Biennale de Venise 2015 (par Régine)
Après avoir arpenté "Illumination" la Biennale de 2011 (mon article du 22/10/2011), si riche en oeuvres spectaculaires d'artistes connus, "Il palazzo enciclopedico", la Biennalle de 2013 (mon article du 16/10/2013), centrée sur le monde intérieur des artistes avec son lot de très belles découvertes d'oeuvres méconnues ou oubliées, me voici en 2015 de nouveau et pour mon plus grand bonheur à Venise, curieuse de découvrir "All the word's futures"
Sur ce titre ambigu le commissaire de la Biennale 2015, Okwul Enwesor, a souhaité apposer trois filtres : "Garden, disaster, liveness" ; "On epic duration" ; "Reading Capital" dont le sens, la cohérence et l'intérêt ne sont pas évidents et n'ont sans doute pas laissé aux artistes un champ bien balisé ; en effet, de l'énorme quantité d'oeuvres exposées qui évoquent plus les problèmes du monde actuel ou les conséquences des évènements passés que les possibles futurs du monde, il est difficile de dégager des lignes de force se rapportant au thème proprement dit. Seul un nombre restreints d'artistes, souvent déjà repérés ailleurs, émergent de la masse, les autres se dissolvent dans la mémoire.
Ici comme les fois précédentes les installations et les vidéos sont largement majoritaires. Certaines n'ont pas besoin d'être détaillées, au premier coup d'oeil on est saisi, ébranlé ou sous le charme alors que d'autres se résument à des discours, des archives ou des reportages. Comme les fois précédentes la peinture fait figure de parent pauvre. Il y a aussi beaucoup de séries de photos ou de dessins qui déclinent à l'infini un même thème ; rarement drôles, parfois émouvantes, elles sont souvent un peu ennuyeuses.
Aux Giardini comme à l'Arsenal, parmi l'abondance des oeuvres exposées, voici celles qui ont particulièrement retenu mon attention.
Aux Giardini, avant de pénétrer dans le pavillon central où les oeuvres nous présentent un avenir peu réjouissant, une halte s'impose au Pavillon hollandais où l'installation "To be all ways to be" d'Herman de Vries est une merveille de sensibilité et de poésie. En glanant ici ou là dans une ile abandonnée proche de Venise, plantes, cailloux, coquillages fragments divers et en les organisant en un vaste herbier (photo 1), en rangeant sur le sol une multitude de faucilles de toute taille et de toute forme (photo 2), en imprégnant des feuilles de papier des innombrables teintes de terre de toutes les régions du monde, il nous montre que l'expérience de l'infini passe par la réalité physique du monde qui nous entoure ; il nous dit l'importance de regarder le monde et nous fait toucher du doigt son incroyable variété.
Dès l'entrée dans le pavillon central la grande installation de Fabio Mauri "Il muro occidentale del Pianto" donne le ton (photo 3). Conçue en 1993 par un homme qui aurait aujourd'hui 90 ans elle est bouleversante. Sur 4 mêtres de haut un mur de vieilles valises de tailles et de couleurs différentes s'élève, chacune contient une histoire, une vie et exprime un voyage sans retour, celui des déportés d'Auschwitz ; traumatisme du XXème siècle dont les effets se font toujours sentir. Cette oeuvre résonne bien sûr avec l'actualité, celle des émigrés fuyant la guerre et sa destruction.
Lui fait écho l'installation "Roof off" de Thomas Hirschorn dont la puissance est comparable à celle de la déflagration d'une bombe. Du toit éventré d'une pièce du pavillon central s'échappe tout un fratras d'éléments de construction généralement dissimulés : tuyaux, gaines d'évacuation, fils électriques, bouts de carton, scotch ; ils envahissent l'espace du spectateur et tombent sur des monceaux de pages imprimées en Grec qui jonchent le sol (photos 4 et 5). L'étroitesse du lieu confronte physiquement le spectateur à cette destruction : celle des bases de notre civilisation (la Grèce), de notre technique, de notre environnement envahi de déchets. Comme à la Biennale de 2011 où il était déjà présent, Hirschorn nous propose la vision d'un monde déglingué et en voie de destruction.
Walker Evans et Chris Marker, ces deux figures tutélaires de la photo, nous confirment que le talent n'a pas d'âge et leurs oeuvres résonnent encore fortement avec l'époque actuelle ; l'un ici avec sa série documentaire de 1936 sur 3 familles de cultivateurs d'Alabama pris dans un cycle de dettes et de menaces d'éviction dues aux lois du marché et à la crise économique ; l'autre à l'Arsenal avec son beau et très humain reportate sur les passagers du métro. Dans un registre inverse leur fait écho le travail d'Andréas Gursky. Pas de série mais quelques grandes photos de foules besogneuses dans lesquelles l'individu se trouve dissous. Ainsi ces ouvriers chinois fabriquant des paniers d'osier à la chaine dans un immense atelier partagé en rangées identiques et parallèles ou cette salle de change à Chicago où une foule de traders spéculent en même temps (photo 6). En un cliché l'artiste a su saisir le vertige de la répétition uniformisée et la deshumanisation de notre société.
Enfin un moment de rêverie et de douceur nous est donné grâce aux trois toiles d'Hellen Gallagher qui nous entraînent dans un univers aquatique. Sur un fond tapissé de feuilles de papier millimétré de couleur vert d'eau évoquant l'immensité de l'océan elle a réalisé de magnifiques collages extrêmement complexes et raffinés évoquant d'étranges êtres mi animaux, mi végétaux, habitants d'une mythique Atlantide noire qui existerait au fond de l'Océan indien (photo 7) ; ils flottent et ondoient en s'éparpillant dans l'espace. De cet univers onirique nait une sensation de fluidité, de liberté, de beauté et de grande complexité du vivant.
Quoi qu'il en soit la mort nous guette tous au bout du chemin nous rappelle l'impressionnante et poignante série de crânes peints par Marlène Dumas. Du même format les 50 tableaux, qui sont tous de magnifiques morceaux de peinture, font le tour d'une salle.(photo 8) Aussi différents que des visages ces crânes vous encerclent et vous regardent avec leurs yeux vides. Impossible d'échapper à leur cri muet et désespéré.
Oui "Everything will be taken away" nous répète à l'envie Adrian Peper, lion d'or du festival. Cette phrase est écrite à la craie des centaines de fois sur de grands tableaux noirs et sur des photos dont les visages des personnes ont été effacés (photo 9).
Mais laissons nous emporter par la magie et la beauté de l'installation "The key in the hand" de Chiharu Shiota. En suspendant des milliers de vieilles clefs à des fils rouge vermillon, elle a transformé le pavillon japonais en une immense grotte arachnéenne où gisent deux barques remplies de clefs usées, sorte de matérialisation d'une image mentale (photo 10). Que sommes nous sans la mémoire, celle qui nous relie à nos ancêtres, à notre présent et à notre futur ? semble-t-elle nous dire.
La belle et mystérieuse vidéo du pavillon coréen du duo Moon Kyungwon et Jeon Joonho nous fascine et nous glace en nous entraînant dans une bulle de survie quelque part dans un futur lointain où l'héroïne, vêtue d'une combinaison immaculée, mène une vie solitaire et parfaitement réglée.
Enfin amusons nous en regardant se déplacer les pins de Celeste Boursier Mougenot au pavillon français, allusion ironique aux traumatismes que l'homme inflige à la nature (photo 11) .
L'horizon ne s'éclaircit guère à l'arsenal où les sujets abordés sont essentiellement les conflits armés et les crises économiques ou politiques, écho à de nombreuses situations actuelles dans le monde, particulièrement au Moyen Orient et en Afrique et qui augurent d'un avenir bien sombre.
Deux oeuvres magistrales ouvrent et ferment le long parcours de la corderie. On commence dans l'obscurité d'une grande salle seulement éclairée par les néon colorés de Bruce Naumann qui font clignoter alternativement les mots de "life, pain, death, love, hate, plasure" (photo 12) ; ils éclairent les bouquets de machettes d'Adel Abdessemed qui s'épanouissent sur le sol avec magnificence (photo 12), ironiquement nommés "Nymphéas". C'est superbe et terrifiant. On termine par les magnifiques et bouleversantes toiles de Georges Bazelitz : 8 nus masculins, tête en bas, de près de 5m de haut, et dont les corps se désagrègent, crient toute la misère et le désespoir du monde (photo 13). Entre les deux une multitude d'oeuvres où la violence de notre monde s'affiche sous différentes forme.
Les armes omniprésentes offrent aux artistes un inépuisable sujet. En voici quelques exemples avec le canon que Pino Pascali n'a pas hésité à pointer dans l'allée centrale entouré d'une longue suite de dessins énumérant les multiples formes que peuvent prendre les machines à détruire, les monceaux de tronçonneuses goudronnées que Monica Bonvicini a suspendues à des chaines ou les magnifiques trônes de chef de Gonzalo Mabunda, réalisés uniquement avec de cartouches, obus, révolvers ou mitraillettes (The knowledge throne) (photo 14) .
Heureusement l'humour affleure parfois. Il apparait discrètement à plusieurs reprises, par exemple dans l'herbier confectionné par Tary Simon qui, après avoir reconstitué les bouquets accompagnant les cérémonies de signature d'une multitude d'accords politiques, en a séché quelques fleurs qu'il a collées en vis à vis de la photo du bouquet et du texte de l'accord (photo 15); ou dans la série de dessins d'Olga Chernysheva qui croque avec humour et subtilité la vie quotidienne des russes à l'époque actuelle (photo 16) ; ou encore dans l'installation de Boris Achour "Game whose rules I ignore" (le jeux dont j'ignore les règles), écho à bien des situations actuelles. On sourit et on est touché devant la série des délicats dessins faits au crayon de couleur de l'Algérienne Massinissa Selmani "A-t-on besoin des ombres pour se souvenir" qui représentent des situations quotidiennes absurdes et très humaines .
La géopolitique se dessine sur des cartes telles que celles de la vietnamienne Tiffany Chung (photo16). En 36 subtils dessins sur calque, à l'aide de statistiques joliment colorées, elle a redéfini l'histoire du conflit syrien. La géopolitique se filme avec l'installation de Chantal Akerman "A tragic space". Sur plusieurs écrans, installés en quinconce défilent des paysages immenses et désertiques tandis qu'une bande son diffuse le bruit assourdissant de bombardements, allusion sans doute aux guerres actuelles qui se déroulent dans les déserts syrien et irakien.
Comme dans cette dernière les vidéos, la plupart du temps, offrent des projections simultanées ; soit elles mettent en parallèle de façon parfois arbitraire des situations différentes et dont le sens n'est pas toujours évident, tel "The bell" du kurdistant Hiwa K où l'on assiste à la fois à la confection d'une tombe et à celle d'une cloche ; soit elles projettent sur plusieurs murs d'une pièce un reportage tel le très sympathique "Fara fara" de Carsten Holler qui offre un portrait dansant et ensorcelant de la capitale congolaise avec ses rythmes déchainés. Mais ne relève-t-elle pas plutôt du journalisme que de l'oeuvre d'art ?
Beaucoup d'autres travaux mériteraient sans doute notre attention, mais la lassitude finit par gagner devant tant d'oeuvres déprimantes. Pourtant avant de partir n'omettez pas d'arpenter le pavillon italien. Il est beau, bien fait et présente plusieurs artistes passionnants. Une balade dans Venise offre aussi quelques plaisirs, entre autres l'exposition de peintures de Sean Scully (photo 18) au Palais Falier sur le Grand Canal et l'installation de Jaume Plensa à San Giogio (photo 19)
Commentaires
Les 3 arbres de Céleste étaient ils en fonctionnement ? Lorsque je suis retourné aux Giardini en octobre seul celui du pavillon était tjs actif.