Berlinde de Bruyckere à Montpellier (par Régine)
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Les oeuvres de Berlinde de Bruyckere ne ressemblent à aucune autre. Il suffit d'en voir une pour s'en souvenir à tout jamais tant leur force d'impact est puissante. On ne sort pas indemne de la rétrospective qui lui est consacrée jusqu"au 1er octobre au MOCO de Montpellier, intitulée "Piller/Ekphrasis" et qui se déploie sur 3 étages.
Intense, douloureuse, perturbante, ses sculptures sont à la fois travaillées par les grands mythes universels, par l'actualité et ses images. Les matériaux qu'elle utilise (notamment la cire colorée qu'elle manie comme une alchimiste et qui lui permet une grande souplesse d'utilisation, la peau de bête, le cuir et le bois) et sa façon de les assembler n'appartiennent qu'à elle.
Née à Gand en 1964 l'artiste grandit dans le quartier ouvrier de la ville où son père était boucher, détail qui n'est sans doute pas anodin. Elle étudie les arts monumentaux à l'Ecole de St Luc de cette ville. Gand est une ville d'art, c'est là que sont réunis les 24 panneaux de l'Agneau mystique des frères Van Eyck qui ont exercé sur elle un grand attrait mystique. Les natures mortes de la peinture flamande qui montrent souvent des animaux morts l'ont aussi, dit-elle, beaucoup influencée.
A partir de quelques exemples, essayons de cerner la spécificité et l'originalité de cette œuvre. La première sculpture qui ouvre le parcours a été présentée à la Biennale 2013 de Venise où l'artiste représentait la Belgique. After Grippelwood (2013-2014) (photo 1) est le moulage à la cire (matériaux privilégié de l'artiste) du tronc d'un gros orme posé sur des pieds métalliques. Sa position allongée suggère un gisant, sa couleur rose violacée : la chair mise à nu, la branche s'élançant vers l'avant pourvu d'un pansement : un membre blessé. Tout la rapproche d'un être vivant avec la fragilité d'un corps torturé et souffrant. Pour Berlinde de Bruyckere végétaux et animaux sont les égaux des êtres humains. Pas de hiérarchie, cet arbre est un corps qui lutte pour rester en vie.
Le premier grand plateau du musée accueille un groupe envoûtant et exceptionnel de sept Archangelos (2021-2022) (photos 2 et 3). Visages camouflés, couvertes de peaux de bête ces créatures moulées dans la cire se tiennent sur la pointe des pieds. Leurs jambes sont fines, leurs pieds effleurent à peine le socle en bois qui les supportent. Regroupées par trois, par deux ou isolée que signifient-elles ? Sont-elles des anges qui portent le fardeaux de toute l'humanité ? Viennent elle annoncer ou fuir des malheurs à venir, quémander une aide, consoler l'humanité de ses maux ? Nul ne sait. Comme dans toutes les travaux de l'artiste le sens n'est jamais univoque et les interprétations sont multiples. Ces archanges, dont se dégage un grand élan mystique, font aussi remonter à la mémoire des images d'œuvres d'art plus anciennes telles celle des Pleurants du tombeau du Duc de Bourgogne, ou de La Marie-Madeleine pénitente de Donatello.
Sur le deuxième plateau No life lost II (2015) (photo 4) montre les corps enchevêtrés de deux magnifiques chevaux naturalisés qui débordent d'une vitrine utilisée ici à contre emploi puisqu'elle ne peut les contenir. Des images rappelant la guerre et ses champs de bataille viennent aussitôt à l'esprit, celles entre autres si bien décrites par Céline dans Mort à crédit ou par Claude Simon dans La route des Flandres. L'ambiguïté surgit cependant par la position des corps qui évoque autant la mort et la désolation que l'étreinte amoureuse. Une autre pièce équestre To Zurbaran (2015) (photo 5) a été exécutée en écho à une œuvre de ce peintre représentant un agneau les pattes attachées. Devant la beauté de ce petit poulain, installé sur un coffre, tête bandée, pattes attachées, on ressent à la fois son impuissance et sa fragilité, la cruauté de ceux qui l'ont attaché, l'abandon qui succède à la lutte et l'injustice de la mort d'un être qui n'a pas eu le temps de vivre.
La dernière salle accueille une grande installation composée de plusieurs sculptures réalisées après la visite d'une peausserie à Anderlecht. Pour Anderlecht II (2019) (photo 6) il s'agit d'empilements de peaux ou de couvertures moulées dans la cire, pliées en quatre et posées sur des palettes en bois et pour No life lost I (2015-16) (photo 7) de la suspension à des crochets de 17 moulages de peaux combinant cire, poils d'animaux et acier. L'effet d'ensemble est glaçant, mais ici encore plusieurs niveaux de lecture sont en jeu : il s'agit bien sûr de l'écorchement d'êtres vivants et de la brutalité de leur dépouillement. Outre le mythe de Marsyas, cette vision, difficilement soutenable, évoque bien sûr la guerre et son cortège de scène d'horreur. Mais la fourrure est aussi un matériau doux, robuste, chaud et protecteur. Il diffuse chaleur et bien-être. Ces empilements de peaux (ou de couvertures) suggèrent autant la protection que l'exil ou la fuite, peut-être aussi l'étouffement ou l'excès d'attention. Ces deux installations figurent aussi notre société de consommation et ses gâchis.
Un dernier exemple avec la série The Wound (2011-12) (photo 8) dont l'assemblage à base de colliers d'attelage, cire, bois textile, couverture, fer, crée un malaise physique et mental. Ces œuvres qui font penser à des sexes féminins malmenés réveillent en nous des zones inconscientes qu'on préfère ignorer. A la fois tendres et cruelles, sexuelles et torturées, ces sculptures provoquent répulsion et fascination. Eros et Thanatos y sont intimement liés. Les séries d'aquarelles et de collages Met terre Huid (2016) (photo 9) qui les accompagnent sur les murs sont très belles mais leur érotisme cru n'échappe à personne.
Par sa démesure, sa provocation, l'art de jeter le trouble, on est tenté de rapprocher Berlinde de Bruyckere d'autres artistes belges actuels comme Wim Delvoye ou Yann Fabre, mais Rembrandt et son boeuf écorché n'est pas loin non plus. Son œuvre est intense, elle parle autant du corps et de sa fragilité, de la vie et de la mort, des liens qui unissent l'homme aux autres formes du vivant, de l'hybridation, que des bouleversement de notre monde, elle tisse aussi des liens entre l'art d'hier et d'aujourd'hui. Avec elle la frontière est bien vague entre réel et fantastique.
Berlinde de Bruyckere : Piller/Ekphrasis exposition jusqu'au 2 octobre - M.O.C.O. 13 rue de la République - 34000-MONTPELLIER - de 12 à 19 h. fermé le lundi.