.Georgia Russell (par Sylvie)
Comment qualifier les oeuvres de Georgia Russell qu'expose aujourd'hui la galerie Karsten Greve à Paris ? Passé l'éblouissement du premier contact, une sorte de gigantesque enchantement coloré, le visiteur avance, recule et s'interroge sur ces images mouvantes qui tiennent à la fois du paysage, du tracé abstrait et géant d'un sismographe, du tableau et de la tapisserie. Sous leur coffrage en plexi transparent, les formes frissonnantes perçues sont aussi évanescentes que des oeuvres cinétiques, le moindre mouvement du spectateur les modifie mais, à la différence de ces dernières, elles font naitre des motifs figuratifs. La matière de cette prouesse est due à un travail minutieux,très élaboré, de peinture de la toile, de son découpage au scalpel en fines lamelles et à la fréquente superposition d'une ou plusieurs autres toiles, gage de profondeur et d'effet bougé. Titrée "Time and Tide" ( Temps et Marée), l'exposition renvoie aux préoccupations nouvelles de Georgia Russell, le temps et la nature, le temps de la nature, celui de son pays d'origine, l'Ecosse, où elle est née en 1974, où mer et relief changent de couleur à chaque passage des nuages. A travers découpe régulière et répétition du geste, cette série de toiles comme les livres-sculptures, photos et partitions musicales antérieures cisaillées, témoignent toutes d'un étirement du temps et d'un désir d'aller au delà des apparences. Les boites en plexiglass qui les enferment inscrivent des reflets du monde environnant dans ces paysages à connotation onirique.
Inlet, acrylique sur toile découpée, 2016,300X500X15cm ouvre l'exposition. Au premier regard une douceur atmosphérique émane du flou vaporeux où ciel, mer, relief se confondent. Quelques pas et l'image s'anime et se dramatise.Turner n'est pas loin. Le contraste est frappant entre la finesse, la rigidité et la densité des découpes verticales et la souplesse des ondulations horizontales nées de la superposition des toiles sous-jacentes: bleues sombres pour les unes, blanches car vierges d'entailles pour les autres. Toutes manifestent, par accumulation, leur énergie. Il n'y a pas représentation mais intuition de paysage que la mobilité du spectateur anime. Laissées libres en bas, les lanières de toile tombent, effilochées, comme les zébrures d'une pluie battante ou une tapisserie non achevée .
Escarpement, 2016, acrylique, toile découpée, 300x400x20cm.(détail) Autre paysage marqué par la violence du travail. La cadence des coupures rythme en vides et pleins, en clartés et obscurités cette sorte de dentelle d'où émerge des escarpements rocheux. Les toiles colorées superposées et entrelacées sont lacérées d'un geste vif. Le dos non peint, entrainé par son propre poids, tombe vers l'avant recomposant ainsi une oeuvre autre, à trois dimensions. Ce découpage du support, dans son principe, rappelle celui, quasi systématique pratiqué par François Rouan à partir des années 60, au sein du mouvement Support-surface.
Dawn,2016, acrylique sur toile découpée 190x140x16cm. Les oranges et les bleus de l'aube apparaissent dans une douceur voluptueuse comme si l'oeuvre avait été caressée. La toile qu'utilise Georgia Russell pour ses travaux est particulièrement fine, presque rigide. Sa trame serrée et les entailles elles mêmes, régulières, graciles, d'où émerge le fond coloré, donnent aux redondances créées une volumétrie toute en souplesse. Derrière la simplicité apparente de l'effet, de l'illusion, se cache le minutieux processus non seulement de la découpe au scalpel, mais aussi du maintien à distance, par baguettes transparentes, des éléments superposés.
Tel un chercheur sur son microscope, nous voilà face à trois tableaux multicolores de format modeste. Après tous les grands ils nous éclairent un peu plus sur les constituants et la mise en oeuvre du travail de Georgia Russell. Tissages horizontaux plus ou moins serrés, mousseux, comme soufflés par un invisible zéphir, dont les lanières aux doubles faces peintes font découvrir le soyeux de leur matière, la finesse et la semi-rigidité des petites baguettes verticales de soutien. Il y a du Monet des nymphéas dans cette vision.
Sur Furrow Study II (Etude de sillon), 2016, 60x80x10cm. S'inscrivent en diagonale des gestes régulièrement espacés, libérant des dents hérissées comme en portent les grilles défensives en métal. Une nouvelle substance est née.
Somptueuse, arachnéenne, ce numéro 13 selon l'appellation de la galerie, exhibe en transparence un triple "tissage" de lanières peintes dont la mollesse des lignes de différents tons évoque des fonds marins en mouvement. Les amateurs de plongée y retrouveront leur univers, cette impression de lente descente vers les profondeurs. Sa perception varie selon la face abordée. La tranche, bien visible, lève le voile sur les constituants et le plexiglass n'est pas sans éveiller les clignotements de la lumière dans le milieu aquatique.
L'idée de temps, l'idée de paysage sont centrales dans la démarche de Georgia Russell. Elles appellent une mobilité du regard sur ses pièces à la frontière entre peinture et sculpture. Un bain de poésie.
Georgia Russell Time and Tide, galerie Karsten Greve, 5 rue Debelleyme 75003 Paris. 01 42 77 19 37. Jusqu'au 30 décembre 2016.