"Le geste et la matière". Fondation Clément (Martinique) par Régine
Cette année le Centre Pompidou fête ses 40 ans. Pour célébrer cet évènement une quarantaine de manifestations doivent avoir lieu un peu partout en France. Afin d'affirmer sa politique de décentralisation et associer de façon spectaculaire les territoires d'outre mer à ces festivités, le Centre ne pouvait pas choisir un lieu plus beau et mieux adapté que la Fondation Clément à la Martinique.
Cette Fondation est située sur la côté Est de l'Ile, près de la petite ville appelée "François". Dans un immense parc aux pelouses soignées plantées d'arbres et de fleurs exotiques, ponctuées de sculptures contemporaines, se trouvent une très belle maison ancienne arrangée en demeure d'époque, un musée du rhum où étincelle le cuivre des anciennes machines et surtout un magnifique musée consacré à l'art contemporain et inauguré en 2016.
L'exposition qui est présentée, conçue à partir des collections du Centre Pompidou, est intitulé "Le geste et la matière - une abstraction autre - Paris 1945-1965". Elle est consacrée à la peinture abstraite non géométrique telle qu'elle s'est développée en France et notamment à Paris après la deuxième guerre mondiale. Que peindre après le désastre ? Plus rien ne pouvait être exprimé comme avant, il fallait réinventer le métier et en quelque sorte repartir à zéro. S'opposant à une peinture héritière de Mondrian, de Domela, ou d'autres qui voulaient garder une structure interne et ne rien devoir aux élans de l'affectivité, elle fut qualifiée d'informelle par le critique d'art Michel Tapié. Appelées aussi lyriques, tachistes, gestuelles, matiéristes, des pratiques artistiques fort diverses se développèrent alors ayant en commun l'abstraction, la spontanéité du geste et la mis en évidence du matériau.
Pour souligner cette diversité le commissaire de l'exposition, Christian Briend, a réalisé un accrochage extrêmement judicieux. Il a réparti la cinquantaine de tableaux d'artistes, connus ou moins connus, ayant tous vécus en France à cette époque, en sections qui permettent d'isoler des constantes telles que l'abandon de la forme, la mise en place d'un langage de signes, le paysagisme, l'importance accordée au sol, à la terre, le recours à une gestualité affirmée, etc...
Voici, choisies parmi les différentes sections, quelques oeuvres qui ont particulièrement retenu mon attention, et qui illustrent le propos de l'exposition :
D'entrée de jeu l'exposition s'ouvre sur la section l'Informe. Y figure, entre autres, un tableau de Wols de 1949, intitulé "La Turquoise" (photo 1). Une forme écrabouillée, griffonnée, douloureuse, sertie d'une lumière blafarde flotte sur un fond brun vert. Est-ce une planète en formation, un visage défiguré ? Deux tableaux de Georges Mathieu surprennent par leur différence avec les oeuvres qui vont suivre. Dans l'un, intitulé "Frotissance" de 1946, (photo 2) des formes biomorphiques se débattent sur un fond brun foncé. Les couleurs sont chaudes, un camaïeu de beige et de brun, où circulent des filaments jaunes, blancs et rouge. Ici aussi un monde en gestation tente d'émerger d'un magma de matière.
Pour illustrer la section "Signe" des tableaux bien différents. Par exemple ce "Jaune et gris" de 1950 de Roger Bissière (photo 3) puise aux sources de l'archaïsme. Des signes rappelant ceux des grottes préhistoriques (étoiles, cercles, personnage ou animal dressés) des taches de couleurs vives (rouge, jaune, blanc) parsèment deux rectangles jaunes qui, tels des tapisseries sur un mur, se détachent sur un fond vert foncé. A la fois primitif et poétique ce tableau, dont la couleurs et la matérialité sont très présents, irradie. Dans l'oeuvre raffinée de René Laubiès (sans titre, 1953) (photo 4) des signes traversent un fond mouvant couleur sable, orientent l'espace et conduisent notre rêverie ; tandis qu'avec "La Kahéna" (1958) Atlan fait danser des graphismes noirs qui se détachent sur des arrières plans lumineux.
Dans la section "Paysagismes" se cotoient des oeuvres bien différentes mais qui ne sont pas sans échos les unes avec les autres. "Le passage au pied de la combe" de Tal Coat est comme un terrain où resurgissent des formes enfouies, des traces de ce qui fut et de ce qui est, sorte d'archéologie de la nature. Frédéric Benrath et Zao Wou ki projettent sur la toile leur paysage intérieur. Le format de "Infini tout de même" (1963) de Benrath (photo 5), étiré vers le haut nous fait éprouver une sensation de perte des repères, un sentiment de conflit entre l'ouvert de la partie supérieure qui s'étage en un camaïeu de brun et le noir de la partie inférieure où se débattent des formes nouées. Dans une palette de couleurs brunes, le tableau de Zao Wou ki de 1961 (photo 6) invite au rêve et à l'évasion. Une lumière blanche émerge d'un ciel brun et noir d'où s'échappe une pluie de brindilles. Le raffinement de la matière picturale nous entraîne dans un monde nostalgique tout imprégné de culture orientale.
Pour pouvoir reconstruire après les désastres causés par la guerre il faut un socle. Certaines artistes s'attacheront donc à peindre le sol, la matière de la terre. Ainsi dans la section "Terres" Jean Dubuffet avec "sérénité profuse, élément du sol" (1957), propose un espace indifférencié et sans repaire qui évoque une parcelle de terrain. "Paysage vide" (1959) de Zoran Music, (photo 7) qui a subi l'expérience des camps, est un tableau exceptionnel qui vous va droit au coeur. C'est un morceau de sa terre natale, la Dalmatie, qu'il vous montre. Le fond a la couleur du calcaire, les taches noires qui l'entourent loin de le cerner participent à son expansion au delà de la toile. Sa beauté tient à son dénuement, à son austérité. C'est l'esprit de cette terre, faite de rocailles et de végétations brûlées et noircies, qu'il nous montre.
Le section "Véhémences" rassemble des peintures privilégiant le geste spontané et rapidement exécuté. Avec "Centre de dominance, 1958", (photo 8) le geste de Judith Reigl impliquant autant son corps que son esprit, tourbillonne avec jubilation et nous entraîne dans le cosmos, à l'unisson des planètes et au cours de la formation du monde. Sur son tableau (sans titre de 1954) Joan Mitchell (photo 9) projette violemment sur la toile sa nécessité de peindre en toute hâte un état intérieur d'une vigueur inouïe. Les traits de pinceau, autant de balafres colériques, se bousculent nerveusement dans mouvement irrémédiablement ascendant. A côté de ces débordements spontanés le tableau de Soulages (peinture, 1963) (photo 10) qui sert d'affiche à l'exposition, bien que gestuel, est très construit. Sa préoccupation n'est pas de projeter sur la toile son état intérieur, mais plutôt me semble-t-il, d'immobiliser le temps. Son mouvement implique un tension, un rythme et du fond blanc de la toile sur laquelle il a suspendu ses larges aplats noirs jaillit un lumière éclatante.
Impossible hélas de passer en revue toute les sections de l'exposition qui se termine par celle intitulée "Effacements". Dans celle-ci, outre de très beaux tableaux de Geneviève Asse ou de Sima, on remarque un très intéressant tableau de Parmentier de 1963 (Peinture, n° 6) (photo 11) dans lequel l'artiste a recouvert de blanc et de gris des papiers de différentes textures collés sur la toile, notamment du papier métallique, rendant tangible, tout en la transcendant, la matérialité du support. Mais le plus intéressant est peut-être ce monochrome blanc de Claude Bellegarde peint en 1954 intitulé "Rien d'autre", (photo 12) avec la mise en évidence de coups de pinceau et d'aspérités nous montre la matière même de la peinture dans sa couleur la plus neutre. Quelques années plus tard l'Américain Robert Ryman poursuivra cette démarche sur les fondamentaux de la peinture et Bellegarde sera injustement oublié.
Malgré deux absences notoires (Fautrier, dont l'oeuvre trop fragile s'est avérée intransportable) et Michaux (dont le Centre Pompidou ne possède que des oeuvres sur papier), cette exposition confirme l'intérêt portée depuis quelques années à cette période de la peinture en France trop longtemps et injustement occultée au profit d'autres courants (nouveau réalisme, figuration narrative) et surtout de la peinture américaine.
Les critiques qui se disputaient à l'époque s'accaparant à coup de qualificatifs les différents courants de cette peinture n'ont pas vu venir la vague américaine qui allait envahir les cimaises et mettre sous le boisseau cette peinture dédaigneusement qualifiée de trop française mais qui, à la revoir, montre bien des qualités.
Le geste et la matière, une abstraction "autre", Paris 1945-1965". Fondation Clément. Le François. La Martinique (05 96 54 75 51). Du 22 janvier au 16 avril.