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  • Stéphane COUTURIER (par Régine)

    double cliquer sur les images pour les agrandir.

    Parmi la multitude de photographies qui envahissent actuellement les cimaises parisiennes celles qui retiennent mon attention ne sont pas celles qui reproduisent le réel, même si le résultat est beau, mais celles qui font l'objet d'un véritable travail plastique, celles où l'artiste utilise la prise de vue comme matériau et se sert du médium photo pour exprimer sa propre vision du monde.

    Stéphane Couturier est de ceux-là et ses dernières oeuvres, actuellement exposées à la Galerie RX sont fort belles et fort intéressantes.

    J'ignorais qu'une des séries présentées intitulée "Les nouveaux constructeurs" avait été réalisée en écho avec l'oeuvre de Fernand Léger, mais le rapprochement entre les deux artistes se fait au premier coup d'oeil : le rythme qui se dégage de l'espace des oeuvres, la vitalité sous-jacente, l'utilisation des couleurs primaires témoignent des affinités entre les deux artistes. Tous deux en effet partagent une même fascination pour l'architecture urbaine et industrielle, mais si le premier exprime sa foi dans l'avenir, le second, moins optimiste, constate la disparition et la transformation de l'espace urbain.

    Pour cette série Stéphane Couturier a travaillé à Sète. L'organisation de la suite "Les nouveaux constructeurs, Sète - Port Sadi Carnot, 2018", notamment les numéros 1 et 3 (photos 1 et 2)IMG_7049.JPGIMG_7051.JPG rappelle celle des "constructeurs" de Fernand Léger. Une multitude de diagonales très sombres de textures et d'orientation différentes, dont une poutre maîtresse en bois qui traverse de part en part le deux compositions, s'entrecroisent sur plusieurs plans. Dans le n° 1 une verticale à droite et l'ébauche d'un grand caractère d'imprimerie à gauche stabilisent l'ensemble, mais un faisceau de rayons colorés en haut à gauche anime la composition. Dans le n° 2 plusieurs courbes procurent la sensation d'engrenages. Dans le premier le bleu et le rouge avec ici ou là quelques touches de vert et de jaune vivifient l'ensemble. Dans le second le rouge et le jaune s'imposent et les oeuvres tournoient dans un clignotement de couleurs colorées. Derrière cette imbrication de lignes apparaît au loin, dans une sereine tranquillité, la mer et le port de Sète. Difficile de parler ici de perspective au sens traditionnel du terme. En effet, comme dans un tableau cubiste, l'artiste puise dans le réel, le fragmente, le reconstitue autrement et grâce au rythme, aux contrastes entre les différentes lignes, formes, plans colorés, le dépasse pour en offrir une nouvelle perception.

    Pour donner à la fois cette impression de construction en train de se faire et de dissolution du sujet l'artiste utilise la superposition de plusieurs photos numériques et le glissement d'une photo sur une autre. Dans "Les nouveaux constructeurs, Sète - Port Sadi Carnot n° 8, 2018 (photo 3)IMG_7053.JPG, il a découpé une courbe dans le medium photo à droite afin de donner au spectateur le sentiment d'une masse en mouvement ; cette dynamique est renforcée par les lignes légèrement obliques des poutrelles d'acier rouges et noires.  Il est possible d'imaginer un paquebot s'avançant derrière un chantier de grues et de poutrelles qui s'entrecroisent et dont certaines émergent du brouillard. Pour provoquer cet effet de dissolution dans la brume l'artiste utilise des calques ou a recours au numérique qui rend possible un jeu de transparence et d'opacité entre deux images superposées.

    Les oeuvres de Stéphane Couturier s'animent sous le regard du spectateur, l'oeil ne se fixe jamais sur un point, il erre, circule et, contrairement aux peintures de Fernand Léger où des travailleurs juchés sur des poutrelles construisent dans l'enthousiasme, l'être humain en est toujours absent.IMG_7069.JPG Il apparaît éventuellement sous la forme d'un robot qui, placé au centre de "Les nouveaux constructeurs, Sète - port de commerce n° 3, 2018" (photo 4) pourrait être pris pour le grand organisateur d'un chantier fantomatique.

    D'autres oeuvres comme "Les nouveaux constructeurs, Sète - Port de commerce n° 3, 2018" (photo 5) IMG_7068.JPGapparaissent comme un entrelacs d'écrans dans lesquels le réel n'apparaît que fragmenté. Cette façon d'occulter une partie de la réalité photographiée par un jeu de calques permet à l'artiste de faire ressortir l'ossature du lieu et de rendre compte des mutations en cours.

    Même si certains détails demeurent précis la structure de "Melting point, Sète #7, 2017" (photo 6)IMG_7061.JPG est si fragmentée, si frontale, qu'elle devient irréelle et quasiment abstraite. Dans des tonalités beaucoup plus sobres et une ambiance plus statique, assez proche des travaux de Bernd et Hilla Becher "Melting point n° 5, 2017", (photo 7)IMG_7059.JPG la forêt d'obliques qui s'entrecroisent avec de verticales traversée par deux grandes horizontales, envahissent la composition obstruant la ville qui semble prisonnière derrière une forêt de barreaux.

    "Ce qui m'intéresse avant tout dit Stéphane Couturier", c'est d'arriver à synthétiser document et art. Je trouve important d'avoir une image conceptuellement forte qui soit au carrefour de la photo, des arts plastiques, de l'architecture, de l'urbanisme, de la sociologie et que le spectateur puisse s'approprier la photo telle qu'il en a envie".

    Par cette exposition Stéphane Couturier nous offre une déambulation dans la ville de Sète et un beau témoignage de la fluidité des choses et de leurs incessantes transformations.

    Stéphane Couturier "Les nouveaux constructeurs", Galerie RX, 16 rue des Quatre fils, 75003-Paris (06 37 88 04 98) jusqu'au 25 avril 2019.

  • GAO BO (par Régine)

    Si l'oeuvre douloureuse de l'artiste chinois Gao Bo, actuellement exposée à la Maison Européenne de la Photographie nous émeut tant c'est parce que, puisant dans les épisodes tragiques de son existence, il interroge le mystère de la vie. Dès l'entrée, face au jardin zen, son installation formée d'un amoncellement de galets sur lesquels sont imprimés les visages de milliers de tibétains ou de chinois destinés à s'effacer avec le temps, illustre l'essentiel de ses thèmes : l'apparition, la disparition, la nature immanente de tout être humain et son lien avec les éléments (photo 1)

    IMG_3825.JPG

    Au commencement de son parcours artistique il y a le Tibet. Dès 1985, il a alors 20 ans, il y voyage et réalise une série de portraits. Entre 1989 et 1993 il y, retourne et photographie alors les habitants de Lhassa et les rites millénaires des moines. Des années plus tard il reprend ses tirages. Emu par ce qui s'en dégage, il les organise le plus souvent sous forme de diptyques ou de triptyques et exprime son attachement à ce pays en les entourant d'un filet de son propre sang utilisé comme de l'aquarelle et en leur ajoutant des commentaires à l'aide d'une écriture illisible, calligraphiée sous le coût de l'émotion. Très graphique, totalement inventée, celle-ci dépasse les limites du langages et ouvre la perception de l'oeuvre à d'autres univers tels que la poésie, la musique, l'imaginaire. Ainsi ce diptyque où la même image est reprise dans les deux parties mais dans un format différent (photo 2)IMG_3805.JPG. L'immobilité et la forme de l'unique personnage pris de dos au deuxième plan sont identiques à ceux de la grosse pierre noire dressée au premier plan. Quelques gouttes de sang et un commentaire illisible accentuent la solitude de cette forme humaine. Dans cet autre diptyque (photo 3)IMG_3809.JPG trois moines sont allongés face contre terre, vus dans un sens, puis dans l'autre. Bien qu'ensembles mais isolés les uns des autres, ils prient. Son sang et sa calligraphie relient les deux images. Ce triptyques enfin où une vieille femme et un enfant, réunis sur la même image regardent ailleurs et restent seuls avec eux-mêmes (photo 3) IMG_3804.JPG. De cette série magnifique (qui se poursuit à la Maison de la Chine, Place St Sulpice) se dégage une grande solitude, une quête d'un au-delà dans un univers minéral et totalement démuni.

    L'âme de ce pays se retrouve encore sur chaque partie du triptyque figurant un groupe de pèlerins cheminant vers un temple. Sur chacune des parties est ficelée une pierre calligraphiée qui évoque à la fois l'omniprésence et le fardeau de la religion dans cette région du monde (photo 4)IMG_3857.JPG.

    Si la photo est une composante importante du travail de Gao Bo, elle ne l'intéresse qu'en tant que médium qui lui permet d'exprimer sous différentes formes (dispositifs, installations, performances) son monde intérieur. Toute son oeuvre est liée à l'histoire de son enfance et sa création est un acte cathartique qui lui permet d'exorciser sa difficile histoire personnelle : le souvenir de la révolution culturelle, des exécutions publiques auxquelles il a assisté, et surtout le suicide de sa mère qui s'est jetée sous un train devant ses yeux alors qu'il n'avait que huit ans.

    Ce pathétique épisode est évoqué dans une série intitulée "Requiem". Sur d'immenses photos recouvertes de peinture brune ou noire, qui rappellent l'univers d'Anselm Kiefer, il a attaché des branches d'arbres morts dans le creux desquels il a glissé des ossements. Elles sont solidement ligotées entre elles par des bandelettes tachées de sang (photos 5 et 6)IMG_3813.JPGIMG_3816.JPG. Tentative de réunifier le corps sanglant et démantelé de sa mère, et aussi hommage rendu à tous ces suppliciés victimes innocentes d'un régime totalitaire. Ces arbres traités comme des êtres humains, comme le fait aussi le sculptrice belge Berlinde de Bruyckere, suscitent une intense émotion qui touche au corps.

    Plus loin ce sont des portraits monumentaux, organisés en diptyque et barrés de néon rouge. Certains ont été recouverts de peinture noire ou blanche destinée à s'effacer peu à peu pour laisser réapparaître la figure ; d'autres font se côtoyer le portrait d'un homme et un crâne. Questionnement sur la trace laissée par la disparition et le temps qui passe (photo 7)IMG_3848.JPG.

    Pour lui la destruction et ses vestiges peuvent être transformées en un processus créatif. Cette installation par exemple, proche de celles de Boltanski, qui réunit une douzaine de tragiques portraits, probablement de condamnés à mort, dont le bas du visage a été bâillonné et la tête recouverte d'un linge banc. Des écriture illisibles en néon, placés au dessus de leurs têtes, IMG_3822.JPGévoquent le sort incompréhensible qui leur fut réservé (photo 8).  Il n'a pas hésité à brûler une série de portraits de condamnés à mort et d'en conserver les cendres dans des boîtes en fer qui donne lieu ici à une installation (photo 9). Ces êtres sont morts, probablement pour rien, mais leur lumière nous habiteIMG_3851.JPG.

    Ces quelques exemples puisés parmi les oeuvres exposées montre l'univers torturé de cet artiste dont l'oeuvre est bien différente de celle des peintres chinois à la mode qui envahissent actuellement nos cimaises. Elle nous bouleverse et nous touche profondément par la portée universelle des thèmes abordés. A la fois matérielle et spirituelle, physique et mentale, elle nous conduit de l'élémentaire au métaphysique.

    Gao Bo "Les offrandes", jusqu'au 9 avril. Maison Européenne de la photographie - 5/7, rue de Fourcy - 75004-Paris. 01 44 78 75 00. Fermé le lundi.

    Voir aussi : "Offrande au Tibet" à La Maison de la Chine 75, rue Bonaparte, 75006. Entrée libre du lundi au samedi de 10 à 19 h.

     

  • Mathieu PERNOT (par Régine)

    Par sa beauté, son sujet, la démarche de l'artiste et l'usage qu'il fait de la photographie, l'exposition "Ligne de mire" de Mathieu Pernot à la Galerie Eric Dupont est une belle surprise.

    Les teintes sombres et sourdes, la matité et le velouté des surfaces pourraient faire croire qu'il s'agit de peinture. Mais non, ce sont bien des photographies dont l'étrangeté force le regard tant elles mêlent réel et imaginaire et nous confrontent à un double sentiment d'enfermement et d'évasion.

    Que représentent-elles ? Sur le mur du fond d'un lieu sombre, clos et vide, aux parois de béton brut, apparaissent, mais à l'envers, des paysages de ciel ou de mer, de côte rocheuses et de plages de sable blond.

    Mathieu Pernod a réalisé cette série dans les bunkers que les allemands, craignant un débarquement, avaient installés sur les côtes de la Bretagne Nord. Reprenant le principe de la camera oscura, ancêtre de l'appareil photo, il transforme ces lieux ténébreux et mortifères en chambre noire. Dans l'épaisse muraille extérieure il fore un trou (une vidéo le montre à l'oeuvre) laissant ainsi pénétrer à l'intérieur du blockaus un rayon lumineux qui projette sur le mur du fond de la salle de gué l'image inversée du paysage environnant.

    Sur l'une des photos (photo 1)GEDC0019.JPG on croit voir apparaître un ciel étoilé au fond de cet espace claustral, mais l'image ayant été inversée c'est celle de la mer toute proche sur laquelle vogue quelques voiliers que renvoie le rayon lumineux. Sur une autre photo (photo 2)017.JPG la plage de sable, celle du Palus toute proche, remplace le plafond du bunker tandis que le bleu de la mer envahit l'étroit poste de gué épousant ses formes inhospitalières. Sur une autre encore (photo 3) 013.JPGdes rochers ocres transforment l'étroite pièce en grotte tandis que le reflet de la mer teinte les murs d'un bleu délicat et que le sol garde son aspect noir et brut.

    En superposant des espaces si différents que celui de l'intérieur d'une casemate et d'un paysage de bord de mer, la légèreté d'un reflet avec la lourdeur des matériaux de construction, en faisant se télescoper plusieurs époques, celle de la Renaissance avec l'utilisation de la Camera oscura et celle de l'art d'aujourd'hui avec la photographie, celle de la guerre avec celle de la paix, celle de la nature avec celle de la barbarie, l'artiste libère notre imaginaire et nous embarque ailleurs. C'est à une double lecture documentaire et poétique qu'il nous invite. Chacun peut imaginer en fonction de son expérience ce qu'il ne voit pas.

    Une sculpture intitulée "Le mur" côtoie ces photos (photo 4)015.JPG. Pour la réaliser l'artiste à simplement réuni quelques fragment de mur d'une ancienne baraque du camp d'internement de Rivesaltes dans les Pyrénées. Ce camp servit de centre de transit pour les réfugiés espagnols, de centre de rassemblement des israélites avant leur déportation en Allemagne, de camp d'internement pour les prisonniers de guerre allemands et pour les collaborateurs, de camp de regroupement des harkis et de leur famille. C'est un lieu où le destin d'enfants, de femmes et d'hommes se sont croisés au gré des évènements tragiques entre 1938 et 1970 et dont il ne reste rien. Un projet de Mémorial, conçu par l'architecte Rudy Ricciotti, va y ouvrir ses portes en 2015.

    L'enfermement, l'exploration de la mémoire, la solitude, les traces des oubliés de l'histoire sont les thèmes de prédilection de Mathieu Pernot. Ainsi, au printemps, avec l'historien Ph. Artières et à l'aide de différents médium (albums souvenir, films, cartes postales, photos d'idendité) il a reconstitué à la Maison Rouge l'histoire d'un hôpital psychiatrique du Cotentin aujourd'hui désaffecté.

    Une grande exposition "La traversée" lui a aussi récemment été consacrée au Jeu de Paume. Elle montrait l'envers du décors de notre histoire contemporaine. Le monde des marges, celui des Roms, des déplacés, des migrants sans domicile, des lieux de détention et d'enfermement.

    Son travail est une pensée à l'oeuvre rendue visible dont la qualité et l'inventivité contribuent à nous émouvoir profondément. Mathieu Pernot serait-il le photographe de l'inphotographiable ?

    "Ligne de mire" de Mathieu Pernot - Galerie Eric Dupont - 138, rue du Temple, 75003-Paris (01 44 54 04 14) du mardi au samedi de 11 h à 19. Jusqu'au 23 décembre.

     

  • Sophie RISTELHUEBER (par Régine)

    L'oeuvre reproduite sur le carton d'invitation de la Galerie Catherine Putman pour l'exposition de Sophie Ristelhueber m'avait tellement fascinée que je m'étais promise d'aller voir le travail de cette artiste dont j'ignorais tout. Le titre "Track" aussi m'avait intrigué ; il m'évoquait autant la trace d'un objet disparu que la traque d'une énigme non élucidée.

    Je n'ai donc pas tardé à gravir le petit escalier qui mène à la galerie de la rue Quincampoix et là, comme je l'espérais, les six images exposées m'ont captivée. D'une matière très sombre qui pourrait être celle de gravures à la manière noire, des formes émergent : des lignes de chemin de fer traversent un pont, disparaissent sous un tunnel ou s'enfoncent dans une forêt profonde ; il faut les regarder longuement pour que peu à peu une multitude de détails apparaissent.

    Pour les réaliser Sophie Ristelhueber a exhumé une série de photos prise en 1984 dans les Pyrénées orientales pour le compte de la Datar. Elle s'était alors attachée à photographier des lignes de chemin de fer, souvent abandonnées, passant dans ces zones montagneuses et ayant nécessité nombre d'ouvrages d'art.

    Près de trente ans plus tard elle redonne vie à ces tirages argentiques en les repeignant, avec une minutie extrême, à la peinture acrylique noire. Ce ne sont pas ces photos peintes qu'elle montre, mais leur photographie tirée à l'aide d'une imprimante à jet d'encre dans le format souhaité (les photos reproduites ici sont au format 104 x 132).

    J'ai scruté avec attention l'oeuvre dont la reproduction sur le carton d'invitation m'avait tellement frappée (photo 1)g_Putman13SophieRistelhueber03a.jpg. Une voie ferrée sort d'un tunnel dont on aperçoit la paroi sur la gauche, et disparaît rapidement dans un tournant en s'enfonçant dans les ténèbres ; elle est cernée de toute part par une forêt noire et dense dont les frondaisons repeintes de façon extrêmement détaillée retombent en cascade.

    Dans une autre (photo 2)g_Putman13SophieRistelhueber01a.jpg les rails serpentent dans un tunnel dont on peut encore voir les détails de l'armature ; une partie a été arrachée laissant voir un ciel rayé de coups de pinceau à l'acrylique noire. De la végétation pousse sur les parties démolies. La forêt est moins dense et dans le lointain on entrevoit un chateau sur une hauteur.

    Dans une autre (photo 3)g_Putman13SophieRistelhueber04a.jpg un tunnel est obstrué par un énorme rocher, bouche d'ombre autour de laquelle pousse des herbes folles. Comme dans les oeuvres précédentes la matière est très présente, elle semble avoir une épaisseur et le noir profond se teinte de reflets bleutés et bruns.

    Pas âme qui vive dans ces paysages noctures et angoissants. Une atmosphère très romantique d'abandon et de solitude les habite comme les autres photos de l'exposition. L'homme est absent mais sa trace est bien présente. Il y a ce qu'il a construit, ce qui lui a servi à se déplacer pendant des années dans des endroits inaccessibles par la route, puis ce qu'il a abandonné laissant la nature reprendre ses droits. "Je trouve que mon travail est extrêmement habité même si les gens ne sont pas là" dit-elle.

    Ces paysages sauvages et désolés, traversés de voies de chemin de fer à l'abandon illustrent la fuite du temps et le déroulement de la vie humaine. Y affleure aussi l'histoire de cette région. Elles me rappellent certaines gravures de Constable ; comme lui l'artiste nous fait sentir que la nature finira pas prendre le relai de l'histoire ; ces ruines sont encore présentes mais elle disparaîtront un jour sous la végétation.

    La traque de la trace hante tout le travail de Sophie Ristelhueber ; les rehaussements à l'acrylique qu'elle effectue sur ces vieilles photos n'en seraient-ils pas la métaphore ? Avec son pinceau elle fouille ces lieux qu'elle a autrefois photographiés redonnant au paysage l'épaisseur de sa texture et de son mystère. On est surpris qu'il s'agisse de tirages tant la matière du medium est présente mais le léger relief et les teintes qu'on croit deviner sont illusoires puisqu'il s'agit de photos re-photographiées, donc parfaitement plates.

    M'est alors revenu à l'esprit un livre de l'allemand Heimito Von Doderer lu il y a longtemps "Le meurtre que tout le monde commet". Conrad, le héros, ayant couru toute sa vie après les traces qui lui permettraient d'élucider le meurtre de sa belle-soeur finit par découvrir qu'elle fut assassinée une nuit dans un train au moment où celui-ci passait sous un tunnel et que lui-même faisait partie des voyageurs. En arpentant les rails du trajet il plonge dans l'obscurité de ce drame pour trouver une réponse à la fatalité et à la force du destin.

    Sophie Ristelhueber "Track". Galerie Catherine Putman, 40 rue Quincampoix, 75004-Paris. Ouvert du mardi au samedi de 14 h à 19 h. Jusqu'au 16 mars.

     

     

     

  • Giuseppe Gabellone (par Sylvie)

    Parallèlement à l'exposition de Xavier Veilhan, la galerie Perrotin présente les oeuvres de 2011 d'un autre artiste, italien celui-là, Giuseppe Gabellone, né en 1973, dont la subtilité du travail m'a enthousiasmée.

    A côté de son très médiatique voisin il tient parfaitement la route. La diversité de ses recherches débouche sur un mélange technique aussi bien dans les oeuvres elles-mêmes que dans leur multiplicité. On pourrait croire qu'il se disperse. Il n'en n'est rien. Le rapport sculpture, photographie, sérigraphie est perceptible au premier coup d'oeil, favorise une attention particulière et ouvre sur un univers des premiers âges, pétrifié.

    Fumo 2011 giuseppe-gabellone-21778_1.jpgDes 32 tirages numériques je signalerai en particulier Fumo, en deux couleurs sur papier, cadre verre, 172x132x5cm. Une image extrèmement composée, en strates, qui peut faire penser à la capture d'un instant, dans certaines oeuvres du land-art. Sur le fond, un sol craquelé; posés approximativement aux quatre coins, des briques; par dessus s'étalent trois volutes parallèles de fumées dont on devine à peine qu'elles s'inscrivent sur une plaque de verre posée sur ces appuis. La troisième dimension, très présente,  le contraste des matières et les ombres rendent l'image troublante, à la fois tactile et évanescente.

    Autre technique: les bas-reliefs (il y en a quatorze). Je les ai trouvé sublimes! Ils sont nés de moulages à la cire perdue de carton ondulé et retravaillés en aluminium. Approche surprenante, qui m'a parue assez nouvelle, d'un materiau- papier commun que Gabellone anoblise ainsi.

    Gabellone 0028.jpgGabellone 0029.jpgGabellone OO30.jpgA titre d'exemple, quelques gros plans de Sans titre 2011 vous feront voir la surface métallique, polie, d'une grande douceur, pas du tout uniforme dans sa couleur puisqu'elle laisse apparaitre des opacités et des brillances, des noirs et des gris changeants selon la lumière ou le déplacement du spectateur. Elle est travaillée soit en incisions linéaires dont le graphisme évoque le tracé de constellations, soit en groupes de rayures parallèles aléatoires  comme un dessin au téléphone, ou encore en véritables trous à la noirceur profonde. L'artiste  visiblement aime complexifier les textures, en tirer d'insoupçonnables effets tout en préservant l'âme du support, sa constitution. Ni le métal ni le graphisme ne font oublier les lignes, la volumétrie et la légèreté du carton, ses longues tubulures aérées et son effilochage de bordure. Processus lent et très subtil qui m'a rappelé le travail, sur papier, toile ou bois, de Jean Degottex. ( A voir chez Berthet-Aittouarès à Art Elysées du 20 au 24 octobre)

    Giuseppe Gabellone, galerie Perrotin, 76 rue de Turenne, 75003 Paris. tel: 01 42 16 79 79. Jusqu'au 15 octobre 2011.

  • Nils Udo au musée de la Poste

    Avant de plonger à nouveau dans la grisaille urbaine, profitons du plaisir offert par le Musée de la Poste: une rétrospective (1973-2010) des oeuvres de Nils Udo, un artiste allemand, souvent assimilé au Land Art. Habité par la nature, il la saisit, l'accompagne, la transforme et nous en rappelle la beauté et la fragilité. "A rendre visible l'invisible", tel est, selon lui, le sens de son travail.

    L'exposition montre clairement cette quête et la variété des médiums d'approche: installations, photos, peintures visent à glorifier la nature, à aiguiser notre regard par des mises en scène végétales ou minérales aux dimensions variables dans lesquelles des juxtapositions contrastées, des couleurs fortes et des changements d'échelle offrent une surprenante instabilité. Il suffit de quelques fleurs, pétales, feuilles, boules de neige, branches, herbes de la pampa ou sable ayant trouvé leur place par les soins de l'artiste, et les micro (ou macro)cosmes ainsi obtenus créent une nouvelle réalité pleine de  poésie. Bien que fabriquée, elle s'impose à notre regard comme une évidence naturelle. Elle garde le caractère propre du lieu où elle se situe, et introduit du merveilleux. En voici quelques exemples: (photos extraites du catalogue).

    1) Le Nid (1978) terre, pierres, bouleaux et herbe, lifochrome sur aluminium, noir et blanc, 124x124cm. 2) Le Palais des cendres, 2002, cendres volcaniques, feuilles de palmiers.Llfochrome sur aluminium, 100x145cm. 3) Radeau de fougères, 1974, plantation flottante de fougères sur radeau de bois, lac marécageux, photo noir et blanc sur papier baryté, 50x50cm. 4) Sculpture de soleil pour l'équinoxe, 1979, frêne, épicea, chène et osier, photo n.b. sur papier baryté.

    Ete 2011 Nils Udo 008 le Nid.jpg

    Ete 2011 Nils Udo 009 le Palais des cendres,2002..jpgEte 2011 Nils Udo 007 radeau de fougères.jpgNils Udo, photo Sculpture de soleil pour l'équinoxe, 1979.19-08-2011 14;10;01.jpg

     

     

     

     

     

     

     N'allez pas chercher ces lieux "manipulés". ce sont des installations ephémères que Nils Udo a détruit ou laissées se désagréger. Il n'en reste que les photographies qu'il a prises à des instants très précis et très calculés.Elles en ont la beauté et la fugacité. C'est la mémoire de l'instant, sa trace. Capter et inscrire un moment de soleil, lui réaliser un cadre qui le révèle avec autant de délicatesse ( photo 4)) m'a paru d'un savoir faire extrème pour un spectacle délectable.  

    L'exposition présente également quelques dessins préparatoires, des encres de Chine et une série de Nils Udo, huile sur toile, 1078-06, (branches)2006.19-08-2011 13;57;09.jpgpeintures à l'huile qui semblent représenter la nature  mais  la schématisent par une linéarité appuyée qui souligne les formes, leur donnant un tour biomorphe comme chez Matta ou wilfredo Lam, et des couleurs peu vraisemblables, survoltées . Il y a là quelque chose de japonisant dans ces peintures, un Japon plus proche de Murakami que du Japon traditionnel.1978/06, 2006; huile sur toile 158x136cm (photo 5)

    A ne pas manquer, le film relatant la construction d'un nid monumental qui figure, terminé, en photo (1). Rude travail, nécessitant toute une équipe, que le maniement au centimètre près de gigantesques troncs en ménageant leur équilibre, comme l'oiseau pose chaque brindille.

    "Nature. Rétrospective photographies et peintures", Nils Udo. Musée de la Poste, 34 bd de Vaugirard, 75015. Paris tel: 01 42 79 24 24. Jusqu'au 1er octobre 2011.

  • Du Zhenjun et la tour de Babel. (par Sylvie)

    Quelles images cataclysmiques  nous jette à la figure Du Zhenjun, à la galerie RX!  Des photomontages sur le thème mythique de "La tour de Babel" revu et corrigé par un artiste chinois de la cinquantaine, bien de son temps. Un visionnaire pessimiste ?

    Que nous dit la Bible à ce sujet ?  Babylone: première ville construite après le déluge. Dans cet âge d'or de la paix initiale, l'humanité entière louait Dieu en une seule et même langue. Mais Nemrod, descendant de Noé et ambitieux roi de Mésopotamie, voulut se faire un nom et bâtir une tour allant jusqu'au ciel. Pour le punir de sa présomption, Dieu dispersa les hommes sur la terre et leur donna des langages différents afin qu'ils ne se comprennent plus.

    Il existe deux interprétations picturales fameuses, toutes deux flammandes, de ce mythe. L'une de Bruegel l'Ancien  et une autre de Lucas Van Valckenborgh, délicieux petit tableau qu'on aurait tort d'ignorer au Louvre. Elles datent du XVI ème siècle et inspirent plutôt de la sérénité, comme un hommage à la paix terrestre d'avant et au travail des hommes plus que la condamnation de la  folie de l'un d'entre eux dont la figuration  en bas des tableaux  souligne le dérisoire de l'entreprise autant que l'arrogance de l'initiateur.

     Du Zhenjun transpose le mythe à notre époque en photos de grands formats, dans une vision tragique du monde moderne où la surpopulation, l'urbanisation intensive et l'opacité de l'air ont remplacé les paysages pastoraux et limpides. Demeure, par delà le temps, l'image d'un projet jamais définitivement abouti. A moitié construit par les hommes ou à moitié détruit par Dieu ?     Après dessin préparatoire Du Zhenjun travaille en équipe, utilisant les bases de données planétaires de l'internet. Le résultat est un montage d'innombrables fragments d'images hétéroclites, coupées de leur contexte mais reconnaissables, où s'interfèrent les épisodes les plus ordinaires ou les plus dramatiques du monde contemporain offertes par les médias. 

    Old_Europe Du Zhenjun.jpgOld Europe (c.print 160x120cm, 2010) montre une tour hexagonale (un ziggourat) aux arcades empilées comme autant de témoignages du passé et que surplombent un Parthénon et des colonnes antiques, toutes choses bien nostalgiques. Autour, la nature est absente, il n'y a que constructions, monuments, ponts ou immeubles. La tour Eiffel y a sa place, très loin, sous un ciel gris, nuageux. Dans le très vaste premier plan est massée une foule grouillante -elle rappelle les foules chinoises -, arborant toutes sortes de calicots revendicatifs en plusieurs langues, climat, retraites, droits des femmes immigrées...On remarque la police casquée, des fumées et des véhicules en flammes, seule note de couleur chaude par laquelle le regard est aimanté. Partout ailleurs le noir et un blanc fluorescent, le glacis photographique, font vibrer l'atmosphère. La violence de la scène, fait presque oublier l'absurdité de la tour. Comme si la colère des hommes - unis malgré leur différences de langues - avait remplacé la colère de Dieu.

     Du Zhenjun, the accident..jpgAutre image forte, The accident, ( c print,160x120, 2010). C'est tout un monde qui s'écroule sous la folie de l'humanité entière. Les hommes s'entassent  au dépens des uns et des autres. Entrechoc des individus, des véhicules, des constructions, des nuages. Seule reste étale la surface de l'eau. Stagnante, elle ne prédit rien de bon.  L'ambition démesurée d'un seul ou l'abération d'un système n' engendréraient-elles que le malheur de tous?                                                             L'artiste pose la question de l'avenir de notre société. Ses images, issues des technologies nouvelles aux limites encore inconnues, reflètent une peur de la mondialisation et de l'uniformisation des cultures. A reprendre les photos du crash du 11 septembre à New-York, fut-ce dans un rendu ludique, Du Zhenjun semble nous redire la nécessité de se parler, de se comprendre pour réaliser de grands projets.

     Du Zhenjun, "la tour de Babel", galerie RX, 6 avenue delcassé, 75008 Paris. 01 45 63 18 78. Jusqu'au 19 mars 2011.

  • Georges Rousse (par Sylvie).

    Dans les gigantesques volumes intérieurs vides photographiés par Georges Rousse le regard est happé et pris de vertige. Et mon impression a été la même cette fois encore devant les oeuvres exposées aux galeries RX et Putman.. Pourquoi ces espaces spectaculaires par leur taille, le déséquilibre qu'ils établissent et le tragique qui émane parfois de leur désolation sont-ils si  envoûtants?  Comment expliquer cette poétique de chantier ? .

    GEDC0024 G. Rousse par Régine.JPGGEDC0025 Rousse par régine 2.JPGGEDC0018 Rousse par Ré 6.JPGLa galerie RX à Paris présente une dizaine d'oeuvres de grand format et quelques aquarelles préparatoires qui font mieux comprendre ce travail complexe sans en enlever le mystère.                                                                                                   Chasse sur Rhône de 2010 (tirage lambda, 125x160 cm, photo de droite) par exemple, montre l'intérieur d'un bâtiment en pierres apparentes, haut et vide. La diagonale de l'escalier indiquant l'accès à un probable ou ancien étage supérieur et le pilier central, partageant l'image en deux hémisphères, rejoignent les lignes des murs en un point focal au centre.  La lumière pénètre harmonieusement par les différentes ouvertures réparties en éventail. L'impression est, comme toujours chez Rousse, d'espace  et de silence. Le carré bleu, éblouissant et transparent, qui s'inscrit au centre de la pièce semble flotter dans l'espace. Il s'emboite dans le format de l'image, apporte une nouvelle profondeur de champ et revigore le lieu par sa forme géométrique et la dynamique de sa couleur pure.. On oublie la solitude sous-jacente initiale, on oublie le destin sans doute funeste du bâtiment pour se laisser pénétrer par le calme qui s'en dégage. Dans Alpilles de 2010 ( Tirage lambda, 125x160cm, au centre) un volume  rond est introduit dans un autre volume-cage construit dans un troisième. L'image de gauche représente l'aquarelle du projet Vitry 2007 (22x30cm).                                                                                                                                               

    Georges Rousse fait oeuvre de photographe plasticien depuis les années 70 (il est né en 1947). En passionné de peinture, de graphisme et surtout d'architecture." L'architecture est la condition première et préalable à mon travail. Sans elle et sans cette mémoire ultime de l'architecture que je souhaite conserver, mon oeuvre n'existerait pas." C'est ainsi qu'il s'exprime. Ajoutons qu'il est, comme les artistes du land art, un grand marcheur aimant découvrir des lieux désafectés, et les donner à voir, transformés.

    Comment donc les transforme t'il ? Quel est le trucage? Aucun. Photoshop est-il passé par là ? Non point. Il s'agit d'un long travail artisanal à partir de territoires insolites découverts : repérage dans l'espace du lieu d'introduction  de formes ou de volumes simples découpés à la scie en les situant préalablement à la craie après avoir peint le décor initial et projeté une diapo que l'objectif met à la dimension voulue. La technique de l'anamorphose sur la chambre photographique permet son positionnement et sa reproduction à des dimensions gigantesques qui déjoue la hiérarchie des plans, et donne une vision fictive des lieux.A l'inverse du kaléidoscope qui morcèle, Rousse rassemble les différents espaces peints en une seule image correspondant à son point de vue. Vient le moment le plus fort, selon lui, celui de la prise de vue. Lorsque la photo est faite, le décor est détruit. Reste pour le spectateur cette mystérieuse illusion d'optique d'un espace théatralisé, agrandi, spiritualisé, qui n'est pas sans faire songer à Malévitch.                                                                                                                                              D'autres oeuvres et plusieurs aquarelles préparatoires exposées chez Catherine Putman, spécialiste d'oeuvres sur papier, complètent cette exploration du travail de Georges Rousse.

    Georges Rousse, "Architectures", galerie RX, 6 avenue Delcassé, 75008 Paris. 01 45 63 18 78. Jusqu'au 15  janvier 2011.                                                                                                                                                     Georges Rousse "Pérégrinations", galerie Catherine Putman, 40 rue Quincampoix, 75004 Paris. 01 45 55 23 06. Jusqu'au 15 janvier 2011.

  • JAN DIBBETS - "Horizons" (par Régine)

    Pourquoi ai-je trouvé l'exposition de Jan Dibbets, intitulée "Horizons", si belle et si stimulante ? serait-ce parce que son thème permet d'allier les contraires ? (Rien en effet n'est plus réel et en même temps plus abstrait que l'horizon") ; elle m'est apparue à la fois conceptuelle et visuelle, abstraite et figurative, minimaliste et romantique.

    Qu'est-ce que l'horizon si ce n'est cette ligne imaginaire, mais bien visible, qui sépare la terre ou la mer du ciel, qui se modifie en fonction de notre position et s'éloigne lorsqu'on s'en rapproche. Il est aussi cette convention à partir de laquelle un peintre dit "réaliste" construit la perspective et donc la profondeur de la scène qu'il veut représenter. C'est une ligne que l'on voit dans la nature, dans l'art, mais qui, comme l'équateur, n'a pas d'existence.

    En Hollande, patrie de Jan Dibbets, étrange pays où la terre et la mer sont au même niveau, sa présence est obsédante ; elle a imprégné tout l'art du XVIIème au XXème siècle, et après Ruysdaël et Mondrian, il en poursuit la quête.

    L'exposition montre deux temps de réflexion de l'artiste sur ce thème : le premier dans les années 1970, le deuxième à partir de 2005.

    La première oeuvre exposée, prémonitoire de tout ce qui va suivre, date de 1969. Intitulée "Five island trip" (photo n°1) elle se présente sous la forme d'un montage associant une carte de la Hollande avec le tracé de 6 parcours, les 6 photos prises lors de ces déplacements et une description manuscrite des trajets effectués. Ce travail est très proche de ceux réalisés à la même époque par des artistes du Land art, notamment par Richard Long auquel Dibbets s'était lié lors de son séjour à Londres au St Martin College.

    Sur chaque photo tirée en noir et blanc jan dibbets 014.JPG(photo n° 1), la mer, légèrement moutonnante, est gris foncé, le ciel est gris clair. Il s'assombrit et disparaît presque complètement sur le dernier cliché. La variation de la hauteur de la ligne d'horizon, différente sur chacune d'elle, donne le sentiment de voir la mer se soulever, redescendre, se soulever à nouveau comme le mouvement des marées, celui des vagues, comme une respiration. Bien que minimaliste dans sa forme, l'idée de l'éternel retour, si chère aux romantiques m'a semblé ici sous-jacente.

    Avec les oeuvres suivantes effectuées vers 1972/1974, Dibbets va se livrer à une série d'expérimentations autour du même sujet ; ce sont des montages de photos dans lesquels la ligne d'horizon est si malmenée que le principe même d'horizontalité s'en trouve offensé. Elle se bombe ("Dutch Mountains"), prend la forme d'une vague ("Negative mountain sea") (photo n° 2)jan dibbets 030.JPG ou, renversant terre et mer, d'un rapporteur de géomêtre ("Universe-world's platform") (photo n° 3)jan dibbets 026.JPG. En dessinant un petit schéma en bas de chaque oeuvre, qui en indique la structure formelle, l'artiste nous dit précisément comment il a organisé le montage des photos qui les compose et nous donne à voir l'image et son concept ; avec les "Comets"jan dibbets 020.JPG, (photo n° 4) la taille des photos et de leur encadrement blancs sans bords, leur agencement dans l'espace transforme l'ensemble en une fusée verte ou bleue qui s'élance vers l'infini. Cette trajectoire obtenue à partir d'innombrables horizontales est si parfaite qu'elle semble faite de carreaux de faience scellés à même le mur.

    L'horizon serait-il flexible ? Quelle étrange sensation !

    Trente ans plus tard, Dibbets va reprendre une oeuvre de 1972 : "Section aurea" pour la soumettre à d'innombrables variations ; elle est composée de deux photographies, l'une représentant la ligne d'horizon prise en étau entre ciel et terre, l'autre entre ciel et mer, accolées de manière à ce qu'elle travers les deux panneaux de façon continue.

    Avec cette nouvelle série commencée en 2005, intitulée "Land see : Horizon", l'artiste va agencer ces deux images de multiples manières. Dans la plupart des oeuvres exposées, la perturbation du spectateur naît de la variation des orientations infligées alors que l'horizon reste constamment parallèle au sol (photos 5, 6, 7)jan dibbets 022.JPGjan dibbets 025.JPGjan dibbets 035.JPG. Comme le liquide d'un récipient que l'on pencherait dans différents sens, l'horizontalité de sa ligne reste imperturbable et telle une clepsydre dont l'eau ne s'écoulerait plus, le temps semble suspendu dans un espace immuable. Cette ligne qui sépare un ciel uniformément bleu clair d'une mer bleu sombre légèrement agitée et d'une prairie verte ne creuse pas l'espace. Tout reste sur le même plan. Cela, si simple et si complexe, est bien troublant.

    Avec un  minimum de moyens et une obstination comparable à celle du peintre R. Ryman qui ne peint qu'avec la couleur blanche, Yan Dibbets, depuis plus de quarante ans, s'évertue à percer le mystère d'une ligne à la fois invisible et s'offrant au regard.

    La question qu'il me semble inlassablement poser est "Que voit-on quand on voit ?"

     

    Jan DIBBETS "Horizons", Musée d'Art Moderne de la Ville de Paris - 11, Avenue du Président Wilson, 75016-Paris. 01 53 67 40 00.  Jusqu'au 2 Mai de 10h à 18h sauf lundi.

     

  • Rien que des femmes ( par Sylvie)

    Elles exposent au même moment à Paris ces artistes photographes, l'une pour très peu de temps encore. Trois femmes, trois regards, trois styles bien différents. Deux d'entre elles se mettent en scène, l'autre  sur son quant-à-soi, jette, à distance, les yeux sur le monde. Passant de l'une à l'autre, ce qui ressort en tout premier de leur travail, où rien n'est laissé au hasard, c'est une remise en question des valeurs et une recherche du vrai, quelqu'en soit la brutalité.

    Marina Abramovic, (née en 1946 à Belgrade). En gros plans, souvent en noir et blanc, les photos de grand format présentées ici sont issues de performances s'appuyant sur des évènements de la vie personnelle de Marina Abramovic de 1977 à 2008. ambromavic04.jpgDe ses relations avec son compagnon Ulay elle tire une image du baiser : rien d'affectif là-dedans mais un mécanisme inspiration-expiration des deux protagonistes ; la colère prend la forme d'un double profil crié, "AAA-AAA, with Ulay", 1978 (photo1)et l'affrontement agressif celle d' un face à face à distance avec arme interposée. Toutes  situations dramatisées à l'extrême qui opérent comme des métaphores universelles .                                                                                                De même que les danseurs vont au bout de leur geste pour mieux l'imposer, Abramovic, dont la présence physique est débordante, explore et traduit les limites des sensations en s'impliquant physiquement. Avec liberté et autorité. Faites de même, semble-t-elle nous dire.                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                  En Cent8-Abramovic2-01P.jpgEn mémoire à ses origines, elle revisite les mythes et traditions yougoslaves liés à la sexualité avec une dimension personnelle et impudique. Dans "Balkan Erotic Epic: Breasts II,2005 (photo 2). elle offre au ciel son buste généreux, provocant, et son petit fichu noué sous le menton dans le pur style réalisme soviétique.  "Je suis interessée par l'art qui dérange et qui pousse la représentation du danger" dit-elle. Dans cette image, qu'est-ce qui , selon elle, est le plus dangereux, la sexualité ou le régime politique.

                                                                                                                                                                   Galerie Serge Le Borgne, 108 rue Vieille du Temple, 75003, Paris. Jusqu'au 30 avril 2009.

    Katharina Bosse, ( née en 1968). Le travail de cette artiste finlandaise se rattache, elle aussi, à l'art corporel. C'est cru, dérangeant comme peut l'être une intimité dévoilée.  Non sans audace, elle traite ici de la maternité aujourd'hui, un sujet peu abordé depuis les vierges à l'enfant de la peinture ancienne. Ce "Portrait of the artist as a young mother", c'est elle avec ses enfants, nue dans la nature, offerte de façon très ostentatoire, en très grand format (160x125 cm). GEDC0094.JPGElle nous fait voir l'innocence de son ventre rond de parturiente, comme Botticelli Vénus,sa bestialité de mère-louve allaitant à quatre pattes, sa sexualité assumée le sexe à l'air, poils pubiens bien visibles. Son manque de pudeur parait si authentique que ce qui était jusqu'alors tabou, d'une esthétique trash porteuse de malaise, prend une autre dimension. GEDC0092.JPGC'est d'ailleurs dans le vert que la plupart des  scènes se passent, révèlant le plein accord des trois éléments, maternité-sexualité-nature, une vie du corps vécue sans honte mais non sans défi. Chair épanouie et couleurs fraiches à la Walt Disney rappellent l'influence du new-burlesque, ce mouvement artistique issu des spectacles de cabaret et autres Betty Boop. Un peu d'humour ne nuit pas.                                                                                                                        Galerie Anne Barrault, 22 rue Saint Claude, 75003, Paris. Jusqu'au 7 mars 2009. 

    GEDC0087.JPGValérie Jouve, (née en 1964 à Saint Etienne). Le grand photo-montage, plus précisément un montage de photos en polyptyques, comme en font beaucoup de peintres,  rassemble des surfaces presque abstraites qui révèlent les mutations de la ville et le passage du temps: traces de truelle, lambeaux de papier, pierres brutes , pans de murs, architectures anciennes ou chantiers en cours. Il y a du Bonnard dans ces patchworks aux coloris tendres; il y a du Georges Rousse dans ces habitats désoeuvrés. Le premier plan est en quelque sorte le passé; dans l'ouverture on perçoit des travaux en cours; au dessus, un immeuble nouveau pourrait figurer l'avenir. L'introduction, en médaillon, d'un visage fatigué sur un arrière -plan  d'architecture moderne uniforme induit le vécu.  (photo 5). Comme à son habitude, Valérie Jouve traite de la rencontre entre l'humain et le paysage, entre le passé et le présent.                                                        A la fois acteurs et spectateurs, les individus anonymes, photographiés en noir et blanc, en motifs centraux plus ou moins tournés l'un vers l'autre, absorbés ou penchés sur le monde, dans une sorte d'indifférence ou d'ennui, isolés dans leur environnement, se montrent et nous montrent, par le jeu directionnel de leur regard, le contexte urbain qui les entoure.  On ne peut pas dire que cette réflexion sociologique sur l'identité du corps et du lieu soit nimbée d'optimisme mais Valérie Jouve montre bien qu'ils sont inséparables.                                                                                                                                                                                                       Galerie Xippas, 108 rue Vieille du Temple, 75003, Paris. Jusqu'au 21 mars 2009.