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Pour la cinquième fois en dix ans, mon mari et moi arpentons les allées des Giardini et les immenses bâtiments de l'Arsenal, curieux de découvrir cette 59ème Biennale. Or elle nous laisse dubitatifs et nous semble moins enthousiasmante que celles qui l'ont précédée. Pas de chocs, ni de coups de coeur inoubliables ; des oeuvres de qualité certes, mais un sentiment de "déjà vu". L'introspection n'est définitivement plus à l'ordre du jour et les oeuvres présentées sont essentiellement tournées vers l'extérieur : les problèmes de société et une certaine exploitation de la peur de l'avenir. Le témoignage brut devient une forme d'art. Un exemple frappant en est donné à l'Arsenal où l'artiste suisse Christoph Buchel a déposé au bord du canal l'épave d'un bateau où une cinquantaine de migrants ont récemment trouvé la mort. L'art devient pièce à conviction et rend le spectateur voyeur.
Le titre de cette Biennale "May you live in interesting times" (Puissiez vous vivre dans des temps intéressants) choisi par le curateur américain Ralph Rugoff est suffisamment vague pour permettre d'exposer un choix d'oeuvres plastiquement très diverses et provenant du monde entier.
Un certain équilibre entre les différents médiums a été respecté : la peinture, la sculpture, la photo voisinent avec les installations, les vidéos et l'utilisation des nouvelles technologies. Ralp Rugoff s'est attaché par ailleurs à ne choisir que des artistes vivants, majoritairement féminins et venant du monde entier. Il a eu la bonne idée de présenter deux fois le même artiste : l'une aux Giardini, l'autre à l'Arsenal avec parfois des oeuvres très différentes.
Voici le fil de notre visite dans les deux lieux, un choix parmi les oeuvres qui m'ont plu, ému ou amusé.
Il est à noter que la majorité des africains, dont les oeuvres sont présentées ici, travaillent rarement dans leur pays d'origine, la plupart ont émigré ailleurs ou sont des afro-américains. Ainsi le peintre kenyan Michael Armitage, né à Nairobi, est installé à Londres. Il propose aux Giardini une série de petites encres croquées sur le vif (photo 1) au cours d'une manifestation de désobéissance civique dans son pays. Ces dessins sont d'une virtuosité et d'une vivacité confondantes. A l'Arsenal ce sont de grandes toiles immenses, peintes sur du lubugo, tissu d'écorce traditionnel ougandais (photo 2). S'y déploient des scènes figuratives et lyriques dont le point de départ est la luxuriance et la réalité sociale de son propre pays. Dans des couleurs extrêmement travaillées il mêle un large éventail d'images puisées dans l'histoire, les médias, les légendes et les références à l'histoire de l'art.
La façon dont le corps de la femme noire est véhiculé par les médias occidentaux est le thème central du beau travail de la norvago-nigérienne Frida Ourapado. Aux Giardini elle présente de magnifiques marionnettes en papier faites à partir d'images en noir et blanc découpées dans des magazines (photo 3). Leur posture est faite pour séduire et accuser à la fois le regardeur. Façon de dénoncer le pouvoir des images qui s'infiltrent dans notre inconscient. A l'Arsenal ce sont 9 écrans sur lesquels défilent de vieilles photos, des fragments de textes, des documents d'archive qui évoquent et dénoncent les représentations du peuple noir à travers les siècles.
Bien différents sont les beaux portraits tout en transparence de l'Arsenal des grandes toiles que le nigérian, vivant à Los Angeles, Njideka Akunyili Crosby présente aux Giardini et qui combinent aplats de couleurs, perspectives variées et collages de photos(photo 4).
On pourrait multiplier les exemples à l'infini tels les travaux du toulousain Antoine Catala qui utilise des technologies de pointe pour des oeuvres plastiquement très différentes. Celle qui accueille le visiteur à l'entrée du pavillon central des Giardini est composée de neuf panneaux aux couleurs tendres et légèrement bombées(photo 5). En les regardant attentivement on s'aperçoit qu'elles recèlent des messages faussement rassurants et que l'ondulation des surfaces liée à la dépression de l'air en change constamment le sens. La forme que prend la fascinante installation aux Giardini est totalement différente. Il s'agit de l'hologramme, impossible à photographier, d'un coeur dont le graphisme et la couleur évoluent sans cesse sons nos yeux, or nous voyons toujours qu'il s'agit d'un coeur. Façon peut-être de montrer la plasticité de l'esprit humain qui s'adapte très vite aux signes qui l'entourent.
Tout aussi captivante sur le plan technique est, aux Giardini, l'oeuvre du français Cyprien Gaillard. Il s'agit de la reprise sous forme d'hologramme, du tableau de 1937 de Max Ernst intitulé "L'ange du foyer" (photo 6). Sous nos yeux elle ne cesse, en boucle, de se détruire, déconstruire et reconstruire. Peut-être qu'en manipulant de cette façon l'oeuvre si impressionnante de Max Ernst, l'artiste tente de montrer la capacité de destruction qui est au coeur de l'être humain et l'aveuglement de l'Europe devant la montée des populismes.
Mais, au delà de la fascination technologique que ces dernières oeuvres exercent sur le spectateur, ont-elles suffisamment de force pour faire passer un message ? Rien n'est moins sûr.
Que ce soit aux Giardini ou à l'Arsenal, les installations de la mexicaine Teresa Margolles sont des témoignages brutaux de la violence qui envahit son pays. A l'arsenal sur des grands panneaux de verre couverts de graffitis elle a affiché les portraits des femmes disparues tels qu'ils le sont dans sa ville. On les regarde au son du bruit que fait le train entre Mexico et les USA. Aux Giardini ce sont des morceaux du mur coiffé de fils de fer barbelés qui sépare Juarez, la ville frontière entre le Mexique et les Etats-unis (photo 7).
Mais troubler le spectateur en lui présentant des fragments de réalité sordide est-ce de l'art ? Celui-ci n'exige-t-il pas un dépassement ou un déplacement qui nous ouvre à une vision plus riche et profonde de cette réalité.
Ce n'est pas sans plaisir mais sans surprise qu'on voit, dans les deux lieux, quelques belles toiles de Julie Mehretu (photo 8). Les cartes de géographie qui autrefois servaient de fond à ses tableaux ont laissé place à des images au couleurs tendres et évanescentes puisées dans les médias qu'elle recouvre de ses griffonnages ou écritures illisibles si libres et vivantes.
Une belle découverte, celle de l'oeuvre de l'autrichienne Ulrike Müller qui travaille différents médiums. La subtilité et la variété des formes et des couleurs de la série de ses monotypes exposés aux Giardini nécessite une attention toute particulière (photo 9). Exécutés en superposant des pochoirs aux découpes différentes elles font naître dans l'esprit du spectateur une multitude d'images et de rapprochements. La tapisserie et les peintures sur émail aux couleurs pimpantes montrées à l'Arsenal sont réjouissantes.
Les oeuvres de plusieurs artistes indiens retiennent l'attention, notamment la sobre et sombre installation de Shilpa Gupta à l'Arsenal : un réseau de cent microphones suspendus au dessus de pupitre, diffuse, en plusieurs langues, les textes de tous les poètes emprisonnés au cours de l'histoire de l'humanité. Les visages des marginaux et noctambules photographies par Soham Gupta vous poursuivront pendant longtemps (photo 9).
Des installation des artistes chinois Sun Yuan et Peng Yu on retiendra celle des Giardini intitulée "an't help myself". A la fois drôle et cruelle elle crée un choc (photo 10). Enfermée dans une cage de verre une pelleteuse commandée par un robot dont les mouvements ont été programmés se débat avec fureur et désespérance pour tenter de contenir et de ramasser un liquide couleur sang qui se répand sans cesse dans la cage. Image de la folie que peut déclencher un enfermement arbitraire et incompréhensible, ou un travail inutile et dégradant ?
En disposant et en rapprochant de belles sculptures de matières, de formes et d'époques différentes le français Jean Luc Moulène (photo 10) se pose la question de savoir ce qui se passe entre les objets quand on les rapproche. Question que l'on retrouve à plusieurs reprises tout au long de la biennale comme par exemple dans les collages de photos de l'allemande Rose Marie Trockel.
Aux Giardini comme à l'Arsenal des oeuvres de plusieurs artistes parsèment de façon récurrente le parcours, souvent avec humour. Ainsi aux Giardini ce sont les séries "Bloom" de l'anglais Ed Astkin dont le visage a pris la place du corps velu d'une tarentule occupant le creux d'une main tendue ou courant sur un pied (photo 11) et "Divorce Dump" de la roumaine Anda Ursata avec ses cages thoraciques humaines remplies de sacs en plastique (photo 12). A l'Arsenal ce sont les sculptures instables et pleine d'humour (chaises ou étagères aux pieds tordus, trop hautes ou bancales) de l'anglaise Jess Darling (photo 13), elle-même handicapée et celles, proches du travail de Chamberlain, en métal froissé, tordu, bosselé et peinte de couleurs vives de la suisse Carol Bove (photo 14) ou encore les très belles photos d'africaines aux coiffures sophistiquées de la sud africaine Zanele Muholé (photo 15).
Que signer encore parmi cette profusion d'oeuvres dont la quantité nous laisse proche de l'indigestion. Citons "Exkalation", installation apocalyptique et spectaculaire de l'allemande Alexandra Bircken où une quarantaine de mannequins en latex noir tentent sans succès d'échapper à l'apocalypse qui nous guette (photo 15) , la désespérante vidéo de Dominique Gonzales Forster ou les fragiles et très ambigües sculptures en verre d'Andréa Ursata (photo 16).
Le nombre démesuré (plus de quatre vingt dix) des pavillons nationaux éparpillés autour des pavillons centraux des Giardini et de l'Arsenal et dans Venise et dont la plupart diffuse des vidéos tourne à l'absurde. dix jours ne suffiraient pas pour les voir sérieusement. J'en ferai peut-être le commentaire dans un prochain article si l'actualité parisienne ne prend pas le pas.
Biennale de Venise 2019 aux Giardini et à l'Arsenal. Campo Castello. Ouverte du mardi au dimanche de 10 à 18 h. Fermé le 18 novembre. Jusqu'au 24 novembre.