GABRISCHEVSKY (par Sylvie)
L'exposition se tient jusqu'au 18 septembre seulement. Il ne faut pas la rater. L'oeuvre d'Eugen Gabrischevsky (1893-1979) est en effet exceptionnelle bien que cet artiste russe soit peu connu du grand public. On comprendra l'intérêt que lui a porté Jean Dubuffet dès 1950 lorsqu'il a été mis en présence de la peinture de ce scientifique interné depuis le début des années 30 en hôpital psychiatrique pour troubles mentaux et qui y restera jusqu'à sa mort en 1979. Non pas qu'il soit classable parmi les représentants de l'Art Brut dont l'art découle d'un dénuement affectif, social et intellectuel. Eugen Gabrischevsky fut au contraire un intellectuel aux multiples talents, un biologiste réputé et d'une origine sociale aisée lui ayant permis d'accéder très jeune au dessin, à la sculpture, à la musique, aux langues étrangères, aux sports. Sa passion pour l'observation de la nature l'a mené vers l'étude de la biologie et, plus particulèrement, la génétique. "Son talent n'est pas né de sa maladie, il en a été la cause, non la suite." selon son frère Georg qui a oeuvré pour sa reconnaissance et que les collectionneurs Alphonse Chave et Daniel Cordier ont soutenu.
Au début de l'exposition, l'autoportrait de 1952 à l'aquarelle et au crayon sur papier, frappe par l'acuité du regard renforcé par les lèvres serrées. Regard inquisiteur qui semble vouloir percer le mystère de lui-même et du monde, d'une pâleur diaphane comme une absence de chair (photo1). Les visages, seuls ou groupés, fourmillent dans les oeuvres présentes. Il ne s'agit pas de réalisme. Ce sont des surfaces plates, lunaires et sans relief, placides, où s'inscrivent des yeux, simples ronds ou points comme en font les enfants, ou bien trous noirs et profonds de cadavre (photo2). Avec ses globes oculaires à fleur de peau et son cou long et sinueux le Gringalet de 1949, se perçoit comme un amphibien à la transparence glaireuse (photo3). Et l'homme-montagne étend ses bras en fleurs (photo4). Le généticien d'origine est allé de plus en plus vers la représentation de figures humaines en mutation, faisant coïncider les imaginations scientifiques et artistiques. On ne s'étonnera pas de la récurrence des sujets.
D'innombrables créatures fantastiques et mythologiques hantent cette production foisonnante et raffinée où se lit la multiplicité du vivant, les déformations du corps. Certaines rappellent le surréalisme comme ce corps de femme hybride (photo5). Des êtres s'assemblent , spectateurs ou acteurs cadrés dans des rideaux de scène ou dans une folie tournoyante de cirque ou de carnavals. Les yeux sont toujours là, obsédants. Parfois des foules en procession pénètrent, se dispersent et disparaissent en fumée dans des bâtiments quadrillés de percées (photo 6). Malgré son isolement, l'artiste aurait il été informé des camps de concentration ou bien était-ce le résultat de son imagination seule?. Des paysages saturés, hantés de silhouettes fantomatiques, grouillent d'une vie indéchiffrable. Il y a du Jérome Bosch parfois dans cet univers.
Une nature folle où le végétal devient animal, tels ces chenilles perlées agencées comme des gènes qui jaillissent d'une matière presque transparente (st.1939, photo 7). Faune, flore luxuriantes, multicolores, s'emmêlent pour un enchantement visuel : serpents, insectes et oiseaux somptueux, dragons imaginaires dont la magnificence éblouit ou effraie comme un possible (phot8).
Tant de sujets que l'art du dessinateur prend à bras le corps et applique à la surface entière du support. Cinquante années d'internement n'ont pas réduit ses capacités de renouvellement, à s'inventer des supports les plus divers dans cet univers confiné, pages de magazines, papier photo ou radiographique, calque ou notes administratives ; à explorer toutes sortes de procédés, le frottage, le grattage, le tamponnage à l'éponge, le pliage et le passage de la couleur au doigt ou au pinceau : un éblouissement malgré les petits formats. Un sens de la couleur parfaitement maitrisé où l'on retrouve les noirceurs d'un Victor Hugo, des transparences aquarellées, des flamboyances contrastées à la gouache propres à faire apparaitre par hasard des images. Un trait maitrisé, sophistiqué, d'une précision d'entomologiste ou d'une gestuelle violente comme cet Au delà enchainé de 1941(photo 9) qui plonge dans l'invisible à la découverte d'un visible.. Un régal pour le spectateur certes, mais à quel prix...
Eugen Gabrischevsky à La Maison rouge, 10 bd de la Bastille, 75012 Paris. 01 40 01 08 81. Jusqu'au 18 septembre. Et après Au Musée de l'Art Brut à Lausanne du 11/11/16 au 19/02/17, et du 13/03/17 au 13/08/17 à l'American Folk Art Museum à New York.