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décrypt'art - Page 3

  • Judith Reigl (par Régine)

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    Il est des expositions dont on sort avec le sentiment heureux de se sentir amplifiée, comme si l'horizon devant soi s'était agrandi. Cette émotion est suffisamment rare pour mériter d'être soulignée lorsqu'elle se produit. Or l'exposition de Judith Reigl, rue du Pont de Lodi à la Galerie Kamel Menour est de celle-là.

    En entrant dans le vaste espace de la galerie et en parcourant du regard les tableaux qui y sont accrochés une sensation de liberté, d'espace infini vous saisit. C'est en regardant les oeuvres, que l'accrochage fort bien fait met en valeur, qu'on comprend pourquoi ce sentiment est si puissant.météorite.jpg Dans l'un, Ecriture en masse (1961), une forme noire dans laquelle flamboie un magma couleur de feu semble traverser en apesanteur l'espace de la toile blanche. Telle une météorite en fusion elle nous entraîne dans le cosmos à l'unisson des planètes et de la formation de l'univers (photo 1). flammes noires.jpgDans un autre grand tableaux de la même série (1964) des formes noires très vigoureuses tourbillonnent au centre de la toile, et dans un mouvement ascendant semblent vouloir s'en échapper (photo 2). Ces peintures entretiennent avec l'espace une relation bien spécifique.

    Mais revenons à l'artiste dont le parcours exceptionnel sous-tend l'oeuvre. Née en 1923 à Kapuvar en Hongrie, Judith Reigl suit les cours de l'académie des Beaux Arts de Budapest de 1941 à 1946, puis passe deux ans à Rome. Rentrée en Hongrie en 1948 elle n'a qu'une idée : passer à l'ouest et quitter le régime communiste et totalitaire de son pays. Après plusieurs tentatives elle réussit, au péril de sa vie, à passer le rideau de fer et après un voyage le plus souvent effectué à pied elle arrive à Paris en 1950. Elle est reçue par son compatriote Simon Hantaï et fait la connaissance d'André Breton et du groupe surréaliste. La notion d'automatisme psychique la marque alors profondément et libère sa pratique. L'élément moteur de cette oeuvre pourrait donc bien être la vie même de l'artiste et sa soif infinie de liberté.

    Au cours de sa carrière Judith Reigl explore de nouveaux thèmes, de nouveaux modes de création et travaille par séries. Ainsi dans les années 1966, de son écriture automatique et abstraite, surgissent des formes anthropomorphes. Ce sont plus d'une centaine de figures masculines qui font alors leur apparition. Deux exemples de cette première série sont ici présents (photo 3) : cages thoracique (1).jpgHomme circa (1964-66) et Homme (1966). A la limite de l'abstraction il est bien difficile d'y reconnaître des bustes d'homme. Sans visage et sans pieds seules leurs cages thoraciques sont figurées par des formes noires extrêmement vigoureuses qui envahissent la totalité de la toile et la débordent de tous les côtés. Ces peinture d'une austère grandeur, marquées d'une gestualité intense, ne représentent-elles pas aussi le corps de la peinture. "Elles sont l'arrachement physique de l'artiste vers sa réalisation créatrice" dit Marcelin Pleynet.

    Plus tard avec les séries Déroulement liée à Mozart et Art de la fugue liée à Bach, Judith Reigl propose une promenade dans la couleur et la musique. En effet les tableaux de ces séries sont réalisés par l'artiste en déambulant au son de la musique le long de grandes toiles et en les effleurant à chaque pas avec un bâtonnet entouré de laine de verre imprégnée de peinture glycérophtalique. Sont ainsi enregistrés le déplacement et les sensations que l'artiste ressent en écoutant cette musique qu'elle aime par dessus tout. Devant les quelques peintures de cette série ici exposées on éprouve un sentiment d'apesanteur et d'espace qui déborde bien au-delà de la toile.déroulement vert jade.jpg Ainsi Déroulement (1977) : sur cette magnifique toile d'un vert jade impalpable, impossible hélas à reproduire en photo,  se déroule un tracé ondulatoire de signes de couleur indéfinissable qui dansent au rythme de la musique et de la marche (photo 4). Il y a dans ce procédé une logique poétique qui nous entraîne au coeur de l'acte créateur.

    homme bleu.jpgA la fin des années 1980 les figures masculines réapparaissent avec les séries Face et Corps au pluriel où des silhouettes masculines se dressent debout ou flottent dans l'espace. De très beaux exemples en sont ici donnés. fantôme vert.jpgDans Face à...(1988) un personnage ou un fantôme d'un vert presque phosphorescent flotte en position verticale sur le fond noir de la toile dont il tente de s'échapper par un mouvement ascendant (photo 5). Dans Corps au pluriel (1991) une silhouette entièrement bleu aux contours flous, se dirigeant vers le spectateur, surgit du fond de la toile blanche qu'il irradie de sa présence (photo 6).

    Dans toutes ces séries le motif des oeuvres excède la toile et le regardeur est invité à leur imaginer un au-delà. Cette façon de faire n'a-t-elle pas un rapport avec un jour de mars 1950 qui a déterminé le destin de l'artiste ? "Rien dans l'oeuvre de Judith Reigl ne permet d'oublier la très singulière expérience que fut pour elle le choix de la liberté" dit Marcelin Pleynet.

    Judith Reigl "Je suis la règle" - Galerie Kamel Menour, 5 rue du Pont de Lodi, 75006-Paris, jusqu'au 26 Mars. Ouvert du mardi au samedi de 11 à 19 heures.

     

  • Jean Pierre Schneider ( par Sylvie )

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    Quand on apprécie le travail d'un artiste, on ne rate pas une occasion de le faire connaitre ou d'en rappeler les qualités particulières. Jean Pierre Schneider est de ceux là. Régine Lissarrague, ma compagne de blog, l'a déjà signalé en 2018 et 2019. Je voudrais à mon tour communiquer mon enthousiasme à son sujet et vous inciter à visiter l'exposition que la galerie Aittouarès lui consacre pour quelques jours encore.

    20220226_090944 (1).jpgSous le titre "Les femmes et la mer" figurent, entre autres, des tableaux de jarres, grands récipients en terre cuite, galbés et au col fin - les phéniciens les utilisaient déjà pour conserver l'huile ou le vin ! Pour l'artiste, elles symbolisent la femme dans ses rondeurs de mère "engenderesse", sa noblesse et sa dignité. Ce n'est pas tant le sujet qui suscite l'intérêt et accroche le regard mais la matière picturale d'abord, les épaisses couches de peinture liées à la poudre de marbre, qui donnent consistance, onctuosité et surtout une blancheur extrême. Le titre de la série: "Comme si il ne manquait rien" est inscrit dans chacune des toiles. C'est une pratique fréquente de l'artiste. Sur cette oeuvre (60,5 x 60,5 cm) 2021, la graphie des mots participe de l'oeuvre: elle sautille comme des vaguelettes légères et fluides  autour de la masse monolithique et altière enfermant ses secrets. La volumétrie de la pâte, ses creux et ses reliefs, traduisent un âge, une histoire, une solidité, une intense concentration. Que de solitude dans l'espace sans limites du fond.

    20220225_144731 (1).jpgSommairement habillée de vert comme une plante qui sortirait tout juste de terre, cette jarre là, datée du 8/10/21, tend son col vers la lumière, évocation poétique de la vie souterraine, ou celle du nouveau né assoiffé d'air. Le large diptyque coupe la figure en deux : la gestation est en cours. Miracle de la nature qui unifiera la forme dans un univers vaste et serein.

    20220225_143719.jpgL'eau a beaucoup à voir dans l'œuvre de Schneider. Dans cette petite toile de mai 2019, elle a la couleur gris-verte des fonds de lacs : épaisse, sensuelle, presque immobile. Sur les bords, droite et gauche, la peinture s'effiloche, laissant l'oeil deviner l'étendue aquatique. Il suffit de quelques traits blancs pour qu'apparaissent à la surface les reflets de la lumière, et quelques traits noirs pour qu'existe la barque, peut-être abandonnée. Ancrée à droite, sa silhouette affleure comme un souvenir lointain ou une mystérieuse disparition. On ne sait.

    La force du propos de Jean Pierre Schneider est précisément le peu, l'essence des choses. Elle saute aux yeux avec pudeur. Alors, Schneider, figuratif ou abstrait ?

     

    Jean Pierre Schneider, "Les femmes et la mer",  galerie Aittouarès, 14 rue de Seine, 75006. Jusqu'au 5 mars 2022.

     

     

  • "Forme de transfert" aux Magasins généraux de Pantin (par Régine)

    Aller à Pantin voir, dans le bâtiment appelé "Les Magasins généraux", l'exposition de jeunes artistes ayant travaillé au contact d'artisans intitulée "Forme de transfert" est aussi l'occasion de se promener  sur les bords du canal de l'Ourcq et de constater que le Grand Paris n'est plus une illusion.

    Construit en béton armé au début des années 1930 l'immense bâtiment où étaient stockées les denrées venues du monde entier et qui alimentaient Paris, connut à cette époque une activité bouillonnante. Abandonné une trentaine d'année plus tard, il devint le terrain de jeu de graffeurs du monde entier ce qui lui valut d'être appelé "Temple du graffiti" ou "Cathédrale du graffe". 70 ans plus tard l'idée d'un nouveau quartier au bord du canal prit forme et dans la foulée les Magasins généraux furent réhabilités. L'agence de publicité BETC y installa ses bureaux en 2016 et y développe actuellement une programmation artistique et culturelle.

    Au rez-de-chaussée un bel espace est réservé aux expositions temporaires (photo 1)IMG_0097_edited.jpg. Celle en place jusqu'à fin mars, intitulée "Forme de transfert" est réalisée en collaboration avec la fondation d'entreprise Hermès dont les bureaux et quelques ateliers de confection sont installés à proximité. En 2010 cette fondation a en effet mis en place des cycles de résidences d'artistes au sein des manufactures de la maison à Paris et en province. Ainsi des plasticiens, parrainés par des artistes reconnus tels Jean-Michel Alberola, Richard Deacon, Ann Veronica Janssens ou Guiseppe Penone, sont-ils invités à travailler avec des artisans qui les initient à leur savoir faire. Les œuvres ainsi créées sont donc le résultat d'un dialogue entre artiste et artisan. Cette très intéressante exposition montre les œuvres réalisées en majorité par des femmes, qui sont le résultat de 10 années de cette expérience.

    Des ateliers de cristallerie, de maroquinerie, d'argenterie, du textile, répartis dans toute la France participèrent à l'expérience et reçurent durant quelques mois, un ou une artiste pour l'aider à réaliser une œuvre dont voici quelques exemples parmi la trentaine présentées.

    La cristallerie St Louis située en Moselle a piloté plusieurs travaux, différents les uns des autres. Ainsi pour la sculpture "Movidas"(photos 2 et 3)IMG_0080.JPGIMG_0078_edited.jpg l'artiste Lucia Bru, avec l'aide et les conseils des ouvriers de l'atelier, a fabriqué des milliers de petits cubes de cristal ou de porcelaine. Ils sont ici déployés sur le sol, en deux ilots qui envahissent l'espace et accrochent merveilleusement la lumière. La liberté qui se dégage de cette œuvre mouvante est communicative. En effet, le spectateur peut à sa guise tourner autour, changer la place des cubes ou en prendre, rêver devant la fragilité, la patience et le temps qu'il a fallu pour la réaliser.

    IMG_0057_edited.jpg5AF5362C-15C1-47C1-A8D7-6FC198B88C3F_1_105_c_edited.jpgL'installation Presque innocente de Marie Anne Franqueville nous plonge dans son univers fantastique. Les objets en cristal extrêmement fins disposés sur une table d'autopsie nous frappent d'abord par leur fragilité, leur délicatesse et la perfection de leur réalisation (photos 4 et 5). Mais ne nous y trompons pas, l'idée de souillure avoisine ici avec celle de pureté. En effet chacun de ces objets représentent les organes d'une vierge devenus meurtriers. Décorés d'un fin réseau veineux rouge, ils sont tous munis de pièges inventés par l'artiste. Ainsi la carafe représente un utérus dont la propriétaire peut, grâce au bouchon, rester maitre de son utilisation. Les cloches munies de pointes sont des seins, le peigne dont les dents rappelle la ceinture de chasteté est un sexe féminin et les deux verres avec leurs piques munies de crochets symbolisent les ovaires....

    1490E11B-CC0C-407F-87F3-DBB3F2E59DF5_1_105_c.jpegDémontrant les capacités infinies du verre Emmanuel Régent présent deux œuvres très différentes. L'une Himmerslsturz, qui consiste en plusieurs très beaux pavés colorés faits à partir d'aquarelles peintes par l'artiste, laisse une grande part à l'aléatoire (photo 6). L'autre Le naufrage de l'espérance, tentative de réaliser en trois dimensions La mer de glace de Caspar David Friedrich, a nécessité l'aide de nouvelles technologies et de l'outil informatique.

    IMG_0088_edited.jpg0E1E7836-2C90-49AB-8E88-EF23DC5C89DD_1_105_c.jpegLe rideau en cuir, plissé en chevrons, apparemment d'une seule pièce qu'Emilie Pitoiset a réalisé à la maroquinerie de Pierre Bénite est un véritable tour de force. Il a fallu d'abord assembler, de façon invisible, 43 peaux pour obtenir une pièce de 3m de long, puis la plisser en chevrons en surmontant la difficulté de contraindre la rigidité du cuir (photos 7 et 8). Or c'est ce plissage qui permet de jouer avec la lumière et de donner l'illusion d'un changement de matériau. Cette pièce magnifique est intitulée "Gisèle" du nom de ce ballet romantique où l'héroïne danse à en mourir. "Le tombé de ce rideau plissé est un hommage à la résistance d'un corps...." dit l'artiste.

    2F498751-3F77-4CC1-9C64-0269555B924E_1_105_c.jpegLa longue pièce de tissus de 40 m faite d'un mélange de soie, lurex, polyester et acier de Célia Gondol a réalisé au sein de la holding textile Hermès à Pierre Bénite est née de sa rencontre avec l'astrophysicienne Hélène Courtois. Le projet s'élabore à partir de la couleur des lumières rencontrée dans l'univers. Observables d'Apeiron est la tentative de rendre visible l'insaisissable qui nous entoure. Le regard déambule le long de cette oeuvre hors norme dont la beauté transcende la matérialité (photos 9). Elle est accompagnée d'une vidéo dans laquelle l'astrophysicienne elle-même en fait le commentaire.

    IMG_0095_edited.jpgSous le parrainage de Richard Deacon, Marine Class a bénéficié d'une résidence à la Manufacture Puiforcat de Pantin, spécialisé dans la haute orfèvrerie. Avec l'aide attentive d'un spécialiste du travail du métal elle a réalisé, avec une extrême précision, un objet destiné à décorer une table. Pour présenter l'œuvre qui fait penser à un bateau échoué, elle a imaginé une nature morte et l'a posée au contre d'une table recouverte d'un tissus dont le dessin imite une mer de glaces (photo 10)

    IMG_0064.JPGQuant à Clarissa Baumann, s'intéressant au rapport entre la matière et la forme, elle a procédé, dans le même atelier, à l'étirement extrême d'une cuillère en argent (cuillère 2015-2017) pour parvenir à transformer cet objet courant en un fil d'argent de 17 m de longueur. L'installation, qui montre, sur une longue table, toues les étapes de la transformation de l'objet pour se terminer en une bobine, est fascinante (photo 11).

    On pourrait encore citer de nombreux exemples, car presque tous méritent de l'attention. Le livret qui sert de guide à la visite est fort bien fait. Chaque page est consacrée à un artiste et comporte un QR code qui permet de le voir au travail et échanger avec les artisans. On ne peut qu'encourager une telle initiative qui ouvre un dialogue fructueux entre art et artisanat et qui stimule l'imaginaire.

    Magasins généraux - 1, rue de l'ancien Arsenal - 93500 - Pantin : "Formes de transfert", 10 ans de résidences d'artistes- jusqu'au 13 mars. Du mercredi au dimanche de 13 h à 20 h.

     

  • Peinture et calligraphie chinoise, collection Chih Lo Lou ( par Sylvie ).

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          La calligraphie et la peinture traditionnelle chinoise sont, pour la plupart d'entre nous, un grand mystère. L'occasion nous est offerte aujourd'hui d'en voir quelques exemples de grande qualité, de quatre siècles d'âge, réunies dans la collection privée Chih Lo Lou - "Pavillon de la félicité parfaite" - prêtée par le musée d'art de Hong-Kong au musée Cernuschi à Paris. Elle est constituée par des peintures et des calligraphies de la période transitoire entre les dynasties Ming et Qing, au cours de laquelle de nombreux intellectuels ont fait le choix de se retirer hors du monde plutôt que de collaborer avec les successeurs. Ces oeuvres sont donc parfois des paysages idéaux, des étapes de voyages accomplis en rêve, des lieux de méditation ou de quête de sagesse et d'ascèse, et le reflet de la résistance des artistes.                                                                                                 La raison pour laquelle nous, decrypt-art, dont la spécialité est l'art contemporain, nous vous invitons à visiter cette riche exposition, est que cet art très ancien et très élaboré, influence encore les artistes occidentaux. En France, 20220116_174919.jpgtéléchargement.jpg- Verdier danse.jpgJean Degottex (1918-1988), artiste majeur de l'Abstraction lyrique, initié par André Breton à l'écriture automatique surréaliste et aux principes essentiels de la pensée Zen, a trouvé dans cette discipline un état méditatif propre au geste spontané et contenu, "L'unique trait de pinceau". Ses oeuvres sont des espaces de pure poésie qui provoquent une sensation de sérénité et de plénitude. "Le plein et le délié de l'écriture sont une respiration, j'aimerais que ma peinture soit une grande respiration" disait-il. (photo 1) Et aujourd'hui, Fabienne Verdier , née en 1962, formée en Chine par de grands maîtres à cette école de l'exigence, manie de tout son corps un pinceau géant suspendu à une structure mobile dans l'expression parfaite, surdimensionnée, des forces du vivant,  (photo 2). L'un et l'autre de ces artistes se réfèrent au traité théorique d'un célèbre moine, Shitao, de son vrai nom Zhu Ruoji (1642-1717) qui choisit la vie  monastique après la chute de la dynastie Ming à laquelle il appartenait. Ses "Propos sur la peinture du moine Citrouille amère", véritable manuel de peinture et ouvrage philosophique, est considéré encore aujourd'hui comme une introduction à l'esthétique picturale chinoise et une méditation sur le pourquoi et le comment de la peinture. Sa réponse éclaire les liens qui unissent création picturale et création de l'univers.

    Peinture, écriture se mêlent donc pour traduire la nécessité pour les hommes, les poètes, les artistes de se retirer du monde d'ici bas et d'aller, dans cette période d'alternance dynastique faite de grandeur et de misères, vers la contemplation de la beauté de la nature, le silence, une sorte d'au delà féérique, un lieu de quête spirituelle tel que le désert pour la chrétienté. Comme l'ensemble de l'exposition, qui ne regroupe pas moins d'une quarantaine d'artistes, c'est une Chine toute en montagnes, végétation, cheminements, solitude, dont l'essentiel est de traduire, avec un pinceau parcimonieux, une idée d'absolu et de sérénité à atteindre.        Ce qui est frappant au premier coup d'oeil pour nous occidentaux c'est que ces peintures mettent en rapport l'immensité des paysages et la quasi l'imperceptibilité des êtres humains.

    20220118_191640_2.jpgRegardons une  des peintures de Shitao, parmi les 8  de très20220118_191616_3.jpg petites dimensions  (20,5x34 cm) qui composent la feuille d'un l'album :"Peintures d'après les poèmes de Huang Yanlü (feuille n°18), 1701-1702, encre et couleurs sur papier (photos 3et4). Un long chemin ardu, épineux, mène au sommet de la montagne noire où se distinguent la toiture d'un petit bâtiment et les silhouettes de deux personnages tournés vers l'infini de l'espace, comme deux spectateurs émerveillés. Au pied de la montagne, mais délaissée comme un vieux souvenir, s'inscrit une  majestueuse habitation dans son nid de verdure.. Tout est dit dans ce contraste. On notera  la délicatesse des contours épineux qui ressemblent aux cils ultrasensibles de l'epithelium des huitres !  Le voyage est raconté par une calligraphie au pinceau  qui, bien sûr, nous échappe mais qui combine art purement visuel et interprétation au sens littéraire. 

        20220118_185228 (2).jpg Le poème en colonne calligraphiée semi cursive de Huang Daozhou  (1585-1646 ) est une encre sur soie de 177x53,3 cm. dont la belle vigueur est à l'image, semble-t-il, de la personnalité forte et incorruptible de son auteur, dit-on, ainsi que sa rébellion contre une certaine tradition : texte penché vers la gauche, en mouvements précis, virages du pinceau (photo 2). C'est le récit d'une excursion en montagne avec des disciples. Elle date de la fin de la période Ming. Pour notre oeil sa lecture proprement dite est impossible sans l'avoir étudiée mais la graphie de chaque symbole libère une énergie dont on cherche l'origine. Shitao nous donne l'explication : "l'unique trait de pinceau", un élan spontané, maitrisé qui fait la qualité du geste. (photo 5).

    20220116_184537_2.jpg"Le jeune Qiang lisant", de 1485, encre et couleur sur papier, 151,8x64,5cm, est l'oeuvre du poète renommé Shen Zhou (1427-1509). C'est un mélange de représentation paysagère et description de la vie quotidienne comme le pratiquaient les peintres à partir de cette dynastie .Au premier plan la maisonnette/ cabinet d'étude dans sa clairière où le jeune homme est absorbé par son travail. A l'arrière plan, des reliefs montagneux. L'atmosphère est sereine comme devait la chercher le peintre pour se tenir à l'écart des luttes de pouvoir. L'encre est pâle et rudes sont les traits selon la dernière manière de l'artiste vieillissant. (photo 6).

    Faute de pouvoir passer en revue tous les trésors de cette exposition, je m'arrêterai sur une dernière oeuvre qui m'a profondément émue, celle d'un poisson  d'une modernité absolue, réalisée par BADA Shanren (1626-1705). Ce "Poisson", 26x51cm, regarde vers le ciel et nage dans un espace aquatique indéterminé. Il pourrait symboliser la situation des notables qui ont20220116_193258_2.jpg perdu leur situation après la chute de la dynastie et vivent dans un vide sans avenir. D'où ce dépouillement et cette sensation de vacuité. Ressemblance qui n'est pas seulement physique mais aussi intérieure. La calligraphie qui occupe la moitié supérieure de l'oeuvre ajoute son poids de détresse sur l'horizon ( photo 7 ).

    La peinture et la calligraphie chinoises, fussent-elles des 17ème ou du 18ème siècles, ont bien des choses à nous apprendre. Pas seulement sur l'histoire d'une civilisation mais aussi sur l'âme humaine et "l'illusion du réel par la figuration", une notion profondément occidentale selon Fabienne Verdier. Courez y.

     

    "Peindre hors du monde, moines et lettrés des dynasties Ming et Qing - Collection Chih Lo Lou", musée Cernuschi, 7 av. Velasquez, 75008 Paris. tel: 01 53 96 21 50.  Jusqu'au 6 mars.

     

     

     

     

     

     

     

  • Paul KLEE au LAM de Villleuve d'Ascq (par Régine)

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    L'œuvre de Paul Klee est si riche que nombreux sont les thèmes possibles pour l'aborder. Le besoin de plonger aux racines profondes de la création infusant tout son travail, c'est ce questionnement que le LAM de Villeneuve d'Ascq, en collaboration avec le Zentrum Paul Klee de Berne (Référence absolue en ce qui concerne l'œuvre de Klee), a décidé de mettre en avant dans l'exposition actuellement en place et intitulée "Paul Klee, entre mondes". Quatre thèmes, qui ont joué un grand rôle dans l'élaboration de son travail, scandent donc le parcours : l'art asilaire, mis en lien avec l'art brut, l'art extra-occidental, la préhistoire, et les dessins d'enfants. L'exposition, très bien faite, n'est pas du tout chronologique. Au cœur de l'espace consacré à chacun de ces thèmes un ilot de documentation a été ménagé permettant de comprendre les influences qui ont orienté son travail. Ainsi, en plus des dessins et tableaux, le LAM une centaine de documents, souvent issus de la collection personnelle de l'artiste (livres, photos, correspondances...) sont consultables.

    Au début du siècle, comme nombre de ses contemporains (le groupe Blue Reiter avec Kandinsky, les artistes Dada et les surréalistes), P. Klee, qui fut professeur au Bauhaus à Weimar de 1921 à 1928, cherche à s'affranchir des canons figés de l'art académiques qui assèchent la créativité. Ainsi est-il en quête de nouvelles sources, et comme Dubuffet il cherche à dépasser les oppositions entre normal et pathologique pour tenter d'atteindre le point d'origine de la création artistique.IMG_5318_edited.jpg A la même époque des publications de spécialistes (psychiatre ou philosophe) le marquent beaucoup et confirment son intérêt pour l'art asilaire. En voici quelques exemples : Jeune fille possédée (1924) (photo 1) émergeant d'un fond noir comme la nuit, une jeune femme merveilleusement aquarellée, mais au regard chassieux et au sourire diabolique, semble hors d'elle-même. Un dessins à la plume de 1925 : Le visage d'une aliénée (1925) (photo 2)IMG_20211229_0001_edited.jpg pourrait être celui de l'apparence fantasmatique de la folie. IMG_5320_edited.jpgEn effet l'œil droit basculé à 90 °, ressemble à une chandelle et le gauche est énorme. Des volutes et des bourgeons surgissent des arrêtes de son nez. Deux aquarelles de 1933, peintes au moment de la montée du nazisme, Fantômes loqueteux (photo 3) et Juge secret sont des représentations de terreur primitive qui hantent aussi bien les enfants que les fous. Il exprime sans doute aussi la terreur qui commence à régner en Allemagne à cette époque là.

    IMG_20211228_0022_edited.jpgComme le montre l'ilot de documentation situé au centre de la salle consacré aux "Arts du monde", Klee possédait quelques objets d'art d'Afrique et d'Océanie et sa bibliothèque contenait de nombreux ouvrages sur l'art de ces parties du monde. Cet intérêt pour les arts non-européens correspond sans aucun doute à son désir de tendre vers un art délivré de la culture classique. Les écritures aléatoires de Réclame publicitaire des acteurs comiques (1938) (photo 4) par exemple furent sans doute inspirés par les motifs de certains tissus africains. Les signes qui envahissent Feuilles d'images (1937) (photo 5) pour former un tableau global où se multiplient les allusions au vocabulaire ornemental de l'art africain. IMG_5332_edited.jpgAu printemps 1914 l'artiste fait un voyage en Tunisie où il exécute plusieurs aquarelles dans lesquelles il transmet sa jubilation devant la couleur.IMG_20211228_0017_edited.jpg L'organisation de l'espace de quelques autres, exécutées postérieurement à ce voyage, rappellent celle des tapis berbères. En 1929 il découvre l'Egypte. Les hiéroglyphes et l'écriture arabe de vieux manuscrits aurait-ils suscité la création de certaines oeuvres dont l'espace est recouvert de cryptogrammes hautement symboliques tel que Grenze (1938) ? (photo 6) Un dessin aquarellé d'ocre (1926) (photo 7) échafaude un temple grandiose par un jeu complexe de lignes parallèles, courbes et brisées, réminiscence peut-être d'édifices vus dans le désert ou au bord du Nil.

    IMG_5350_edited.jpgDe passage en Bretagne en 1928 il découvre avec stupeur et enthousiasme le site de Carnac. Passionné de préhistoire, il connait les écrits d'Henri Breuil et ceux d'autres spécialistes ; plusieurs critiques de l"'époque avaient déjà rapproché son graphisme de celui de l'art préhistorique et de l'art rupestre. Regardons cet Animal qui prend le vent (1930) (photo 7) IMG_20211228_0023_edited.jpgau corps étiré à l'extrême qui se détache sur un fond de grisaille. N'est-il pas proche des fines silhouettes gravées il y a fort longtemps sur des rochers d'Afrique ? Les lignes tracées au pinceau sur Sazusagen (1933) IMG_20211229_0002_edited.jpget qui se coupent pour former des amorces d'étoiles ne serait-elles pas l'écho d'une très ancienne cosmogonie ? Dans Paysage avec oiseaux préhistoriques (1917) (photo 8) des empreintes d'oiseaux sont représentés parmi des formes végétales aux couleurs douces, mais dans un paysage balafré de lignes brisées qui évoquent de très anciens cataclysmes.

    IMG_5362_edited.jpgLorsqu'en 1911 Klee entreprend la rédaction de son propre catalogue raisonné il y inclut ses dessins d'enfant qu'il présenta d'ailleurs plusieurs reprises dans ses expositions personnelles. C'est dire l'importance qu'il accordait à la puissance créatrice de cette première période de la vie. Il garda précieusement les dessins de son fils Félix dont certains firent parti d'expositions au Bauhaus et qui figurent dans l'ilot de documentation de la salle "Enfance" de l'exposition. "Seul le tout jeune enfant au premier stade, devine, recherche, découvre des possibilités, il joue" dit-il. Si le sens de la peinture intitulée IMG_5369_edited.jpgDérangement (photo 9) de 1939, peinte à la fin de sa vie,  exprime la folie, pour la réaliser Klee a su retrouver les gestes de l'enfance : exécution hâtive, trace probables de doigts, couleurs apparemment simples...IMG_5364_edited.jpg Il en est de même pour Deux sortes de tortues (1938) plus gribouillé que dessiné et peint d'une seule couleur à la colle. Le Buste d'un enfant (1933) (photo 10) est plus sophistiqué mais il emprunte le vocabulaire des petits : tête faite d'un simple rond, yeux et bouches réduits au minimum. Sont également exposées une série de marionnettes drôles et effrayantes (photo 11) que l'artiste réalisa, avec les moyens du bord, pour son fils. Fabuleux jouets qui font partie intégrante de son oeuvre.

    Contrairement aux travaux de ses contemporains (Picasso, Kandinsky, etc...) le format de ses oeuvres est très réduit et celles-ci sont rarement des huiles sur toile. L'aquarelle, la couleur à la colle, le papier, le carton sont ses médiums favoris. Il montre aussi qu'avec des moyens très simples, un univers peut jaillir d'une très petite surface. Ses oeuvres sont polyphoniques et certaines ici reproduites mériteraient de figurer dans les différentes section de l'exposition. Elles ne se découpent pas en périodes ; elle forment un réseau dont les éléments ne se succèdent pas chronologiquement, mais se regroupent de loin en loin pour créer des brèches dans la réalité. L'intérêt de cette exposition réside aussi dans le fait qu'elle montre des oeuvres souvent peu connues. Avec cette passion pour atteindre le coeur de la création, Klee sait créer un univers qui transcende le temps et l'espace et ouvrir des chemins de traverse à la croisée des origines et de l'avant-garde.

    Musée d'Art Moderne (LAM) - 1, Allée du Musée - 59000-Villeneuve d'Ascq (03 20 19 68 68)  "Paul Klee - entre mondes" - jusqu'au 27 Février 2022.

  • Baselitz, la rétrospective (par Régine)

    Les deux tableaux qui introduisent l'exposition de Bazelitz à Beaubourg : G Antonin, allusion à Artaud et Auto-portrait, proche d'Otto Dix, provoquent un choc émotionnel fort. Ils résument ce que l'on voit et constate tout au long de son parcours. Cette peinture perturbante qui dérange et bouleverse à la fois est inséparable de ce que l'artiste à vécu dans sa jeunesse. Né en 1938 en Saxe, ayant vu la destruction de Dresde par les bombardements alliés et vécu sous deux régimes totalitaires : nazi puis soviétique, l'histoire allemande le préoccupera toute sa vie. Sa peinture, ni abstraite, ni vraiment réaliste est d'une grande puissance visuelle. Transgressant les interdis esthétiques elle est originale et personnelle mais se nourrit des courants passés et contemporains de l'histoire de l'art dont l'artiste est un fin connaisseur.

    Dès ses débuts Baselitz aime peindre par série et avec celle intitulée P.D. Füke (1962-63) (photo 1) il montre de façon brutale les horreurs de la guerreIMG_8600_edited.jpg. Ce sont des fragments d'anatomie : morceaux de pieds ou de jambes fraîchement amputées ou en début de décomposition, chairs sanguinolentes, boursouflées et atrocement douloureuses. IMG_8598_edited.jpgLe peintre connaît manifestement les peintures préparatoires de Géricault pour le Radeau de la méduse, les Désastres de la guerre de Goya et les a amplifiés.  Avec La grande nuit foutue (1962-63) (photo 2) peint à la même époque il enfreint tous les codes de la bienséance. Ce tableau, qui fit scandale lors de sa première exposition à Berlin, représente un jeune garçon sortant un sexe démesuré de son short ; il est sans nul doute une allusion à Hitler, au nazisme et à son infantilisme, mais c'est aussi la représentation d'un être humain avec toute la violence physique et sexuelle qu'il porte en lui. Il reviendra plus tard sur le désastre de Dresde avec d'immenses et saisissants tableaux abstraits, gris, éraflés de noir.

    Pour exprimer la rage qui l'habite l'artiste se fait aussi sculpteur. Il attaque les blocs de bois bruts à la tronçonneuse et les taille à la hache pour les transformer en personnages plus grands que nature. Il les peint ensuite en noir, rouge ou jaune.IMG_8638_edited.jpg En voici quelques exemples ici présentés : "Modèle pour une sculpture" (1979-80) (photo 3) figure un homme assis, mutilé du bras gauche, les jambes prises dans un bloc de bois, il lève le bras droit comme le salut nazi. Symbole de l'horreur de la guerre ou du courage des partisans ? Les femmes de Dresde (1990) : trois visages balafrés au traits creusés de couleur jaune soufre sont les portraits des femmes chargées du déblaiement de Dresde.

    IMG_8611_edited.jpgIl n'hésite pas à fragmenter les corps. Dans Bfür Larry (1967) (clin d'oeil à Larry River) (photo 4) les morceaux du corps d'un homme emmêlés avec ceux d'animaux volent en éclat. Dans "trois bandes - Le peintre en manteau" (1966) de la série Frakturbilder, l'artiste fracture son tableaux en trois parties, simulant un triptyque. Mais, tel un cadavre exquis, la partie médiane du corps du personnage, légèrement déplacée sur le côté, est remplacée par un tronc d'arbre. Les couleurs de ces tableaux sont harmonieuses, mais qu'on ne s'y trompe pas le sang gicle et des membres sont sectionnés. Ils évoquent le déracinement des personnages et la division récente de l'Allemagne, mais sans doute aussi l'animalité de l'être humain et sa proximité avec la nature.

    Il aime aussi parfois brosser des paysages dont la beauté et la vigueur sont alors proches de ceux de Joan Mitchell.

    Il expérimente, cherche, trace à la brosse ou écrase au doigt des couleurs éclatantes, puis renverse les figures, façon de faire qui va être son signe le plus reconnaissable et qui va lui permettre de se détacher de la réalité, d'affirmer la peinture en tant que telle. Peut-être aussi est ce une manière de bouleverser l'ordre établi, de dire que le monde est sans dessus dessous ou encor que le psychisme humain est profondément instable.

    IMG_8634_edited.jpgCe renversement du sujet donne lieu à une production intense de portraits ou de compositions immenses proches des oeuvres de Philippe Guston ou de William de Kooning. Il peint dans des couleurs saturées des visages renversés, hagards ou perdus (Buveur bossu, (1980), Mon père à la fenêtre, (1981), des personnages en noir qui semblent flotter dans l'espace. L'ironie est rarement absente, ainsi le grand tableau jaune intitulé Les fille d'Olmo II (1981) (photo 5) où deux femmes chevauchent la tête en bas des vélos aux roues bleues qu'on est tenté de rapprocher des Women de de Kooning.IMG_8657_edited.jpg

    Si Bazelitz crée des liens avec les oeuvres qu'il aime il n'hésitera pas, dans les années 2000, avec la série des Remix, à revisiter nombre de ses propres tableaux et à montrer de nouvelles versions de ses oeuvres de jeunesse. Parmi eux citons Les filles d'Olmo (2006) (photo 6) qu'il campe à nouveau avec humour d'un trait nerveux qui révèle son talent de dessinateur.

    IMG_8661_edited.jpgQuelques années plus tard, dans les années 2000, la problématique du vieillissement devenant plus pressante, l'artiste se consacre avec lucidité à la réalité de la déchéance physique et en fait des séries tragiques et bouleversantes. Il se peint sans complaisance seul ou avec sa femme. Dans Allongés dans le lit sans chemise sur le matelas (2014) (photo 7) deux vieillards blanchâtres se détachent sur un fond noir, nimbés de rose, exposant leurs chairs qui se délitent et s'affaissent. Dans Wagon lit en fer (2019) Bazelitz peint sa femme à l'hôpital, véritable chute aux enfers. Le tableau qui termine l'exposition est un magnifique morceau de peinture. Il est blanc, abstrait, image prémonitoire de leurs disparition (un tableau blanc avec le canapé d'Otto (2016).

    On ne sort pas indemnes de cette exposition. Cette peinture ne fait grâce d'aucune réalité. Elle dit avec puissance la difficulté d'être, de vivre et de mourir et souligne jusqu'à l'excès la brutalité et la cruauté que l'être humain porte en lui.

    Baselitz, la rétrospective - Beaubourg - Place Georges Pompidou, 75004-Paris. Jusqu'au 7 mars. Fermé mardi, de 11 à 21 tous les autres jours.

    Pour compléter votre visite, allez à 100 mètres de là, à la Galerie Catherine Putman, qui présente actuellement une série d'oeuvres sur papier de cet artiste. En effet Baselitz n'est pas seulement un grand peintre, mais il est aussi un très grand graveur. Aucune technique (eau-forte, aquatinte, pointe sèche, xylogravure) ne lui est étrangère. Ainsi 12 gravures représentant sa propre main de la belle série La main n'est pas le poing (2019) IMG_5294_edited.jpg(photo 1) sont autant de variations de techniques de positions et de couleurs. IMG_5296_edited.jpgLe dessin quasi-futuriste de l'eau forte Sing sang (2012) (photo 2) est d'une grande vivacité. Les lignes noires et jaunes se dédoublent et les nus à talons hauts avancent rapidement et joyeusement. C'est un Baselitz allègre que l'on découvre ici. Une merveilleuse aquarelle représentant un sous-bois sombre couronné de rose semble, lui aussi, avoir été exécuté avec jubilation.

    IMG_5300_edited.jpgLa xylogravure, ou gravure sur bois, procédé utilisé autrefois par les expressionnistes allemands, apporte un aspect plus tragique aux oeuvres. Un exemple : ces deux mains de personnes âgées, l'une brunâtre, l'autre bleuâtre qui se détachent et se délitent sur un fond noir, tels les corps des personnages des derniers travaux de Beaubourg (photo 3).

    "Je peins des tableaux et je fais de la gravure, parallèlement sans favoriser différemment ces activités qui sont tout simplement simultanées. Ce que je fais dans la peinture passe dans la gravure, en est dépendant" dit-il.

    Georg Baselitz "Word on paper", Galerie Catherine Putman  40, rue Quincampoix, 75004-Paris. Ouvert tous les jours sauf lundi de 14 h à 19 h. Jusqu'au 15 janvier 2022

     

  • L'âme primitive (par Sylvie).

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    Le musée Zadkine, à Paris, a gardé le charme d'atelier dans la nature qu'il avait lorsque le sculpteur   Ossip Zadkine y travaillait, au début du XXème siècle. C'est là, dans cette enclave végétale protégée qu'il a inventé un nouveau langage, célébrant la main de l'homme, le geste de l'artisan et le savoir ancestral. Ce néo-primitivisme russe, né dan les années 1910, privilégiait les formes naïves de l'imagerie populaire, des icônes religieuses et des objets de la culture paysanne évocatrices de pureté rurale. d'authenticité et d'expressivité. C'était aussi, dit-on, une façon de lutter contre l'influence de l'art français jugé trop raffiné et trop prépondérant.

    L'exposition qui se tient là à deux pas du jardin du Luxembourg, reflète cet engouement des artistes occidentaux de l'époque et de la nôtre aussi aujourd'hui pour les oeuvres d'Afrique, du Pacifique et de toutes les formes de primitivisme. Elle s'articule autour de trois thématiques : la perspective inversée, le corps, la demeure et réunit des oeuvres en rupture avec la cérébralité du modernisme. On chemine donc parmi des réalisations loin des codes académiques, à la recherche d'une vérité profonde.

    20211121_151950.jpgL'exposition s'ouvre sur une oeuvre double d'Abraham Poincheval, un performeur né en 1972. un  Eblouissant travail que cet Homme-lion de 2020 (84x64cm) qui fait se côtoyer un dessin sur feuille d'or et d'argent contrecollé sur carton, d'un extrême raffinement et un bronze (31x8,5x8cm) puissant d'expressivité : petite sculpture déchirante et déchirée dans le ventre de laquelle un homme se trouve niché. Poincheval, expert en enfermement, s'est maintes fois muré dans différents éléments, entre autres un ours, l'ours étant reconstitué, pour la sensation de proximité avec l'animal et/ou pour se rapprocher de la pratique méditative des ermites.

    Au Marc Chagall (1887-1985) dont les joyeux mariés s'envolent au plafond de l'Opéra  Garnier20211121_151917.jpg on opposera ce Nu en mouvement de 1912, une gouache sur papier d'emballage brun marouflé sur toile (34,7x23,9cm) où se lisent intensité du plaisir, gestuelle efficace, d'une époustouflante vérité.

    20211202_164844.jpg20211121_154241_2.jpgOssip Zadkine ( 1890-1967) lui-même, avec Les Vendanges de 1918 (Orme, 97x55x40cm) se joue de la perspective conventionnelle pour signifier, par des moyens de l'art populaire - le geste selon plusieurs points de vue à la fois - sa force expressive. Et le gigantesque et puissant Prométhée de 1955/56 (300x69x68cm) bien que prisonnier enroulé autour d'une colonne,  brandit le feu qu'il a volé aux dieux. il y a là une similitude de brutalité d'exécution avec les sculptures de l'artiste contemporain allemand Baselitz exposées actuellement  au Centre Pompidou.

    Les couleurs stridentes du corps féminin représenté par Miriam Cahan  (née en 49) sont20211121_153451.jpg difficiles à appréhender. Il ne s'agit pas de beauté mais d'intense présence. Voilà une guerrière, nue et chauve, (huile sur toile 165x100x1,5cm) avec seins et sexe exhibés, bras écartés prêts à cogner et des yeux qui nous traversent. Femme primitive et étendard féministe !

    20211121_152408_3.jpgAuguste Rodin (1840-1917) nous dit-on, était fasciné par la mécanique du corps humain et sa puissance expressive. Ses Mouvements de danse en terre cuite (vers 1911) dégagent énergie, charme et sensualité tels qu'il les a perçus dans les danses d'extrême orient et les arts populaires et folkloriques. " La nature se révèle dans la danse" dixit Nietzsche dans Naissance de la tragédie. Les supports métalliques participent de l'impression d'évolution en apesanteur.

    20211121_152500.jpgLe petit nu assis, tel que le montre Louis Fratino (USA 1993) est très parlant. Si le titre Tom's chair (2019), terre cuite et lavis d'oxyde de manganèse  (20x19x13cm) pointe le siège, c'est le corps masculin, tous poils apparents, un peu relâché, qui s'expose avec nonchalance. L'expression du visage est toute naturelle, comme en conversation avec d'autres. Il y a de la rondeur, de la tendresse dans ce corps dénudé qui se prélasse. éminemment sensuel, il traite d'homosexualité.

    20211121_152820.jpgL'humour vient de Laurent Le Deunff (1977), sculpteur et dessinateur, et de son micro Totem  de 2021, noix, bois, plume, coquillage, corde et métal (60x8x3cm). Autant de petits visages qui forment un bestiaire entre nature et animalité.

    20211121_153044.jpgElle fait l'affiche de l'exposition et accroche le regard. Etrange visage que cette oeuvre de Marisa Merz, une artiste italienne (1926- 2019) qui fut, avec son époux Mario, membre du mouvement très contestataire Arte Povera. Ce portrait Sans titre, sans date, est fait de matériaux mixtes sur papier de riz (45,5x32,5cm). Les composants : la feuille d'or, le fil de cuivre, des matériaux instables qui font des contours fragiles, esquissés, un peu brouillés ou frustres, comme créés maladroitement par un enfant ou quelque femme préhistorique. Ils participent d'une mystérieuse poésie.

    Toutes ces oeuvres témoignent d'un désir de retour à la nature, au vrai, dont la nécessité réapparait, aujourd'hui comme hier, dans les périodes d'incertitude.

    L'âme primitive, musée Zadkine, 100bis rue d'Assas, 75006 Paris. Jusqu'au 27 février 2022.

  • Calder et le second marché ( par Sylvie)

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    La FIAC a donné  l'occasion de voir, pour notre grand plaisir de parisiens, une oeuvre spectaculaire du peintre américain Alexandre Calder. 20211024_155910.jpgElle trônait au centre de la place Vendôme. Ce"Dragon volant" de 1975, sculpture monumentale en métal peint en rouge, de 9,6 x 17,1 x 6,6 m, semblait bien devoir s'envoler, à  condition toutefois d'en faire le tour et de se positionner à  l'arrière,  afin d'en mieux saisir la trajectoire ascendante (photo 1). Physiquement lourde, elle semble néanmoins légère du fait de sa dynamique et de ses points d'appui limités  au sol. Son échelle est plus importante que celle de la plupart des oeuvres les plus connues de cet artiste dont la renommée  repose trop souvent sur ses seuls "mobiles". Il est vrai que ses projets à  grande échelle datent plutôt de la fin de sa vie - il est mort en 1976 - mais lignes élégantes,  formes simples et couleurs vibrantes sont propres à son travail. L'actualité,  encore, permet de retrouver son style si particulier. Les galeristes Gagosian et Perrotin ont ouvert récemment de nouvelles salles d'exposition  dites du "second marché ", c'est à dire concernant la revente d'art, à  la différence des oeuvres inédites, apanage du" premier marché" qui se consacre à  celles d'artistes vivants ou décédés depuis peu.

    Je suis allée "traîner mes bottes" chez ces deux galeristes dont les sièges sont proches l'un de l'autre, non loin des Champs Élysées.20211026_172426.jpg Gagosian expose presque une quinzaine d'oeuvres de Calder, l'occasion de voir, ce qui est assez rare, de toutes petites sculptures en métal noir, des maquettes peut-être,  mêlant plaques de métal  de 10 à  20 cm portant en équilibre de plus petites encore (photo 2 ),20211102_155407.jpg ou un grand mobile de plafond, aux pièces  blanches, rouges et noires, dont le reflet mural figure un vol groupé d'oiseaux blancs ( photo 3). Au tour d'une sorte de montagne noire, escarpée,  l'oeuvre en porte le nom, 20211026_163857.jpgprennent vie une cascade bondissant, suggérée par l'arceau qui sous-tend les gouttes jaunes, éblouissantes de soleil, en bas le tapis de fleurs rouges, et plus haut à  gauche, les ailettes dans le vent ( photo 4). On aurait tort d'oublier que Calder fut aussi peintre. Quelques huiles sur toile de 1945 et 1949 rendent déjà  tangibles l'espace aérien et les éléments naturels auxquels il est sensible ( photos 5).

    L'exposition  "second marché " de la galerie Perrotin n'est pas consacrée  au seul Calder, mais la petite toile de sa main est bel et bien représentative de son travail, entre figuratif et abstrait : l'étoile, la lune, le rouge20211106_085608.jpg étincelant  du soleil et un signe qui dit le mouvement y ont leur place. Le reste de l'exposition offre un large aperçu de la peinture du XXème siecle : un Murakami de 1957, un surprenant Warhol de 1958, un Mathieu de 1960  et un Fontana de la même décennie,  deux Morellet de 1975 et 2006 , un Keith Haring de 1982,  un Lichtenstein  de 1990, et quelques autres grands artistes des années 2000 : Anselm Kiefer  George Baselitz, Hugo Rondinone, Lee Ufan... Autant d'oeuvres qui, déjà  achetées  par le passé puis vendues, sont aujourd'hui bonnes à  prendre. et qui, de ce fait, pourraient ne plus figurer dans cette exposition. d'autres prendront leur place...Ce second marché fonctionne très bien. En 2020 les ventes d'art de celui-ci ont atteint 64,1 milliards de dollars sur 2019.

    Gagosian,  4 rue de Ponthieu, 75008 , jusqu'au 18 décembre.

    Perrotin, 8 avenue Matignon, 75008

  • Balade autour de Beaubourg (par Sylvie et Régine)

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    Rien de vaut un tour, fut il rapide, dans les galeries autour de Beaubourg pour se remettre en phase avec l'actualité artistique automnale.

    Nous avons commencé par la galerie Templon, rue Beaubourg,  où sont exposés les derniers travaux de Prune Nourry, française née en 1985, qui nous avait régalée il y a quelques années par ses sculptures en terre cuite inspirées des guerriers de Xi'an. Cette fois, elle nous fait cheminer dans le noir et tâter des visages d'aveugles, inconnus d'elle, qu'elle a sculptés les yeux bandés. Etrange démarche qui démontre la puissance de la mémoire tactile. Ses huit modèles sont eux-mêmes mal voyants, mais ayant surmonté leur handicap.

    On sort de ce "tunnel", ébahis, troublés et un peu chancelantes : nous, bien-voyants avons toutes sortes d'autres repères pour comprendre les formes, et nous voilà perdus, il faut réapprendre.

    A tâter ces visages d'argiles, cuits selon la technique ancestrale, japonaise, dite du Raku, nos doigts deviennent intelligents et perçoivent de mieux en mieux les rondeurs d'un nez, les plis de la peau. Et de l'un à l'autre des visages, les personnalités s'en dégagent comme si nous avions acquis un gain de perception. Il en a fallu un, extrême, à Prune Nourry pour qu'elle parvienne à sculpter des visages sans les avoir vus. Le toucher fait voir.

    roxane_moule.jpgroxane_4l1a6586_vierge_lr_fondblanc.jpgAu milieu du parcours une pièce lumineuse interrompt celui-ci. Sur un écran en argile est projeté un court métrage relatant la rencontre de l'artiste avec ses modèles. Sans dévoiler les visages et les oeuvres, il met l'accent sur la matière, les mains et leur complicité. Sur le côté sont disposés les moulages des mains des non-voyants, en creux dans du métal, en relief dans du papier, selon la technique du gaufrage propre à l'impression en braille.

    Devant ce travail nous avons éprouvé le même sentiment d'effroi et de stupéfaction que celui ressenti devant l'ouvrage de Sophie Calle intitulé "Aveugles" qui comporte une série de photos d'aveugles de naissance et dessous la réponse à la question posée par l'artiste : Quel est pour vous l'image de la beauté ?

    Prune Nourry "Projet Phénix" - Galerie Templon, 30 rue Beaubourg,  75002-Paris. Jusqu'au 23 octobre.

     

    Après cette expérience extrêmement forte nous avons poursuivi notre chemin rue Beaubourg et un peu plus bas à la galerie Poggi, nous avons eu la bonne surprise d'y découvrir l'oeuvre de Georges Tony Stoll  (né à Marseille en 1955) que nous ne connaissions pas. Sur le fond aux belles couleurs très travaillées de ses grands formats surgissent des éléments hétérogènes dont on ne comprend guère l'assemblage.IMG_8492_edited_edited.jpg Il faut lire les explications de l'artiste : positionné devant sa toile il peint les images qui lui viennent spontanément à l'esprit et qui s'imposent à lui. On est proche ici de la technique de l'automatisme chère aux surréalistes. "Paris-Abysse", titre de l'exposition, serait donc une sorte de puzzle de formes imaginaires émanant du plus profond de lui-même, et souvent nées de souvenirs : personnages, bruits, paysages, oeuvres, surgis de ses propres "abysses" en quelque sorte.IMG_8493.JPG Ses tableaux sont souvent partagés par une ligne horizontale, les cieux, les sols, d'où s'élèvent des formes très colorées.  . "Il ne raconte rien, laisse surgir quelque chose comme la beauté" écrit Eric de Chassey. Comme Jean-Michel Alberola, Georges Tony Stoll nous mets face à son espace mental.

    Georges Tony Stoll "Incontournable" - Galerie Poggi, 2 rue Beaubourg, 75004-Paris. Jusqu'au 23 octobre

     

    Nathalie Obadia présente pour la première fois des oeuvres de l'américain Robert Kushner" (né en 1949). Renversant des valeurs lui aussi, mais cette fois s'opposant au Minimalisme et à l'art conceptuel de son époque, il défend un retour au motif qui donna naissance dans les années 70 au mouvement "Pattern and décoration".

    IMG_8498_edited.jpgSes multiples fleurs en grand format, à l'huile ou l'acrylique, à la feuille de palladium et l'or traduisent son intérêt pour l'ornementation, née de ses voyages en Turquie, Iran Afghanistan. IMG_8500.JPGS'y retrouve un peu de la joie de vivre de Matisse mais surtout la recherche du pur plaisir visuel. Dessins fluides, très colorés, qui s'éparpillent sur des formes géométriques abstraites, comme si le vieux débat figuration-abstraction ne pouvait être tranché. Rien à voir avec la sensualité de la série "Les amarilys" de Philippe Cognée qui sont de véritables vanités dans lesquelles  la mort est implicite (cf. decrypt-art du 28/01/2020). Ici on est dans le décoratif.

    Robert Kushner "Jardin sauvage" - Galerie Nathalie Obadia - 3, rue du Cloitre St Merri, 75004 - Paris - Jusqu'au 23 octobre.

     

    Retour chez Templon, mais dans l'espace de la rue du Grenier St Lazare. C'est encore un choc, à l'image des mauvaises nouvelles de la société qui nous submergent et que traduit l'américain Robin Kid. IMG_8490_edited.jpgImages très américaines qui mêlent, en superpositions hétéroclites et bousculantes,  celles des violences elles-mêmes et ses effets délétères sur la jeune génération. L'artiste s'explique : "...Besoin de créer mon propre monde... construit à coups de fragments du quotidien de ma génération et de ma mélancolie pour un hier sans souci". Image patchwork d'un XXIème siècle désenchanté et qui interroge la civilisation américaine et suscite la réflexion.

    Robin Kid "It's all your fault" - Galerie Templon, 28, rue du Grenier St Lazare, 75003-Paris. Jusqu'au 23 octobre.

     

    Dernier arrêt et autre belle découverte à la Galerie Catherine Putman, le japonais Keita Mori, dont le travail, d'une extrême délicatesse, nous a éblouies. Ce jeune artiste, né en 1981, vit et travaille à Paris. Il développe, depuis 2011, une technique très particulière : Faits de fils coton, de soie ou de métal tendus et collés à l'aide d'un petit pistolet à colle à même le mur, le papier ou la toile, ses dessins composent d'incroyables réseaux graphiques.

    IMG_8504.JPGAinsi naissent ce qui pourrait être des objets, ou des systèmes fascinants dans lesquels les coupures ou "bug" révèlent des espaces éclatés, en mouvement, provisoires, un monde en expansion où, comme dans les romans de Murakami, on se trouve projeté dans une autre dimension. Contrairement au crayon qui permet des nuances, le trait de fil est froid, uniforme, sans ombre comme dans les dessins industriels et informatiques. Son tracé tendu est droit, les formes sont simples mais les fils se chevauchent, s'accumulent, s'entrecroisent pour former des images en apparence bien construite, mais qui ouvrent sur des paysages inconnus et nous égarent.IMG_8501_edited.jpg

     Dans le beau dessin ici représenté, la ligne suggère la trajectoire d'un vaisseau spatial lancé à grande vitesse, passant outre de beaux obstacles dorés.

    Rien n'est pensé à l'avance, les dessins résultent, dit l'artiste, d'une élaboration progressive. C'est un "échafaudage d'hypothèses" qui se révèle au fur et à mesure de l'avancement du travail.

    Keita Mori "Kasetsu no kasetsu" - Galerie Catherine Putman, 40, rue Quincampoix - 75004-Paris. Jusqu'au 10 novembre.

     

     

     

  • Christo et Jeanne Claude : l'Arc de Triomphe emballé (par Régine)

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    Courrez voir la dernière oeuvre, hélas posthume, de Christo et Jeanne Claude : l'Arc de Triomphe emballé est une splendeur et ce serait bien dommage de vous priver de ce choc artistique.

    20210919_112357.jpgDès la sortie du métro il surgit devant vous tel un immense et magnifique dessin en 3 D. Immense car le fait d'avoir dissimulé les sculptures qui ornent habituellement l'arc l'amplifie et le grandit ; magnifique parce que couleur argent bleuté du tissus, obtenue en pulvérisant une fine couche d'aluminium sur le bleu du fond, varie avec la lumière et s'harmonise parfaitement avec la couleur des toits en zinc de Paris.

    Le jeu entre les lignes verticales formées par les plus du tissus et les horizontales du ficelage sont autant de traits de crayon qui forment ce magistral dessin dans l'espace.

    Plus on s'approche plus l'empaquetage se précise et la perfection de la réalisation devient fascinante. Le tissu épouse en effet exactement les formes de l'arc et on s'émerveille de la précision avec laquelle il suit20210919_113431.jpg l'arrondit de cette forme20210919_113951.jpg, de la minutie des coutures qui raccordent les lais de la tenture et de la beauté du drapé maintenu en place grâce à des cordages d'une couleur rouge inattendu et néanmoins parfaite. L'allusion aux couleurs du drapeau français est à la fois claire et discrète, tout en délicatesse.

    On ne se lasse pas non plus de regarder la lumière jouer sur la surface de l'oeuvre qui passe du gris au blanc ou au rose et de voir le vent l'agiter avec douceur. Le ciel et l'arc de triomphe n'ont jamais été aussi présents et vivants.

    20210919_113624.jpgLa foule se presse autour du monument et l'ambiance est à la fête. On ne peut s'empêcher en effet de partager avec les personnes qui nous entourent son ébahissement devant l'ampleur de cette réalisation. Quelle témérité et quelle ténacité a-t-il fallu avoir pour arriver à la réaliser ! En effet, si Christo n'était plus là pour la mise en place, il avait tout pensé au préalable et ce sont ses plans qui ont été suivis.

    Mise en place le 18 septembre cette réalisation ne sera visible que jusqu'au dimanche 3 octobre. Elle aura nécessité 25.000 m de tissus recyclable en polypropylène argent bleuté et 7000 m de cordon rouge. Son budget de 14 millions d'euros n'aura rien coûté à l'état, sa réalisation étant entièrement auto-financée par la vente d'oeuvres originales (dessins, maquettes). Formulé en 1962 par un dessin précis, ce projet se voit enfin concrétisé 60 ans plus tard.

    Tout ce travail pour ne durer que quelques jours, direz-vous... Mais tous ceux qui en 1985 ont vu le Pont neuf emballé s'en souviennent encore 36 ans après. Les choses les plus fugaces sont en effet celles dont l'impact est le plus durable, rappelant avec force la nature transitoire du monde que nous habitons.

    Né en Bulgarie en 1935 Christo est mort en 2020, sa compagne Jeanne Claude en 2009. S'ils ont pu contempler "leur" Pont neuf à Paris et "leur" Reichtag en Allemagne, hélas cette dernière spectaculaire réalisation leur aura échappée.  Ils laissent derrière eux une oeuvre qui, bien qu'éphémère, reste vivante dans l'esprit de ceux qui la connaissent.

    "L'art, comme disait Robert Filloux, est bien ce qui rend la vie plus intéressante que l'art".