, qui peuvent être vus comme de grandes pierres taillées, varie d'un panneau à l'autre pour s'adapter à l'organisation de l'ensemble. Ils sont tantôt 4, tantôt 5, pas moins, pas plus, de formats différents, posés horizontalement ou verticalement ; les couleurs, si proches d'un triptyque à l'autre ne sont jamais placées aux mêmes endroits ; formes et couleurs entrent en résonance et semblent se répondre comme dans une symphonie musicale. Ainsi toute leur surface vibre et devient vivante.

    La jointure entre les éléments n'est pas ajustée (photo 8),GEDC0044.JPG elle se fait en souplesse nous laissant la possibilité de pénétrer dans ce mur.

    Le souffle qui parcours ces tableaux est dû aussi à la touche du peintre : très ample et très présente elle balaye avec vigueur chaque élément nous transmettant l'énergie qu'il a fallu pour appliquer les couches successives de couleur. Sous les gris affleurent les beiges et les bruns, sous els blancs les noirs et les gris, sous les noirs les bleus, les bruns et les verts et vice versa ; chaque couleur étant modifiée par celle qui la précède le résultat n'est jamais plat et acquiert un velouté incomparable. Les noirs profonds qui structurent l'ensemble font penser aussi bien à ceux de Manet qu'à ceux de Soulages, ses bruns et ses beiges à ceux de Morandi qu'à ceux de Rothko, ses blancs crémeux à ceux des robes de moine peintes par Zurbaran. De ces entrecroisement de couleur nait une lueur qui émane du fond de la surface peinte ; les mouvements du pinceau brassant la couleur accrochent la clarté environnante et la rencontre des deux transforme l'ensemble en une façade faite d'accords entre lumière et obscurité.

    De ces oeuvres solennelles, mélancoliques, vibrantes se dégage une grande spiritualité ; elles nous parle du besoin de transcendance des être humains qui depuis l'époque dorique questionnent les cieux. Il n'est d'ailleurs pas anodin que Scully ait assemblé ces tableaux en triptyque qui, dans l'histoire de la peinture a une connotation religieuse.

    Sean Scully - "Doric" - Galerie Lelong - 13, rue de Téhéran, 75008-Paris (01 45 63 13 19). Jusqu'au 11 juillet.

     

  • Lucio Fontana (par Sylvie)

     Pour beaucoup de spectateurs il est un peintre synonyme de transgressions primaires qui maltraite la toile avec poinçon et lame pour faire nouveau et choisit la monochromie pour faire abstrait. Voilà qui est trop simple. Lucio Fontana, artiste italo-argentin (1899-1968) est bien plus qu'un matieriste impulsif.La rétrospective qui lui est consacrée au musée de l'Art Moderne de la Ville de Paris en témoigne. Cette ample promenade, riche de plus de 200 pièces sur 40 ans de travail dont je n'ai pas la prétention de faire un tour complet met, certes, en évidence sa remise en question de l'art à travers une variété de supports, de médiums, de techniques. Elle fait aussi percevoir comment un goût personnel pour la matière, la couleur, le geste et l'inscription dans l'espace, a conduit cet expérimentateur prolifique à la vitalité débordante vers un épurement plastique et une forme de spiritualité.

    002.JPGlucio_fontana_010_scultura_spaziale_1947.jpg       Rien de surprenant à ce que ce fils de sculpteur funéraire ait été guidé par le relief et les matériaux malléables. Dés 1931 il dessine en creux des formes en gestation, une géométrisation d'esprit surréaliste, comme cette Tablette incisée en ciment polychrome noir et blanc (photo1).                                La sculpture spatiale de 1947, à l'aspect frustre de première ébauche, art informel s'il en est, tient de la diverticulite intestinale ou de la scatologie.  La troisième 038.JPGFontana-Natura.jpgdimension a remplacé la surface-plan et la matière entamée au doigt le travail au stylet (photo 2).      Cette gestualité spontanée, rapide, Fontana la développe jusqu'à l'extrême dans des céramiques colorées comme l'Hospitalité ,1940 (photo 3), des terre-cuites et des bronzes au caractère tout aussi baroque.                  La série des Natura, 1959, ces boules/bouches, fendues, à l'érotisme évident, fait écho à une volonté d'en découdre avec la matière pour aller, au delà de sa surface, chercher l'espace (photo 4).

    Initiateur du spatialisme, qui revendiquait le dépassement des techniques et des genres traditionnels, c'est sur toile et châssis qu'il met en oeuvre, vers la fin des années 40, ses théories et les nomme toutes désormais Concepts spatiaux où s'inscrivent avec violence des trous (Buchi), des fentes (Tagli) ou des projectiles, qui attestent de la primauté du mouvement sur la matière.

    Le concept spatial 1949-1950, (photo5) est une toile vierge semée de trous de différentes formes, ronds, allongés, triangulaires selon l'outil utilisé. Leur agencement est ouvert et dansant, allusion cosmique assez sereine  bien que  les 008.JPG019.JPG027.JPG030.JPGconstellations soient figurées par des vides. C'est une percée vers l'infini. Sur l'huile orangée de cet autre concept spatial (1954), des Fontana-Attentes.jpgéclats de verre peint s'ajoutent aux trous comme des cailloux, des scories, propulsés ou se désagrégeant en diverses figures dans la continuité matière-espace (photo 6). De New-York et Venise Fontana traduit des impressions visuelles qui sont autant d'évocations purement sensorielles que le reflet d'un intérêt pour le mouvement du cosmos : le Concept spatial, La lune à Venise, acrylique et éclats de verre sur toile, 1961, (photo 7), dans son abstraction multicolore, est éblouissante : le cercle, lucio_fontana_003_teatrino_1963.jpgargenté, révèle un Fontana-sculpture néon-IMG_83621.jpgmonde nocturne et les cristaux clignotent dans la fête vénitienne. Est-ce un feu d'artifice, une éclipse ou, là-dessous, la fascination de l'artiste pour le caché?            Le Concept spatial New-York 15, 1962, panneau en cuivre, fentes, grattages (photo 8) brille de toutes les lumières et de la modernité de la ville, incluant le spectateur dans ses reflets. La fente, dont la verticalité s'est imposée dorénavant comme expression volontariste, transmet, par ses lèvres hérissées et griffées la cruauté de l'Amérique et l'interstice noir une violence sous-jacente.

     Des lacérations, Fontana en a beaucoup pratiquées. Les plus symboliques sont sur toiles monochromes, suite logique des trous,conceptuel comme le Concept spatial Attentes, peinture à l'eau sur toile, 1966. (photo 9). Représentation de fentes et fentes réelles, elles ont la précision de plaies nettes, révèlent un infini, métaphysique selon l'artiste, et conduisent le regard du spectateur. A la finesse de l'incise répond une dématérialisante monochromie dont il va développer la douceur sensuelle  par des couleurs à l'huile choc et suaves, "décoratives" dirons nous. Affirmant son Moi, l'artiste s'approprie la toile par un  signe-geste libre, pressé, silencieux, lent dans sa préméditation et rapide dans son exécution. Cette fulgurence de l'action concrète à partir d'un travail conceptuel est à rapprocher de celui de Jean Degottex (1918-1988) et de l'art d'Extrëme Orient.  Il n'en reste pas moins que, selon la formule d'Henri Michaux, " Nous sommes devant l'image comme face à ce qui se dérobe".

    A considérer le Teatrino 1963, (photo 10) de conception tardive, je me suis demandée s'il ne relevait pas d'une démarche inverse des trous et fentes: au lieu d'une avancée, une prise de recul, une forme de détachement?

     En visionnaire nourri de futurisme et de conquête spatiale, de débats entre savants et artistes de son époque, sensibilisé au problème du mouvement de l'univers, Fontana s'est intéressé aussi à la lumière et aux environnements. Ses structures en néon, arabesques volumétriques d'une grande poésie, ont inspiré, entre autres, François Morellet et demeurent d'une extrême modernité. Elles figuraient pourtant à la IX ème Triennale de Milan en 1951.(photo 11). Et son labyrinthe où la lumière gomme les contours des pièces a mené d'autres artistes, en particulier James Turrell, à rendre à l'espace sa place première dans l'art.

    Lucio Fontana, Musée de l'Art Moderne de la ville de Paris, 11 avenue du Président Wilson 75116. Jusqu'au 24 août 2014.

     

     

  • René Laubiès (par Régine)

    Les oeuvre de René Laubiès des années 1960/1970 exposées actuellement à la Galerie Margaron procurent un plaisir quasi physique dont il serait dommage de se priver : plaisir communicatif d'un accord profond avec le monde, avec son rythme, son souffle, son flux.

    Si Laubiès part de la nature pour peindre - il peint toujours dehors, dans des régions ensoleillées, en Inde, en Iran, en Turquie ou ailleurs et souvent face à a mer - sa peinture est totalement abstraite. Ce n'est pas l'objet qui l'intéresse mais la présence de l'espace, de la lumière, des vibrations de l'atmosphère.

    Né à Saïgon où il passa son enfance, toute sa vie il restera marqué par l'Asie et sa façon  d'appréhender l'espace ; imprégné de taoïsme zen, il en expliqua lui-même le principe pour décrire son art : "Le Tao est un principe sans forme, ni commencement, ni fin. C'est le souffle vital qui anime l'univers. L'idéal taoïste est de se dépouiller de son Moi pour pouvoir se fondre dans ce flux. Un peintre doit être l'instrument conscient de cette force vitale.

    Mort en 2006, Laubiès était un nomade ; il s'envolait pour des régions lointaines avec ses couleurs et quelques rouleaux de papier sous le bras, du papier généralement lisse qui permettait au pinceau de glisser plus facilement sur sa surface et de rendre mieux la transparence de l'air. A son retour ses dessins et peintures étaient pour la plupart marouflés sur toile.

    De taille réduite, très proches les unes des autres, mais chacune ayant son caractère propre, ces oeuvres sont comme une variation sur un même thème qu'on ne se lasse pas de contempler. Sur un fond délicatement coloré, quelques traces de couleur écrasées puis raclées et étirées horizontalement avec une lame de rasoir captent notre regard, traces qui semblent flotter dans l'espace ou le traverser et lui donne son immensité, sa densité, sa présence. Rien de grandiose ni de spectaculaire dans cette peinture qui nous invite à la contemplation (photo 1)GEDC0015.JPG. L'artiste nous fait partager ses éblouissements et ses émotions devant les paysages qu'il contemple longuement avant de peindre.

    Certaines oeuvres entraînent vers d'autres cieux. L'horizontalité et les couleurs sable et terre de sienne de celle intitulée "Iran" (15 x 38) (photo 2)GEDC0024.JPG dit l'espace aride, brûlé par le soleil de ce pays de plateaux et de steppes. Dans celle intitulée "Mykonos" (photo 3)GEDC0009.JPG, au centre d'un espace mouvant jaune ensoleillé les traces brunes qui le balayent se concentrent en une forme oblongue (une île ?). Mais rien n'est statique. Condensée à un moment cette forme pourrait aussi bien se dissoudre pour se reformer autrement et ailleurs.

    Pour transcrire son propre saisissement devant ce qui pourrait être le spectacle d'un coucher de soleil ou d'une rizière - à Varkala peut-être, au sud de l'Inde où il avait coutume de passer l'hiver - Laubiès n'hésitait pas à utiliser des couleurs stridentes : rose fuschia, vert acide, jaune souffre mais avec une peinture très fluide, presque de l'aquarelle, pour être au plus près du flux de l'univers (photo 4)

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    .

    D'autres oeuvres ont particulièrement accroché mon regard :

    Dans une petite toile de 1960 (39 x 53) des amas de peinture rouge se diluent dans un fond rose diaphane. Le rouge, comme du sang séché se fait blessure ; peinture douloureuse autant qu'enchanteresse et dont on a du mal à détacher son regard (photo 5)GEDC0021.JPG.

    Dans le couloir qui mène aux autres pièces de la galerie deux tondos se côtoient (photo 6 et 7)GEDC0001.JPGGEDC0003.JPG. Semblables aux pierres de rêve chinoises dont les marbrures suggèrent un paysage que chacun organise comme il l'entend, ces deux oeuvres, l'une toute en nuances de verts, l'autre parcourue de nuées rouges ou orangées et dont la forme rappelle celle d'une mappemonde, nous ouvrent "L'infini de l'esprit".

    Enfin, sous le rose légèrement violine de la petite toile de 1962 "Sans titre" qui se trouve dans la salle du fond à gauche affleure un poudroiement de jaune, de brun, de beige. "Méditation d'un moment perdu dans l'espace" comme dit si bien Bernard Noël (photo 8)GEDC0005.JPG.

    Quelques encres sur papier accompagnent ces peintures. Faites d'un geste longuement muri la forme traverse l'espace de la feuille tel un nuage qui s'en échappe (photo 9)encre 2.JPG ; ou à peinte esquissé une trace semble se dissoudre dans l'immensité du ciel comme celle laissée par le vol d'un oiseau, d'un insecte ou d'un avion. Présence et évanouissement de la forme sont ici liés. Dans la salle du fond à gauche, une encre immense qui semble figurer une aile d'oiseau nous entraîne loin du papier sur laquelle elle est peinte (photo 10)

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    (photo 11).

    René Laubiès "L'infini de l'esprit", jusqu'au 7 juin - Galerie Margaron, 5 rue du Perche, 75003-Paris. 01 52 74 20 89. Du mardin au samedi de 11 h à 13 h et de 14 h 30 à 19 h 30.

     

     

     

  • Sur le thème du tronc d'arbre (par Sylvie)

    Ils ne sont pas botanistes mais ont en commun une même fascination pour l'arbre et particulièrement le tronc, dans une similitude de destin avec l'homme. Les oeuvres de deux de ces artistes sont encore visibles pendant quelques jours dans des galeries parisiennes. J'y ajouterai deux autres qui ont déjà exposé mais qui, faute d' avoir été remarqués pourront faire l'objet d'une découverte au Festival des jardins de Chaumont sur Loire qui vient d'ouvrir pour l'été.

    002.JPGFabien Mérelle, le plus jeune - il est né en 1981 - est un dessinateur minutieux et imaginatif. Son travail sur papier à l'encre de Chine a d'ailleurs été récompensé par le prix Canson en 2010 et il figurait dans la collection Guerlain montrée à Beaubourg en 2013. Son univers, très personnel, mêle un onirique tantôt drolatique tantôt cauchemardesque à un réalisme absolu. A la galerie Praz-Delavallade à Paris, près du dessin d'un dormeur  couché (l'artiste?) au bas du corps-tronc, reptilien, coupé en rondelles (photo 2)Fabien-Merelle_web2.jpg, se trouvent deux  sculptures  figurant ce végétal: les doigts d'une petite main blanche posée sur sellette s' étirent en multiples branches feuillues comme prêtes à grifferP1000937.JPG (photo 3) ; il y a de la sorcellerie dans cette évocation. L'autre, rose et grenue comme la chair humaine impose sa verticalité d'arbre sans racine, presque obscène, d'où s'échappe une frêle branche desséchée de la même couleur (photo 1). A se demander si ce grand corps-phallus si humain et présent dans sa forme et sa dimension n'a pas perdu son pouvoir de donner vie. Mérelle joue si bien des disproportions, des contrastes, du merveilleux  et du monstrueux qu'on ne sait plus si les situations auxquelles il nous confronte sont seulement incongrues ou inquiétantes. "Je réalise des fantasmes et exorcise des phobies" dit-il.                                                                                                                                                 

    g_MaisonRouge14ToutOublier03b.jpg Berlinde de Bruykere est une artiste belge , née en 1964. Aux côtés du photographe Matthieu Pernot et du peintre Philippe Vandenberg, exposés ensemble à la Maison Rouge, elle conduit notre regard à la misère du monde, à notre pauvre chair, à la solitude qu'elle a, semble t-il, vécue. Ses troncs raides, assemblés en sculptures couchées comme sur une table de dissection, habillés de cire rose et grise, souple et satinée comme peau humaine, évoquent une chair malade, au bord de la putréfaction, et en soulignent la fragilité (photo 4) autant que la cruauté des hommes et ses peurs les plus profondes.  Le dérisoire humain apparait sous le volume végétal. Un profond malaise nait des bandages de chiffons et des sangles de cuir qui les entourent. Martyr, isolement, viennent à l'esprit et nous ébranlent physiquement, rappelant les Christ morts des maîtres anciens. Sous l' obscénité évidente, apparait une façon de surmonter la désespérance, celle de l'humanité toute entière, celle de l'homme malgré son pouvoir sexuel, celle de l'Histoire et ses guerres - la Flandre de la guerre de 14 - celle de l'individu, l'artiste elle-même et ses souvenirs de tissus souillés dans on enfance malheureuse.

     

    Henrique Oliveira-000_par7860595.jpgHenrique Oliveira, né en 1973, est brésilien. Je l'ai découvert au Collège des Bernardins à Paris en 2013. Le gigantesque tronc d'arbre noueux qu'il avait installé sous les ogives semblait devoir les pulvériser. Utilisant le bois de chantier qui permet d'épouser l'architecture et de se plier à des formes organiques, Oliveira met en évidence des forces obscures ou inconnues mais toujours d'une extrême puissance plastique et visuelle. Cette "transubstanciation" avait quelque chose de scatologique. Au Palais de Tokyo les troncs tordus emmêlés de "Baitogogo" étaient pris dans des poutres-supports. A Chaumont sur Loire "Momento fecundo" (photo 5), forme une impressionnante spirale, comme un immense serpent quasi vivant qui pousse de façon organique et déstabilise le visiteur dans sa perception de l'espace. C'est tout le bâtiment qui prend vie et les entrelacs, entre animal et végétal, s'enroulent aux charpentes et aux escaliers, comme un  réseau impossible à maitriser. A la manière des favelas de Sao Paulo !

    Giuseppe Penone, né en 1947 en Italie, s'est illustré en dernier lieu dans les jardins du château de Versailles. La démesure de ses moulages en bronze était à la hauteur des lieux. On peut voir à Chaumont "l'arbre-chemin" une oeuvre pérenne qu'il a installée en 2012. Lui aussi en appelle à la similitude homme-arbre malgré leur différence de temporalité: une même matière fluide que le temps modifie. Proche du land-art et de l'arte povera, Penone exalte avec poésie et spiritualité la grandeur et la beauté du végétal, son énergie impalpable, dans une relation empathique avec l'homme.

    Fabien Mérelle, galerie Praz-Delavallade, 5 rue des Haudriettes, 75003 Paris. Jusqu'au 17 mai 2014. Berlinde de Bruykere, à la Maison Rouge, Fondation Antoine de Galbert, 10 bd de la Bastille, 75012 Paris. J'usqu'au 11 mai 2014. Henrique de Oliveira et Giuseppe Penone au Festival des jardins de Chaumont sur loire, jusqu'au 2 novembre 2014.

  • Pascal Convert (par Régine)

    A la fois écrivain, cinéaste, photographe et sculpteur Pascal Convert ne néglige aucune technique, aucun médium pour exprimer avec force ce qui l'intéresse intensément : la complexité de l'histoire (notamment celle de la dernière guerre mondiale et de la Shoah), les glissements qui s'opèrent entre elle et notre mémoire individuelle et collective, la figure de grands résistants qui, par le don de leur personne, ont permis de changer le cours de l'histoire, la puissance de l'oubli qui engloutit nombre d'innocents... "Je m'intéresse, dit-il, à ce qui est en creux, à l'absence, au silence".

    Son exposition actuelle à la Galerie Eric Dupont, intitulée "Passion", montre plusieurs sculptures en verre, notamment deux Christ magnifiques. L'un (photo 1)GEDC0025.JPG est en croix, présenté horizontalement, un gros clou le maintenant avec violence face contre terre. Bras et jambes ont la transparence du verre opalin, comme des membres où le sang ne circule plus, la partie centrale du corps, noire sous le verre évoque une chair carbonisée GEDC0016.JPG(photo 2). Ce Christ, à la fois dématérialisé mais extrêmement présent nous apparaît criant sa souffrance mais aussi dans le don total de sa personne. L'autre

    GEDC0019.JPG

    (photo 3), plus apaisé, est dans la position du gisant ; tous deux sont posés sur tout ou partie du moule rose pâle qui a servi à la fabriquer.

    Il faut revenir au processus de fabrication de ces oeuvres, véritable rituel, qui produit la transmutation du bois en cristal. La sculpture ancienne en bois qui a servi ce point de départ, Convert l'a d'abord assainie, réparée puis enfermée dans du plâtre réfractaire. L'ensemble est porté à très haute température pour permettre la combustion du bois. Celle-ci terminée l'alimentation en verre, pour laquelle des conduits ont été aménagés, peut commencer et le liquide transparent prendre la place de la statue. Après un lent refroidissement s'ensuit le démoulage, une consolidation éventuelle et un travail de patine. Ce sont les résidus de bois calcinés qui apparaissent dans le verre coulé ; les liens noirs qui maintenaient les statues attachées aux moules et qui bordent ces corps martyrisés accentuent l'impression d'horreur du sacrifice humain, et par delà celle de la cruauté des hommes.

    On peut considérer ces oeuvres comme une réponse à la violence des quatre Christ d'Adel Abdessemed exposés récemment à Beaubourg. Faits de fil de fer barbelé et de lames de rasoir ils étaient plus proches de l'image de kamikazes bardés d'explosif que du sauveur de l'humanité. A la notion de sacrifice tel que le conçoivent les musulmans Pascal Convert a voulu opposer celle des chrétiens. Le martyr musulman est personnel, il se sacrifie pour lui, pour gagner son paradis, le martyr chrétien s'oublie pour sauver la communauté, il se donne par amour pour ses frères humains.

    Une autre oeuvre illustre cette notion de mémoire et d'oubli. Il s'agit d'une souche d'arbre grandeur nature, en verre naturellement GEDC0008.JPG(photo 4). Massive mais transparente, elle renvoie à une existence passée et au souvenir semi effacé.

    Au fond de la galerie sont présentés des pages de livre géantes en verre bleu où sont gravés en yiddish le récit d'un rescapé du camp de TreblinkaGEDC0010.JPG (photo 5) mais d'autres livres m'ont particulièrement émue GEDC0007.JPG(photo 6). Ils font partie d'une série intitulée "Reliques". Soigneusement rangés sur une étagère, la fusion d'un verre opalescent ou bleu profond a définitivement figé leur forme dans la matière ne laissant d'eux qu'une ombre noire, celle du souvenir. On pense à toutes les bibliothèques parties en fumée, celle d'Alexandrie, de Sarajevo et bien sûr aux autodafés nazis.

    L'intensité de l'émotion suscitée par ces oeuvres est à la mesure des questions et pensées qu'elles provoquent sur la mémoire, la disparition, l'oubli, l'impact d'un individu sur le collectif... A l'heure où les oeuvres d'art paraissent souvent trop hermétiques, trop simples, ou fabriqués pour le marché, il est satisfaisant d'en voir une qui allie une conception et une réalisation très élaborées et dont la perception soit aussi claire et bouleversante. Une technique périlleuse pour révéler les ravages de l'humanité. Point n'est besoin d'être savant pour apprécier la force du message de Pascal Convert. Il sait se faire entendre et réveiller les consciences.

    Pascal Convert, "Passion". Galerie Eric Dupont, 138 rue du Temple, 75003-Paris (Tél : 01 44 54 04 14). Jusqu'au 25 mai.

     

     

  • Herta Muller ( par Sylvie)

              C'est un plaisir extrême de revoir le travail d'Herta Muller à Paris. La galerie Berthet-Aittouarès présente une trentaine d'oeuvres de 2003 à 2013 de cette artiste allemande née en 1955 qui vit entre Berlin et la Toscane et avoue puiser son inspiration dans la nature. J'en souligne ce positionnement géographique car les traits fougueux et les tons soutenus, presque violents d'une partie des oeuvres en présence côtoient la douceur de fonds clairs  et la souplesse de lignes des autres. Aboutissement abstrait dans les deux cas, qui reflète, me semble t'il, le double jeu de la nature fait de violence et de sérénité, et la double essence de l'artiste, son attachement très germanique à la forêt et son inclination pour le paysage toscan.

    J'ai délibérément choisi de ne montrer que deux oeuvres: à elles seules, elles caractérisent la double démarche picturale de l'artiste qui, malgré une forme de contradiction, est un régal de présence au monde.

    Herta Muller (6) IMG_3707.jpegDans la première, une huile sur toIle " (Fundamentales Dach (Voutes fondamentales)" - 2010- 170x130cm -  l'inspiration "paysagère" saute aux yeux. Rien d'une traduction sur le motif mais des couleurs saturées, propres à la terre siennoise - bruns, gris, rouges et ocres, alignements verticaux de troncs d'arbres, plages structurées comme des champs labourés, et des traversées d'un blanc rendu scintillant - ensoleillé ?- par le mélange de couleurs claires qui le composent...c'est tout un arrangement vigoureux et frontal qui souligne la matérialité de l'univers et rappelle le travail du peintre norvégien Per Kirkeby.

    Une autre perception du monde nous attend dans l'oeuvre suivante. Inutile d'en chercher le nom, Herta Muller en donne rarement. Elle préfère les repères chronologiques. Donc, voici 15.04.12 - 140x100cm, technique mixte sur papier Herta Muller (1) IMG_5196.jpegmarouflé sur toile. Plus proche du dessin que de la peinture, ce qui est figuré par des lignes ondulantes, des couleurs douces sur le fond crémeux de la cire, serait plutôt du domaine du souvenir. En écho au titre de Monet "Impression soleil levant",on serait tenté de baptiser cette composition et les autres oeuvres de la même veine qui sont exposées ici, "sensation Toscane". il s'agit peu du visible mais du sensible et d'un vécu individuel.

    De son expérience de graveur l'artiste a gardé le goût et la technique subtile de la ligne. Les traits noirs, fins et longs ou épais et courts, plus ou moins rigides ou linéaires, isolés ou unis à d'autres, forment la colonne vertébrale du tableau, sa dynamique, sa tension et réveillent dans l'oeil du spectateur le souvenir schématique de branches nues, de troncs et peut-être de ronces traversés d'un pas de promeneur. Sous les crayonnages verts et ocres pris dans les rets de lignes enveloppantes, se devine la fraicheur allègre d'une campagne sereine où les taches grasses aux contours flous d'un pastel écrasé , viennent brouiller la netteté des figures, rappeler la volumétrie des collines, les sensations corporelles de l'artiste et peut-être l'inquiétude devant toute beauté. L'air circule dans la blancheur onctueuse du fond, trace invisible mais palpable d'une respiration, un grand vide méditatif et poétique. Le minimalisme d'extrême orient n'est pas loin.                                                  

    "Herta Muller, Sillages", galerie Berthet-Aittouarès, 29 rue de Seine, 75006 Paris. Jusqu'au 15 mars.

  • Tacita Dean (par Régine)

    Tacita Dean a une manière bien à elle d'exprimer sa fascination pour le temps. Avec les oeuvres actuellement exposées chez Marian Goodman et dont le thème central est la cristallisation du sel, elle en rend les différentes facettes palpables.

    A travers un film sur la Spiral Jetty de Robert Smithson appelé "J.G." projeté en boucle au sous-sol, de cartes postales retouchées, d'immenses photo-gravures et de photos au rez-de-chaussée elle en tresse les différentes aspects : le temps qui induit le changement, celui qui est permanent et durera toujours ("le changement concerne non le temps lui-même mais seulement les phénomènes dans le temps" disait Kant) et celui de l'imaginaire, du fantasme, du souvenir.

    La fascination de l'artiste pour l'oeuvre emblématique du Land Art, la Spiral Jetty, que Robert Smithson réalisa au Lac Salé dans l'Utah en 1970, lui fait découvrir l'oeuvre de J.G. Ballard, écrivain de science fiction, mort en 2009, et dont la nouvelle "Les voix du temps" aurait inspiré Smithson. A ce sujet une correspondance s'établit entre elle et l'auteur, et le titre de l'oeuvre "J.G" lui rend hommage.

    Pour Smithson la spirale épousait le mouvement du mythe qui d'après une légende indienne entraînait les eaux au fond du lac jusqu'à l'océan Pacifique. Disparue la Spiral Jetty est à son tour devenue un mythe qui hanta longtemps Tacita Dean, car pour elle sa forme évoque celle du temps de même que celle des cristaux de sel qui croissent en hélice.

    "J.G." tourné en argentique 25 mm, médium lui aussi voué à disparaître et pour lequel elle éprouve un attachement viscéral, n'est pas un film au sens traditionnel, il se compose d'une longue série de plans fixes. Les vues liées aux paysages de lacs salés s'entremêlent avec l'évocation de la Spiral Jetty et le récit de science fiction de J.G. Ballard en voix off. Ainsi défilent lentement l'image de roches sur lesquelles des cascades d'eau déposent inlassablement le sel dont elles sont chargées les transformant en d'énormes choux fleurs (photo 1)GEDC0068.JPG ; celle d'une route blanche qui traverse une étendue d'eau stagnante et se perd au pied de montagnes lointaines (photo 2) GEDC0498.JPG; celle d'une mousse blanche qui bouillonne telle une soupe primordiale (photo 3)GEDC0034.JPG ou encore celle de l'eau d'un lac dorée par le coucher du soleil qui dépose son sel sur la grève...(photo 4)GEDC0037.JPG.

    Apparait souvent une pellicule photographique à bord crénelé qui met en GEDC0057.JPGparallèle des images à fort écho visuel : ici une pelleteuse, tel un énorme insecte, fouille le sol, à côté un animal d'aspect préhistorique tente de sortir de sa carapace (photo 5) ; là des vaguelettes lourdes de sel côtoient des images de cristallisation (photo 6)GEDC0028.JPG;  ou encore une carapace articulée de tatou, une tête de serpent et un chantier d'extraction du sel.

    Afin de mélanger paysage, temps et imaginaire l'artiste utilise une technique consistant à masquer partiellement l'obturateur avec des découpages, puis à filmer d'autres images souvent mouvantes à travers ces vides. Ceux-ci prennent la forme de la Spiral Jetty qui vient en surimpression sur le paysage (photo 7)GEDC0031.JPG ou de cercles à travers lesquels Tacita Dean inscrit des images différentes (couchers de soleil, cristallisation, horloges...) (photos 8 et 9)GEDC0029.JPGGEDC0026.JPGGEDC0042.JPG. Sorte de vision kaléidoscopique qui rappellent les photos que prenait Nancy Holt, la femme se Smithson, depuis son installation "Sun Tunnel" également dans l'Utah, et qui isolent dans un cercle les mouvements du soleil.

    Dans ces paysages immuables seuls les oiseaux migrent, les nuages passent, une grenouille respire, l'eau ruisselle, l'aile du papillon vibre. Hormis la voix off et le ronronnement de la pellicule, les bruits sont ceux du sel qui craque, des excavatrices au travail, de l'eau qui coule, d'un train qui passe au loin. Eternité, présent, fantasmes se trouvent ainsi dilués dans un espace et une temporalité unique. 

    GEDC0007.JPGLes cartes postales repeintes présentées sous plexi que l'on peut voir au rez-de-chaussée sont d'une grande beauté. Dans l'une, de gros nuages gris bleuté, très bas, très lourds se reflétant dans un paysage chargé d'eau où s'alignent des monticules de sel d'un blanc immaculé ; rien ne bouge, le temps s'est arrêté sur le travail des hommes et les nuages tels d'énormes rochers menacent un monde paisible et fragile (photo 10). Dans une autre la Spiral Jetty est dessinée sur un lac d'un bleu intense encore. Comme dans les installations de Nils Udo, des petits cônes d'une délicate blancheur flottent sur une rivière (photo 11)GEDC0003.JPG. La boule de sel cristallisé déposée près de trois d'entre elles fait écho à la fragilité des paysages représentés.

    Avec la photo de deux objets abandonnés dans le lac salé et fossilisés par le sel, Tacita Dean saisit le déroulement du temps. La qualité de l'argentique (dont l'un des composants est le sel d'argent !) qui rend la matière et la lumière de façon incomparable y est pour beaucoup. L'image du livre prisonnier de son carcan de sel condensant à la fois le caractère éphémère et inexorable du temps est splendide (photo 12)GEDC0011.JPG.

    Enfin 10 photogravures (impossible à photographier à cause des reflets) réunies en un polyptyque de 5 panneaux animent le grand mur droit de la galerie. Ensemble elles forment un unique et immense paysage noir et blanc où réalité et imaginaire se confondent. Quelques mots, souvent à moitié effacés, sont tracés à la craie : volcan, cascade, apocalypse, hell's breath, Henry Moore..... 

     L'émotion que ces images dégage se situe au delà du langage car elles montrent la fugacité de notre existence, de notre imaginaire, de nos souvenirs et l'immuabilité du monde. Oui Tacita Dean a l'art de tisser une relation forte avec celui qui contemple son oeuvre.

    Tacita Dean "J.G". Marian Goodman Gallery - 79 rue du Temple, 75003-Paris, 01 48 04 70 52 jusqu'au 1er mars. Ouvert du mardi au samedi de 11 h à 19 h. Métro Rambuteau. 

     

  • Rebeyrolle, Lee Ufan, Benzaken par Régine et Sylvie

    Le plaisir de "faire un tour de galeries" tient à la possibilité de passer sans transition de l'univers d'un artiste à celui d'un autre. Ce plaisir peut se transformer en choc dû aux différences. Le constat est probant entre Paul Reyberolle (Galerie Claude Bernard), Lee Ufan (Galerie Kamel Menour) et Carole Benzaken (Galerie Nathalie Obadia) dont les expositions, qu'il faut vite aller voir, se terminent bientôt.

    Rebeyrolle dénonce, hurle, appelle à la résistance devant notre société où le goût du pouvoir et de l'argent deviennent le but de l'existence. Sa "Banquière" (photo 1)GEDC0013.JPG s'expose nue, sans complexe malgré son corps vieillissant qui occupe toute la toile. Elle vocifère, bras écartés, doigts crochus ; de sa bouche dégouline un torrent d'immondices. Des matériaux de rebut tel le crin, la paille de fer, des chiffons sont inclus dans le corps de la peinture. On reste saisi devant l'aplomb d'un être aussi repoussant. Le tableau qui fait partie d'une série de 1999 sur le monétarisme et intitulé "Le petit commerce" (photo 2) GEDC0005.JPGn'est guère plus réjouissant. Deux compères proposent à la vente, l'un en promo, l'autre en solde des déchets peu ragoutants. Avec "Le flux de l'argent" un robinet crache son eau sur un pauvre animal sanguinolent immobilisé sur une caisse par la force du jet et dont les haillons faits de jute véritable son englués dans la peinture.

    Rebeyrolle voyait rouge et quand on lui demandait les raisons de sa colère il répondait : "Nous vivons dans une société autophage où nous passons notre temps à nous bouffer les uns les autres au nom du pouvoir et de l'argent". On sort de l'exposition secoué par la force et la puissance de ces oeuvres.

    Il faut tout le dépouillement, la délicatesse et la simplicité de l'oeuvre de Lee Ufan pour se remettre de ces émotions. Au 47 de la rue St André des Arts sont exposées de grandes toiles toutes blanches, marquées seulement d'un unique coup de pinceau dont la couleur grise s'épuise jusqu'au blanc (photo 3 et 4)GEDC0015.JPGGEDC0016.JPG. Elles sont à regarder longuement , ensemble ou séparément, en changeant sa position dans l'espace pour percevoir la résonance qui s'établit entre elles par la seule variation de la disposition de cette trace sur chacune d'elle. A la différence des oeuvres de Paul Rebeyrolle qui vous empoignent immédiatement, lenteur et attention sont requises pour percevoir la puissance de celle de Lee Ufan.

    Mais surtout ne ratez pas l'installation placée dans le sous-sol du 6 rue du Pont de Lodi. Sa beauté est bouleversante. Avec une grande économie de moyen l'artiste nous fait toucher du doigt le lien entre l'univers visible et l'invisible. Il a couvert le sol de petits cailloux blancs, puis à différents endroits il a disposé trois grandes toiles dont il a recouvert la partie restée blanche de sable jaune qu'il a soigneusement ratissé, comme dans les jardins Zen, ne laissant apparaître que la forme peinte ; ainsi isolée, celle-ci change de texture pour devenir presque métallique (photos 5)GEDC0022.JPG. Trois pierres de couleurs différentes sont disposées de façon à ponctuer l'ensemble. Tout ici se passe entre les choses qui ne sont là que pour révéler l'espace qui les entoure. En y déambulant on éprouve un sentiment de plénitude, peut-être un moment d'éternité.

    Le travail de Carole Benzaken (prix Marcel Duchamp 2004) suit imperturbablement son chemin dans le flou des images par une mise à distance de la réalité. J'avais adoré "By night" au Mac Val, vision effacée d'un passage en voiture. Ce qu'elle présente pour quelques jours encore à la galerie Obadia ne décevra pas ceux qui apprécient son art entre figuration et abstraction. La surprise viendra de la proposition plastique autour du thème de l'arbre et de l'incursion dans la troisième dimension. Prenons deux exemples à l'appui.

    004 Benzaken-Migrations 3-2013-.JPG007 Benzaken- Sans titre- 2013.JPG008 Benzaken- gros plan de Sans titre.JPGL'arbre comme sujet principal : "Migrations 3" (2013, 120x120cm. photo 6) laisse voir dans un cadrage serré qui occupe tout l'espace, de proches branches d'une netteté calligraphique sur d'autres déjà plus lointaines, plus diffuses ; sorte de stratification de lignes douces et floues, de lignes nettes et griffues et de taches oranges veloutées, explosives et vibrantes de ce qui pourrait être des fleurs de magnolias, thème délibérément choisi. Cette encre de Chine et crayon s'inscrit dans du verre feuilleté opalescent, sorte de boite lumineuse, qui lui confère une immatérialité particulière. On est loin de la figure réelle de la fleur pré-annonciatrice du printemps. L'image, tremblée, nous renvoie à l'incertitude de notre regard.

    La superposition tactile de bandelettes de papier, peintes à l'encre de Chine et lithographique, sur un fond également peint en noir et blanc semé de taches colorées, crée, dans "Sans titre" de 2013 (photo 7 et gros plan 8), un effet d'optique stimulant pour l'oeil. Les multiples lignes verticales de surface se déploient comme des bobines de films suspendues ou quelque portière génératrice d'ombre. Ce rideau ainsi fragmenté - mais ne dirait-on pas une forêt ? - se mêle aux motifs de l'arrière plan, les contamine et brouille notre vision. L'image verticale, légère, gaie et fugace au fil de notre déplacement, inscrit, dans son prolongement au sol, un brouillé différent d'une surprenante densité. A deux positions deux perceptions. Carole Benzaken se pose et nous pose la question : qu'est-ce qu'une image ?

    Paul Rebeyrolle, Lee Ufan, Carole Benzaken, trois grands talents, trois visions du monde, aussi différentes que possible. C'est toute la richesse de l'art qui nous est donné en l'espace de quelques rues...

    Paul Rebeyrolle, Galerie Claude Bernard,  7/9 rue des Beaux Arts, 75006-Paris. Jusqu'au 18 janvier 2014.

    Lee Ufan, Galerie Kamel Menour, 47 rue St André des Arts et 6 rue du Pont de Lodi. Prolongation jusqu'au 25 janvier 2014.

    Carole Benzaken, "Oui, l'homme est un arbre des champs", Galerie Nathalie Obadia, 3 rue du Cloître Saint Merri, 75004-Paris. Jusqu'au 11 janvier 2014.

  • Tapis et tapisseries (par Sylvie)

    Simple concours de circonstances ou phénomène de mode, la tapisserie s 'expose  simultanément en deux lieux parisiens.  Une belle occasion de réviser nos idées reçues sur cet art très ancien demeuré depuis quelques siècles, à l'ombre des arts plastiques. Deux expositions qui témoignent de l'histoire de l'art, des innombrables possibilités de la création textile et des rapports entre beaux-arts et arts appliqués. Reste à voir si la plus étoffée est la plus convaincante.

    Le MAM de la Ville de Paris présente une centaine de tapis et tapisseries de différentes époques et régions du monde, de différentes techniques jusqu'aux plus nouvelles et d'artistes plus ou moins récents. Un regroupement par thèmes évoque soit les traditions extra-occidentales du type ethnologique (Primitivismes), les motifs moyen-orientaux (Orientalismes), les liens entre ces supports et l'habitat (le Décoratif), entre peinture et tapisserie (le Pictural), soit la troisième dimension (le Sculptural). Une telle abondance donne un peu le tournis. Le MAM de la Ville de Paris qui dispose depuis les années 80 d'un département art et création textile (ACT) veut le rappeler et une large part de ce qui est montré concerne les créations extra-européennes. On se reposerait volontiers sur les canapés posés là comme au théâtre mais les tapis d'orient qui les recouvrent sont plus intimidants qu'accueillants et le fond sonore, dit "musique d'accompagnement" ne comble pas de bonheur. Ne négligeons pas pour autant notre plaisir d'amateurs de contemporain devant les couleurs et les motifs géométriques éminemment modernes de certaines pièces de l'art islamique et quelques pièces actuelles de ce "Decorum" qui font sortir tapis et tapisseries du classicisme ou de la planéité.

    037 Mai-Thu Perret-The Crack up IX..JPG014 Pae White 2012.JPG019 Brassaï.JPG029 Maille n°8- Pierrette Bloch-1974.JPG020 Abdoulai Konate- croix de lumière- 2010.JPGThe Crack- up IX ( 2012) de Mai Thu Perret fait du sombre psychodiagnostic de Rorschach un motif de contemplation coloré et velouté (1). Les volutes de fumées de Berlin B, (2012) de Pae White semblent photographiés 022 Jagoda Buic- Hommage à P.Pauli- 1970-71.JPGplutôt que tissés (2). Toute la rigidité d'un mur se retrouve dans la chair textile de Grafitti (1969-1970) de Brassaï (3). Fidèle au noir de l'encre, Pierrette Bloch lui donne corps dans Maille 8 (1974) par un subtile crochetag (4). On peut s'amuser du cousu- collé de Guidette Carbonell , Hibou-rock (1978) mais la puissance du travail de Jagoda Buic, fait de laine, de fils métalliques et de cordage de chèvre, en impose: est-ce un rempart géant ou les colonnes de quelque temple détruit ?(6). Je finirai par la spiritualité et la tradition africaine de la Croix de lumière (2010), en petites pièces de textile collées comme des post-it d'Abdoulaye Konate (5).

    La tapisserie s'affiche aussi dans une moindre mesure mais plus aérée, à la galerie des Gobelins. De façon à la fois plus traditionnelle et plus charmeuse elle montre une petite sélection d'oeuvres françaises du XVIe au XXIe siècle sur le thème de la nature. Il est vrai que depuis les"Verdures" et les "Mille Fleurs"du Moyen Age, les grandes feuilles d'acanthe du XVIème siècle, le cycle des saisons et les paysages du XVIIIème  - l'exposition nous les rappelle - on a un peu oublié ce que cet art avait produit. Il a fallu attendre les années 40-50 du XXème siècle avec le travail de Jean Lurçat pour qu'on le redécouvre. Aujourd'hui les artistes, souvent peintres, y consacrent une part de leur talent : point de passéisme et d'austérité mais une modernité assumée née d'un travail étroit avec les lissiers des manufactures nationales des Gobelins et de Beauvais. Passé et présent se comparent et se répondent, gros plans et paysages se succèdent, le mobilier a sa place comme support et, voilà qui est clairement démontré, la tapisserie reflète les tendances de la peinture, de la photo et des technologies modernes. Chaque artiste garde le caractère spécifique de sa peinture malgré le changement de médium, ce qui bouscule un peu notre perception, que ce soit celle de l'artiste ou celle de la tapisserie.                                                                     

    BV-493-000 - photographe Philippe Sébert - copie.jpgBV-369-000 - photographe Ph.jpggob-1582-000- photographe I.jpgGOBT-1373-000_9-2012-1.jpgGOBT-1353-000 photographe I.jpgYves Oppenheim ouvre en fanfare notre tour d'horizon. Pure abstraction multicolore bien qu'on puisse y deviner peut-être quelques fleurs éclatantes, sa tapisserie (Beauvais 2010), conçue comme un polyptyque, est lumineuse et réjouissante. Les lignes créent un lacis sans dimension narrative et la présentation suspendue dans le vide permet d'évaluer l'envers des choses et les arcanes de la fabrication. Une prouesse !(1). Les 3 arbres"(Beauvais1989) de Mario Prassinos jouent les négatifs où noirs et blancs sont inversés (2). Verrez vous la voûte céleste ou le mouchetage de la plante elle-même dans L'Aucuba (Savonnerie 2005) de Marc Couturier (3)? On retrouve tel qu'en lui-même le bleu métallique et le rêve des toiles de Jacques Monory sur la laine souple de Velvet jungle n°1 (Gobelins 2012) (4). Clin d'oeil au lieu où nous sommes Le jardin des Gobelins (2012) de Christophe Cuzin s'ouvre tel un Matisse intimiste, dans l'encadrement de la fenêtre, mais traité en petits carrés comme un code à flasher (5).

    DECORUM, Musée de l'Art Moderne de le Ville de Paris, 11 av du Président Wilson, 75016 Paris. Jusqu'au 9 février 2014.

    GOBELINS PAR NATURE, galerie des Gobelins, 42 av des Gobelins, 75013 Paris. Jusqu'au 19 janvier 2014

  • Philippe HELENON (par Régine)

    Au 39 rue de Charenton, à deux pas de l'Opéra Bastille, la galerie Guigon expose actuellement des oeuvres récentes de Philippe Hélénon (artiste dont j'ai déjà parlé sur ce blog, voir note du 16.05.2008). Discrètes, puissantes et denses, au format réduit (aucune n'excède 65 x 50) ces peintures vous poursuivent pendant longtemps.

    Comme s'il avait besoin d'une proximité entre sa main et le support utilisé l'artiste n'expose ici que des oeuvres sur papier. La toile, qui exige une distance avec l'oeil et la main, est quasiment absente de son travail actuel. Son médium fait de gouache, d'acrylique, de pastel écrasé, qu'il élabore lui-même, est d'une grande densité comme s'il voulait traduire les strates du temps déposé sur les choses ; tel un artisan qui remet cent fois sur le métier son ouvrage Hélénon n'en finit pas de revenir sur ses dessins, il les patines et les refaçonne à sa façon.

    Pour peindre il part de la réalité et les objets et les êtres qui retiennent son attention sont ceux qui ont été utilisés, usés et souvent abandonnés, les laissés pour compte, harassés ou blessés par la vie. On pense aux sujets peints par James Castle (voir ma note du 10.02.2012)  ou aux personnages des "Vies minuscules" de Pierre Michon. 

    Plus qu'aux objets eux-mêmes il s'intéresse à leurs formes, à leur matière. Il ne cherche pas à les représenter, il en isole certaines parties, en accentue d'autres et le résultat est souvent totalement abstrait ; avec ses cadrages très serrés, il ouvre le regard du spectateur et lui laisse la possibilité d'interpréter ce qu'il voit à sa façon. Ainsi dans une peinture dont les couleurs sont réduites au noir et au beige (photo 1)GEDC0008bis.JPG certains verront une barrière, d'autres un insecte, un corps mort ou un avion, etc... dans une autre (photo 2)GEDC0008.JPG la coupe d'un tronc d'arbre, une pierre ou un coquillage, dans une autre encore une chenille, un jouet d'enfant ou une barque abandonnée sur le rivage (photo 3)GEDC0010 bis.JPG... Sensible à la correspondance entre les choses, cette polysémie n'est pas pour lui déplaire.

    Sa façon de travailler les couleurs les rend tactiles : sous la densité du noir affleurent des rouges vieux cuir, des blancs crayeux, des ocres sableux, des verts ombrageux, parfois illuminés par un éclat de lumière. En voici quelques exemples : dans l'oeuvre ci-contre (photo 4) GEDC0011.JPGdes ténèbres émergent des masses couleur de rouille ; semblant rongé par le temps un objet horizontal gris fer barre la partie inférieure tandis qu'une fusée de lumière verticale jaillit au centre exerçant sur le regardeur une étrange puissance.

    La richesse de sa palette fascine dans des oeuvres comme celle de la photo 5GEDC0012.JPG. Le sujet (est-ce un visage ?), cerné de bleu, de noir et de rouge, se dresse verticalement. Les affleurements de couleur où se mêlent les noirs charbonneux, les ocres jaunes, les verts mousse et les blancs sont d'une richesse inépuisable. Combien de couches ont-elles été enfouies là pour obtenir un résultat d'une telle profondeur !

    Pour réaliser certaines des oeuvres récentes présentées ici, il a utilisé une feuille pliée en quatre et a peint chaque carré séparément mais dans la foulée afin qu'une atmosphère commune puisse se dégager. En s'imposant cette contrainte, Hélénon ne recherche pas l'étrangeté comme les surréalistes avec leurs cadavres exquis mais il explore un thème un peu comme dans une variation musicale. Ici comme ailleurs aucune perspective. La profondeur est obtenue par la matière et la couleur du médium. Est-ce le même objet peint sous différents aspects dans chacun des autre carrés ou des objets se trouvant à proximité les uns des autres au moment de l'exécution
    et baignant dans la même atmosphère (photo 6)GEDC0001.JPG? Un peu comme l'organisation spatiale de certains tableaux de Matisse où l'espace se compose d'un assemblage de surfaces qui se chevauchent les unes les autres et où l'harmonie des couleurs unifie l'ensemble.

    Autre aspect de son travail:les dessins noirs. Certains assez grands (65 x 50) sont exécutés au bâton à l'huile, d'autres plus petits le sont à la plume et à l'encre de Chine. Pour les réaliser Philippe Hélénon commence par se raconter une histoire. Est-ce un vieux conte des Pyrénées où il passe toutes ses vacances ? Personne ne le saura. Les premiers sont organisés en cartouches plus ou moins grands, plus ou moins nombreux : 4, 6, 12... Ceux-ci sont soit séparés les uns des autres, soit accolés (photos 7 et 8)GEDC0015.JPGGEDC0016.JPG. Parfois le trait noir a été tellement repris, retravaillé qu'il s'intensifie jusqu'à recouvrir presque toute la composition, créant un tissage entre les mailles duquel la lumière peine à se frayer un passage (photo 9)GEDC0022.JPG. L'envahissement de la page par le dessin, sa prolifération, la matérialité du trait en sont les caractéristiques. La structure de ceux exécutés à la plume se rapproche plus de celle de la bande dessinée. Dans une multitude de petites cases juxtaposées grouille tout un monde de figurines dont les formes parfois reconnaissables (réveil, plat, armoire...) se mêlent à d'autres totalement imaginaires, résultat du télescopage entre une forme vue, un souvenir, un rêve, une vision et le tracé de la main (photo 10)GEDC0019.JPG. Là comme ailleurs figuration, défiguration, abstraction se bousculent pour créer un univers extrêmement personnel. Dans certains de ces dessins l'encre se fait souvent de plus en plus envahissante et ne reste alors qu'un fourmillement où l'oeil n'est jamais au repos.

    Cette exposition est passionnante à plus d'un titre et l'authenticité de l'oeuvre de Philippe Hélénon détonne avec le tapage fait actuellement autour de l'art contemporain. Cet artiste a quelque chose de très fort et de très profond à exprimer et il inquiète le monde qui l'entoure avec beaucoup de talent.

    Philippe Hélénon - Oeuvres sur papier - Galerie Guigon, 39 rue de Charenton, 75012-Paris, Tél 01 53 17 69 53 - ouvert du mercredi au samedi de 14 h à 19 h. jusqu'au 14 décembre.