Joël Leick à Thionville (par Régine)
Joël Leick a un univers très personnel dont il rend compte à travers une oeuvre qui n'est comparable à aucune autre. Thionville est sa ville d'origine et cette exposition, accompagnée d'un superbe catalogue, est un juste hommage rendu à l'enfant du pays.
Le regard de Joël Leick sur le monde est celui d'un poète, sans doute la raison pour laquelle il est avant tout un artiste du livre - la commissaire de l'exposition, Marie Françoise Quignard, est d'ailleurs une ancienne conservatrice des livres rares à la Bibliothèque Nationale -. Il en a réalisé des centaines dont il est soit le seul intervenant soit le partenaire d'un dialogue avec un incalculable nombre d'auteurs majeurs tels que Pierre Bergougnioux, Salah Stétié, Ethel Adnan, Gilbert Lascault, Guy Gofette et bien d'autres encore, mais surtout avec Michel Butor. Pendant plus de 20 ans il a entretenu avec ce dernier un lien exceptionnel réalisant avec lui plus de 200 livres. Certes nombre d'entre eux sont de brefs ouvrages manuscrits en quelques exemplaires mais la relation n'en demeure pas moins remarquable. Parallèlement à ce volet de son oeuvre il peint des tableaux, fait des photos (il est aussi photographe) et réalise surtout de nombreuses oeuvres sur papier qui sont autant de tremplins délicats pour l'imaginaire du regardeur.
Consacré à son travail sur papier, cette exposition intitulée "Les territoires de Joël Leick" est passionnante. Déambuler parmi le dédale des vitrines où sont déployés nombre de ses livres, s'attarder devant les cimaises où sont accrochés ses travaux sur papier, permet de prendre conscience de la singularité de cet artiste qui s'exprime par des rapprochements inédits qu'il établit entre la photo, le monotype, la gravure, la peinture et l'écriture, le corps et le langage, le figuratif et l'abstraction, le texte et l'image, la carte postale et le livre.
Les livres d'artistes exposés couvrent 25 années de 1993 à nos jours. Ils sont soit imprimés et tirés en une certaine quantité, soit manuscrits et n'existent qu'en 1, 2 ou 3 exemplaires, autant de façons de décliner un univers très personnel dont nous pouvons, à l'aide de quelques exemples, tenter d'en dégager les caractéristiques.
"Méditation verte" se déploie en léoporello, forme privilégiée par l'artiste, car pour lui le livre est un pays qui s'offre au regard (photo 1). Un large trait vert, ponctué aux extrémités par deux taches noires souligne le texte manuscrit de Michel Butor ; s'en échappe quelques nuages bleu indigo, autant de signes qui évoquent le propos de l'auteur qui parle des regrets dus au passage du temps. La tache, la coulure, l'éclaboussure, tout ce qui advient sans être attendu fascine Joël Leick. Cette façon de souligner un propos, de le faire chanter, de le mettre en évidence se retrouve dans nombre d'ouvrages effectués avec d'autres écrivains, par exemple "L'arbre langue" avec Salah Stétié, "L'Alphabet d'un apprenti" également avec Michel Butor, (photo 2) ou encore "Dans cette nuit toutes les nuits" avec Ethel Adnan.
Joël Leick aime les voyages, les déplacements et ne se sépare jamais ni de son appareil de photos, ni de son carnet de notes. Il glane ainsi autant d'indices qui vont nourrir son travail ou qu'il enverra à des écrivains pour servir d'appât à un dialogue possible. Peu d'oeuvres donc où la photo ne trouvera pas sa place. Dans "La gardienne de Bomarzo" (photo 3) il déploie une série de photos prises dans un étonnant parc baroque situé en Italie où une femme torse nu joue avec les monstres de pierre qui parsèment le parc. Le commentaire de Michel Butor qui accompagne chaque photo, leur teinte vert mousse qui indique le passage du temps sur les sculptures, les gestes de la femme, forment un tout. Le lien entre le corps et le paysage est un thème récurrent chez lui.
Une obsession qui sous-tend l'oeuvre et que photos, vieilles cartes postales, coloris fanés lui permet d'exprimer est celle du passage du temps. Dans "Le dernier paysage" (photo 4 et 5) fait en collaboration avec Pierre Bergougnioux, ce sont des photos de vieilles friches industrielles désaffectées, recouvertes de rouille que le poète commente. Joël Leick aime à utiliser cette couleur sépia qui, mêlée au noir profond, à d'autres couleurs délavées nouent temps et espace de façon très puissante. Dans la belle vitrine consacré à Rimbaud, sont exposés deux ouvrages publiés aux Editions Bernard Dumerchez, consacrés à ce poète auquel l'artiste voue un culte particulier : "Rimbaud selon Harar" et "Passages" (photo 6, 7 et 8) qui illustrent parfaitement sa démarche, à savoir mise en présence d'éléments disparates : photos anciennes, vieilles lettres, texte imprimé de poèmes mais que la couleur relie pour faire sentir l'ailleurs et évoquer une époque révolue.
Toutes ces caractéristiques se retrouvent dans ses oeuvres sur papier exposées ici sur des cimaises qui surplombent les vitrines et d'où se dégage une poésie délicate. Nombre d'entre elles sont des monotypes, technique qui ne lui permet de réaliser qu'une seule estampe et qui pour lui sont le meilleur lien entre la peinture et la gravure. Il procède souvent par série et les réalisations, la plupart du temps des diptyques, réunissent texte et image, empreinte, lavis, huile, collage qui de concert évoquent le plaisir d'un moment, un souvenir ou un poète admiré. Les rapprochements subtils qu'il effectue enchantent souvent le regardeur et l'invitent à la rêverie.
Dans une des oeuvre de la série Paesaggio, l'artiste a imprimé sur Japon contrecollé la photo noire et blanc d'un fouillis de broussailles derrière lequel se dissimule une grande tache ovale légèrement orangé (ballon, coucher de soleil ?) et une autre plus petite, légère comme une bulle. Lui est juxtaposé le monotype d'une plaque sur laquelle l'artiste a peint une tache rouge sang qui évoque l'oeuvre de Miro (photo 9). De l'espace blanc de la feuille, une longue trainée de la même couleur s'échappe d'une tache et organise l'ensemble. Bien que la peinture soit réduite au maximum, l'artiste nous entraine ici dans un univers très pictural.
Dans une oeuvre de la série "Corps, paysage vécu", on voit, dans la partie droite, la photo d'une jambe de femme probablement assise sur le regard d'un mur et l'ombre démesurée de cette jambe partiellement cachée par quelques branchages. En bas à gauche est inscrit le chiffre 752. Sur la partie gauche, peinte sur un morceau hors d'usage d'un ancien patron jauni, sans doute d'une jupe puisque c'est écrit, une longue trace de peinture noire évoque l'ombre de la jambe (photo 10). Deux procédés différents, la photographie et la peinture, la complicité de l'abstraction et de la figuration mettent ici en tension le temps et l'espace en juxtaposant deux moments très différents, celui de vacances au soleil et celui d'une couturière d'autrefois.
Très graphique, très dépouillée, l'élégance caractérise cette autre oeuvre de la même série où les courbes d'un corps de femme vêtue d'une robe noire sont accompagnées par un trait noir qui suit le dessin d'une fissure dans le mur sur lequel elle est appuyée, ligne prolongée bien au delà de la photo et que ponctuent deux discrètes taches indigo, source d'associations fugaces (photo 11).
Peu de nostalgie dans cette oeuvre mais la conscience aigüe du temps qui passe et le plaisir, en mélangeant les techniques, de faire resurgir le passé. Le charme discret d'un érotisme raffiné sous-tend nombre d'oeuvres. Oui Joël Leick occupe bien des "territoires" et si vous passez à Thionville ce serait bien dommage de ne pas vous arrêter au très beau centre culturel appelé Puzzle.
Les Territoires de Joël Leick - Puzzle, Place André Malraux - 57000-Thionville. jusq'au 22 novembre 2018.