William Kentridge (par Régine)
N'hésitez pas à cliquer sur les images pour les agrandir.
Puissante, proliférante, originale, implacable... sont les adjectifs qui viennent spontanément à l'esprit en parcourant la belle rétrospective de l'oeuvre de William Kentridge au Musée d'Art Moderne de Villeneuve d'Ascq près de Lille.
Dessinateur hors pair, et aussi sculpteur, cinéaste, acteur, metteur en scène, William Kentridge continue d'édifier une oeuvre totale où se côtoient dessins, gravures, vidéos, installations, spectacle. Ses origines constituent le ferment de son oeuvre. Né en 1949 à Johannesburg où il vit toujours, cet artiste sud-africain reste imprégné de l'histoire douloureuse de son pays. Le titre choisi pour son exposition "Un poème qui n'est pas le nôtre", est une façon de rendre hommage aux cultures négligées et aux oubliés de l'histoire.
Le problème de l'apartheid affleure dans nombre de ses oeuvres. Un exemple nous en est donné dès le début de l'exposition par un ensemble de 18 grands dessins. Faite pour servir de décor à un spectacle, cette immense et très vivante bande dessinée grandeur nature, intitulée "Sophiatown" (photo 1), raconte l'histoire de cet ancien quartier métissé de Johannesburg, à à la culture, notamment musicale, très vivante qui fut en 1955, au nom de l'aparthied, brutalement rasé en une nuit et ses 65.000 habitants déplacés par la force dans le quartier pauvre de Soweto.
Son atelier ici reconstitué permet de saisir son processus créatif. En effet, c'est là qu'il dessine, découpe, déchire, assemble, colle, fait ses maquettes pour ses mises en scène. C'est là aussi qu'il se dessine lui-même, nu de préférence, au fusain, son matériau d'élection, montrant la progression d'un geste ou d'une pensée comme dans "Man with hat" (photo 2) ou réfléchissant, doutant et se dédoublant comme dans la série vidéo "Drawing lesson" (photo 3), spectacle réjouissant d'une conversation à voix haute entre lui et son double, reflet de sa pensée ambiguë qui tente de prendre en compte la coexistence des contraires. Certaines de ces leçons prennent la forme d'une projection animée sur les pages d'un vieux livre et c'est avec un plaisir jubilatoire qu'on regarde "Tango for page turning" (photo 4) où au fil des pages on voit des formes se métamorphoser sans cesse sous nos yeux ponctuées par la réunion de l'artiste et d'une danseuse au creux du livre.
Les procédures d'effacement comme technique de construction tiennent une place de premier plan dans ses vidéos. En effet, la grande originalité de la plupart de celles-ci tient au fait que l'artiste les réalise souvent à partir de très peu d'images rapidement dessinées au fusain, puis effacées et inlassablement refaites ; ainsi la trace des images précédentes reste sous-jacente à celles qui suivent et la poussière du fusain qui se dépose sur la feuille entremêle le dessin et son environnement. C'est le film de cette incessante transformation qui nous est donné à voir. Ici donc pas d'enchainement fluide comme dans un dessin animé classique, mais un rythme saccadé, heurté, fait pour accentuer la violence du propos. La prédominance du noir et du blanc renvoie à la texture traditionnelle du film cinématographique et aux pratiques graphiques.
Voyons en quelques exemples : dans la vidéo "7 fragments pour George Meliès" (2007), (photos) le premier fragment montre Kentridge nous invitant à regarder l'oeuvre en train de se faire. On le voit déambuler dans son atelier qui sert de décors à la vidéo, dessiner au fusain son portrait, l'effacer, le refaire, le déchirer, le recomposer ; ailleurs on assiste au lancement dans le cosmos d'un vaisseau spatial, qui, en réalité, est une cafetière. Plus loin ce sont des constellations qui ne sont autres que des fourmis grouillant autour de morceaux de sucre (photo 5). Ode au génie créateur de Meliès père du cinéma et maître de la mise en scène et du truquage, mais aussi ode à l'imagination, à l'incertain, au hasard.
Avec "Ubu tell the truth" (1997), (photos 6)le tyran est bien sûr assimilé aux politiciens corrompus, notamment ceux de l'Afrique du Sud et à tous les régimes totalitaires. Pour donner plus de force à son propos, l'artiste effectue un travail d'inversion des noirs et des blancs, comme dans le négatif photographique le fond est noir et les dessins exécutés à la craie blanche. Le rôle principal est tenu par une caméra à trois pieds dont les positions follement agressives et affolées changent à un rythme endiablé en fonction des évènements qu'elle tente de filmer. Par moment apparaît un oeil réel ou dessiné, qui occupe tout l'écran. Ils sont les témoins impuissants des atrocités perpétrées par le régime. La silhouette d'Ubu et de sa gidouille travers l'écran indifférent à ce qui se passe. C'est à la fois subjugant, magnifique et terrible.
L'installation vidéo "The refusal of time" (2017) (photo 7) est un spectacle protéiforme, d'inspiration totalement dadaïste qui mêle musique, lecture, danse, chants, vidéos, machines, dessins, performance. De ce fouillis festif, au centre duquel une sculpture appelée "Eléphant" respire à un rythme soutenu, où un métronome et une multitude d'horloges donnent le tempo, nait une allégorie du temps. Elle nous en fait ressentir toutes les facettes et montre ce que sa mesure peut avoir de relatif.
Le cortège et la procession, permettant de mélanger époques, lieux, grandeur, misère est une forme plastique privilégiée par Kentridge. Elle évoque la marche de l'histoire. Ainsi est construite la vidéo "The head and the load" (2018), (photo 8) tirée d'un spectacle donné à Londres en 2018 et dans laquelle Kentridge rend hommage aux deux millions de soldats du continent africain qui, pendant la guerre de 1914-18 durent transporter sur leurs épaules quantité de matériels militaires. Nombre d'entre eux moururent d'épuisement ou de maladie. Pour l'artiste c'est aussi une façon de parler du lien entre grande guerre et colonialisme. Le film donne à voir le défilé incessant d'ombres humaines projetées sur fond de désastre ou de paysage africain qui, au son de musiques européennes et africains avancent lentement portant sur leur tête les objets les plus hétéroclites : canon, étendard, bateau, instrument de musique, portrait, oiseau géant.... Oeuvre grandiose qui rappelle le défilé récent des émigrés fuyant la guerre de Syrie. Son également exposés les maquettes, les dessins et les sculptures qui servirent à réaliser le spectacle de Londres.
Deux années auparavant, en 2016, à Rome, sur 550 m le long des berges du Tibre Kentridge avait réalisé une immense frise intitulée "Triumps and laments" (photos 9 et 10)). De multiples dessins racontaient l'histoire de Rome - faite de dévastations, de gloire et de pertes - de l'antiquité à nos jours. Chacun d'eux dérivant d'un pochoir autour duquel la surface du mur avait té nettoyée au karcher. Le pochoir enlevé laissant apparaître une image faite de la poussière du mur. Celles-ci se sont peu à peu effacées avec le temps, la pollution et la poussière recouvrant à nouveau le mur. L'exposition montre les dessins qui ont permis de faire les pochoirs. Il s'agit d'une suite de personnages qui, de façon tragique ou triomphante ont marqué l'histoire de la ville. Ainsi se côtoient Pasolini, César, le pape.....
Impossible de passer en revue la totalité de cette exposition tant elle est foisonnante, riche et passionnante. Qu'il dessine, fasse des collages, des tapisseries, des vidéos, des installations, qu'il mette en scène des pièces de théâtres ou des opéras, le travail de Kentridge consiste à faire bouger les lignes, à rendre visible et audible ce qui devrait rester caché et secret. Il nous montre la pensée et la création en acte, d'est-à-dire celle de la marche du monde.
William KENTRIDGE "Un poème qui n'est pas le nôtre". Musée d'Art contemporain (LaM) - 1, Allée du Musée 59650-Villeneuve d'Ascq (03 20 19 68 68). Ouvert du mardi au dimanche de 10 à 18 h. Exposition jusqu'au 13 décembre.