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  • Le Bal : Exposition "En suspens" (par Régine)

    Créé en 2010 par Raymond Dépardon et Diane Dufour, le Bal est un endroit unique en son genre. Niché dans une impasse de l'avenue de Clichy il occupe l'espace d'une ancienne salle de bal qui, dans les années folles, était un haut lieu de fête et de plaisir. Son but est de faire découvrir des artistes qui, par leurs travaux (photos, vidéos, installations) mettent en évidence les dysfonctionnements de notre temps.

    L'exposition actuelle, intitulée "En suspens" est saisissante et nous affecte profondément car, avec quelques oeuvres simples mais fortes, elle met en évidence la déshumanisation à l'oeuvre dans le monde actuel et pointe avec acuité ce que nous ressentons de notre époque sans pouvoir le formuler de façon claire. Pour reprendre les termes de Diane Dufour, la commissaire de cette exposition, être "en suspens" c'est "ne plus savoir où se diriger, ne pas trouver sa place, avec un statut indistinct, flou, précaire, répéter des gestes dénués de sens, de finalité". Ainsi d'oeuvre en oeuvre on observe des individus au statut indéterminé qui sont en attente d'un ailleurs, d'un changement qui se fait attendre indéfiniment.

    L'incarnation la plus criante de ces individus perdus est la figure tragique du migrant. Le long déroulé de photos de la jungle de Calais que le hollandais Henk Wildshut IMG_6013.JPGIMG_6016.JPGIMG_6012.JPGa prises à partir de 2006 (photos 1,2,3) donne à voir la lente et fatale transformation de quelques tentes de réfugiés en une véritable ville de 10.000 habitants avec restaurants, boutiques, églises, coiffeurs, etc... Elle sera entièrement démantelée en 2016 pour renaître ailleurs quelques mois plus tard, et ainsi de suite. Le "suspens" ici est celui de l'attente d'un rêve qui ne prend jamais forme celui d'une société condamnée à l'effacement.

    IMG_6003.JPGDans sa belle et provocatrice vidéo "PuddlesSebastien Stump, cet allemand né en 1980, se montre en pleine ville, allongé dans une flaque d'eau, face contre terre (photo 4) . Est-il mort, évanoui ?... Des passants déambulent sans le voir, des voitures roulent à proximité sans s'arrêter. Ce geste saisissant illustre à la fois un état de solitude et de désespérance infini, de résistance absurde à une société indifférente et trop préoccupée de ses propres problèmes.

    IMG_6024.JPGDebi Cornwall, avec "Beyond Gitmo", nous donne un exemple déchirant de cet état : se retrouver "en suspens". Cette avocate pour la défense des droits civiques nous montre le portrait de quelques détenus libérés de Guantanamo faute de preuve, qui ne peuvent rentrer dans leur propre pays, mais sont tenus de rester dans un pays tiers avec lesquels les Etats Unis ont conclu des accords secrets (Albanie, Salvador, Bermudes...) Privés de papiers, ne parlant pas la langue, morts socialement, ils errent ni libres ni enfermés, mais toujours "en suspens" d'une décision arbitraire.

    Le "suspens" est aussi celui des travailleurs palestiniens qui, pour aller travailler en Israël, sont obligés de passer par un terminal de contrôle mécanique. Pour réaliser "Eyal Checkpoint", Luc Delahaye a donc attaché une caméra au portique d'entrée du checkpoint qui enregistre chaque jour le passage de milliers de palestiniens. Ce que nous montre sa vidéo est ce flux incessant d'être humains, rythmé par le bruit que fait le portique à chaque passage, véritable armée de fantômes happée par la machinerie de contrôle et en suspens entre deux mondes.

    Dernier exemple de cette exposition parmi bien d'autres possibles, l'oeuvre de Jacques Henri Michot et son "ABC de la barbarie".IMG_6020.JPGIMG_6019.JPG Depuis 1998, cet artiste recense, avec un humour ravageur, les lieux communs du langage dominant qui conditionnent notre façon de penser, de dire, de bloquer toute discussion. Il en fait un abécédaire qui occupe tout un mur et ces multiples expressions toutes faites, dont nous berce le pouvoir, nous apparaissent subitement incroyablement creuses. "Une petite machine de guerre contre la fausse solidité bétonnée criarde calamiteuse sinistre de la parlerie à prétention consensuelle" dit l'auteur.

    Cette exposition est non seulement passionnante mais salutaire. D'oeuvre en oeuvre on se sent de plus en plus ébranlés par tous ces drames qui se jouent aux portes de chez nous et que nous avons tendance à ignorer. Des correspondances se tissent et des liens se nouent entre les différentes situations exposées ici mettant en évidence l'absurdité et la cruauté que sécrète l'instabilité politique de notre temps. Puisse Le Bal, lieu de résonance avec l'histoire en marche, continuer longtemps une programmation de cette qualité.

    Exposition "En suspens" : LE BAL - 6, impasse de la Défense, 75018-Paris. (01 44 70 75 50). Jusqu'au 13 mai .

  • Sheila HICKS (par Sylvie)

    Il fallait braver la foule du dernier jour des vacances scolaires pour aller à Beaubourg voir l'exposition Sheila Hicks, dont je connaissais déjà le travail pour l'avoir vu et apprécié maintes fois, la dernière, cet été, à Chaumont sur Loire.

    "Lignes de vie" est une sorte de rétrospective puisqu'elle va des années 50 à 2018 et montre la variété d'approche du textile conçu comme un matériau de sculpture. Un matériau de sculpture souple auquel Sheila Hicks, née en 1934 aux Etats Unis et installée à Paris depuis 1964, s'est "convertie" après des études de peinture, sculpture, photo, dessin...un choix qui se joue des catégories - entre art, design, décoration - des formats, minuscules comme des échantillons ou démesurés comme des architectures, des procédés - tissages, enroulements, suspensions, superpositions, alignement - des matériaux - lin, laine, soie, fil de nylon - et couleurs,  et quelles couleurs !

    IMG_5932.jpg20180305_122229.jpgL'exposition s'ouvre sur une gigantesque  réalisation multicolore, à dominante bleue, "Cordes sauvages" 2014/2015, suspendue à l'avant du mur.  Les tentacules presque animales de cette méduse de laine en disent déjà beaucoup sur l'art de Sheila Hicks, son savoir-faire, son imagination et son humour. Rien à voir avec ce qui était appelé autrefois, non sans  misogynie, un ouvrage de dames....(photos1 et2)

    Un pas de plus et on change de dimensions: cela ressemble fort à la palette d'un peintre ou aux multiples échantillons d'une styliste.  Il faut s'approcher pour examiner de très près ces petits 20180305_122309Muneca 1957.jpgtravaux de tissage, véritables oeuvres d'art à part entière qui sont autant 20180305_122343- En ménage avec Mongole 2015.jpgd'essais de couleurs ( on pense aux aquarelles de Klee ) ou de techniques de tissages, comme l'artiste a pu les voir lors de ses séjours en Inde, en Amérique latine, en Afrique du nord. Comment ne pas être sous le charme de ces "Minimes" où sont insérés parfois des coquillages, des bouts de bois, des plumes (photos 3 et 4).

    Dans leur dimension architecturale commune, les colonnes souples  dont certaines vont du sol au plafond, évoquent par leurs couleurs, leurs ondulations lisses ou 20180305_123505.jpg20180305_124321.jpg20180305_123050-Aterrissage.jpg20180305_124040.jpg20180303_152343-1.jpgnoueuses, une végétation tropicale sauvage(5), ou les très subtiles contrastes chromatiques des fuseaux ligaturés des tisserands (6), ou encore... les gaz d'échappement d'un avion, fussent ils en laine (7). Quant aux cordes de fibre synthétique aux couleurs chaudes et chatoyantes, assemblées bien serrées verticalement, elles forment une peinture monumentale, un all-over aléatoire, abstrait, où volume, couleurs, matière ne font qu'un, un univers vibrant où plonger le regard (8). Elle me rappelle une oeuvre  en non-tissé aux modulations semblables de Béatrice Casadesus vue  récemment à Rambouillet dans le cadre de son exposition "Particules de lumières" (9).

    20180305_124129-Remparts 2016.jpgIMG_5957 copie.jpg20180305_122736.jpgSheila Hicks n'est pas conventionnelle, on l'aura compris. Elle a horreur des formes définitives de la sculpture. Elle préfère les empilements, les amoncellements. Voyez ces strates d'écheveaux de laine aux tons bruns sourds (12), ou l'installation de multiples boules de tissus rouges de différentes tailles, des "Remparts" (10). Et sous vitrine, tels de précieux vestiges, "Palitos con Bolas", 2011 (11), évoque par ses galets ronds et ses "bâtons de paroles", la magie ancestrale.  Nous rappelant que l'artiste fut aussi peintre, elle a posé au sol, debout, des chassis de différentes tailles "colorés" en fils de laine , sciemment empilés- décalés pour faire oeuvre unique.

    Dépassant le modèle traditionnel de la tapisserie, c'est tout un univers poétique entre art, design et décoration, qui transforme notre perception des textiles, en exalte la matière, la couleur, la sensualité. Une vidéo projetée dans une enclave, hélas trop petite, de l'exposition permet de voir l'artiste à son travail.

    Sheila Hick "Lignes de vie", Centre Pompidou, jusqu'au 30 avril 2018.