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  • Baselitz, la rétrospective (par Régine)

    Les deux tableaux qui introduisent l'exposition de Bazelitz à Beaubourg : G Antonin, allusion à Artaud et Auto-portrait, proche d'Otto Dix, provoquent un choc émotionnel fort. Ils résument ce que l'on voit et constate tout au long de son parcours. Cette peinture perturbante qui dérange et bouleverse à la fois est inséparable de ce que l'artiste à vécu dans sa jeunesse. Né en 1938 en Saxe, ayant vu la destruction de Dresde par les bombardements alliés et vécu sous deux régimes totalitaires : nazi puis soviétique, l'histoire allemande le préoccupera toute sa vie. Sa peinture, ni abstraite, ni vraiment réaliste est d'une grande puissance visuelle. Transgressant les interdis esthétiques elle est originale et personnelle mais se nourrit des courants passés et contemporains de l'histoire de l'art dont l'artiste est un fin connaisseur.

    Dès ses débuts Baselitz aime peindre par série et avec celle intitulée P.D. Füke (1962-63) (photo 1) il montre de façon brutale les horreurs de la guerreIMG_8600_edited.jpg. Ce sont des fragments d'anatomie : morceaux de pieds ou de jambes fraîchement amputées ou en début de décomposition, chairs sanguinolentes, boursouflées et atrocement douloureuses. IMG_8598_edited.jpgLe peintre connaît manifestement les peintures préparatoires de Géricault pour le Radeau de la méduse, les Désastres de la guerre de Goya et les a amplifiés.  Avec La grande nuit foutue (1962-63) (photo 2) peint à la même époque il enfreint tous les codes de la bienséance. Ce tableau, qui fit scandale lors de sa première exposition à Berlin, représente un jeune garçon sortant un sexe démesuré de son short ; il est sans nul doute une allusion à Hitler, au nazisme et à son infantilisme, mais c'est aussi la représentation d'un être humain avec toute la violence physique et sexuelle qu'il porte en lui. Il reviendra plus tard sur le désastre de Dresde avec d'immenses et saisissants tableaux abstraits, gris, éraflés de noir.

    Pour exprimer la rage qui l'habite l'artiste se fait aussi sculpteur. Il attaque les blocs de bois bruts à la tronçonneuse et les taille à la hache pour les transformer en personnages plus grands que nature. Il les peint ensuite en noir, rouge ou jaune.IMG_8638_edited.jpg En voici quelques exemples ici présentés : "Modèle pour une sculpture" (1979-80) (photo 3) figure un homme assis, mutilé du bras gauche, les jambes prises dans un bloc de bois, il lève le bras droit comme le salut nazi. Symbole de l'horreur de la guerre ou du courage des partisans ? Les femmes de Dresde (1990) : trois visages balafrés au traits creusés de couleur jaune soufre sont les portraits des femmes chargées du déblaiement de Dresde.

    IMG_8611_edited.jpgIl n'hésite pas à fragmenter les corps. Dans Bfür Larry (1967) (clin d'oeil à Larry River) (photo 4) les morceaux du corps d'un homme emmêlés avec ceux d'animaux volent en éclat. Dans "trois bandes - Le peintre en manteau" (1966) de la série Frakturbilder, l'artiste fracture son tableaux en trois parties, simulant un triptyque. Mais, tel un cadavre exquis, la partie médiane du corps du personnage, légèrement déplacée sur le côté, est remplacée par un tronc d'arbre. Les couleurs de ces tableaux sont harmonieuses, mais qu'on ne s'y trompe pas le sang gicle et des membres sont sectionnés. Ils évoquent le déracinement des personnages et la division récente de l'Allemagne, mais sans doute aussi l'animalité de l'être humain et sa proximité avec la nature.

    Il aime aussi parfois brosser des paysages dont la beauté et la vigueur sont alors proches de ceux de Joan Mitchell.

    Il expérimente, cherche, trace à la brosse ou écrase au doigt des couleurs éclatantes, puis renverse les figures, façon de faire qui va être son signe le plus reconnaissable et qui va lui permettre de se détacher de la réalité, d'affirmer la peinture en tant que telle. Peut-être aussi est ce une manière de bouleverser l'ordre établi, de dire que le monde est sans dessus dessous ou encor que le psychisme humain est profondément instable.

    IMG_8634_edited.jpgCe renversement du sujet donne lieu à une production intense de portraits ou de compositions immenses proches des oeuvres de Philippe Guston ou de William de Kooning. Il peint dans des couleurs saturées des visages renversés, hagards ou perdus (Buveur bossu, (1980), Mon père à la fenêtre, (1981), des personnages en noir qui semblent flotter dans l'espace. L'ironie est rarement absente, ainsi le grand tableau jaune intitulé Les fille d'Olmo II (1981) (photo 5) où deux femmes chevauchent la tête en bas des vélos aux roues bleues qu'on est tenté de rapprocher des Women de de Kooning.IMG_8657_edited.jpg

    Si Bazelitz crée des liens avec les oeuvres qu'il aime il n'hésitera pas, dans les années 2000, avec la série des Remix, à revisiter nombre de ses propres tableaux et à montrer de nouvelles versions de ses oeuvres de jeunesse. Parmi eux citons Les filles d'Olmo (2006) (photo 6) qu'il campe à nouveau avec humour d'un trait nerveux qui révèle son talent de dessinateur.

    IMG_8661_edited.jpgQuelques années plus tard, dans les années 2000, la problématique du vieillissement devenant plus pressante, l'artiste se consacre avec lucidité à la réalité de la déchéance physique et en fait des séries tragiques et bouleversantes. Il se peint sans complaisance seul ou avec sa femme. Dans Allongés dans le lit sans chemise sur le matelas (2014) (photo 7) deux vieillards blanchâtres se détachent sur un fond noir, nimbés de rose, exposant leurs chairs qui se délitent et s'affaissent. Dans Wagon lit en fer (2019) Bazelitz peint sa femme à l'hôpital, véritable chute aux enfers. Le tableau qui termine l'exposition est un magnifique morceau de peinture. Il est blanc, abstrait, image prémonitoire de leurs disparition (un tableau blanc avec le canapé d'Otto (2016).

    On ne sort pas indemnes de cette exposition. Cette peinture ne fait grâce d'aucune réalité. Elle dit avec puissance la difficulté d'être, de vivre et de mourir et souligne jusqu'à l'excès la brutalité et la cruauté que l'être humain porte en lui.

    Baselitz, la rétrospective - Beaubourg - Place Georges Pompidou, 75004-Paris. Jusqu'au 7 mars. Fermé mardi, de 11 à 21 tous les autres jours.

    Pour compléter votre visite, allez à 100 mètres de là, à la Galerie Catherine Putman, qui présente actuellement une série d'oeuvres sur papier de cet artiste. En effet Baselitz n'est pas seulement un grand peintre, mais il est aussi un très grand graveur. Aucune technique (eau-forte, aquatinte, pointe sèche, xylogravure) ne lui est étrangère. Ainsi 12 gravures représentant sa propre main de la belle série La main n'est pas le poing (2019) IMG_5294_edited.jpg(photo 1) sont autant de variations de techniques de positions et de couleurs. IMG_5296_edited.jpgLe dessin quasi-futuriste de l'eau forte Sing sang (2012) (photo 2) est d'une grande vivacité. Les lignes noires et jaunes se dédoublent et les nus à talons hauts avancent rapidement et joyeusement. C'est un Baselitz allègre que l'on découvre ici. Une merveilleuse aquarelle représentant un sous-bois sombre couronné de rose semble, lui aussi, avoir été exécuté avec jubilation.

    IMG_5300_edited.jpgLa xylogravure, ou gravure sur bois, procédé utilisé autrefois par les expressionnistes allemands, apporte un aspect plus tragique aux oeuvres. Un exemple : ces deux mains de personnes âgées, l'une brunâtre, l'autre bleuâtre qui se détachent et se délitent sur un fond noir, tels les corps des personnages des derniers travaux de Beaubourg (photo 3).

    "Je peins des tableaux et je fais de la gravure, parallèlement sans favoriser différemment ces activités qui sont tout simplement simultanées. Ce que je fais dans la peinture passe dans la gravure, en est dépendant" dit-il.

    Georg Baselitz "Word on paper", Galerie Catherine Putman  40, rue Quincampoix, 75004-Paris. Ouvert tous les jours sauf lundi de 14 h à 19 h. Jusqu'au 15 janvier 2022

     

  • L'âme primitive (par Sylvie).

    Cliquez sur les images pour les agrandir.

    Le musée Zadkine, à Paris, a gardé le charme d'atelier dans la nature qu'il avait lorsque le sculpteur   Ossip Zadkine y travaillait, au début du XXème siècle. C'est là, dans cette enclave végétale protégée qu'il a inventé un nouveau langage, célébrant la main de l'homme, le geste de l'artisan et le savoir ancestral. Ce néo-primitivisme russe, né dan les années 1910, privilégiait les formes naïves de l'imagerie populaire, des icônes religieuses et des objets de la culture paysanne évocatrices de pureté rurale. d'authenticité et d'expressivité. C'était aussi, dit-on, une façon de lutter contre l'influence de l'art français jugé trop raffiné et trop prépondérant.

    L'exposition qui se tient là à deux pas du jardin du Luxembourg, reflète cet engouement des artistes occidentaux de l'époque et de la nôtre aussi aujourd'hui pour les oeuvres d'Afrique, du Pacifique et de toutes les formes de primitivisme. Elle s'articule autour de trois thématiques : la perspective inversée, le corps, la demeure et réunit des oeuvres en rupture avec la cérébralité du modernisme. On chemine donc parmi des réalisations loin des codes académiques, à la recherche d'une vérité profonde.

    20211121_151950.jpgL'exposition s'ouvre sur une oeuvre double d'Abraham Poincheval, un performeur né en 1972. un  Eblouissant travail que cet Homme-lion de 2020 (84x64cm) qui fait se côtoyer un dessin sur feuille d'or et d'argent contrecollé sur carton, d'un extrême raffinement et un bronze (31x8,5x8cm) puissant d'expressivité : petite sculpture déchirante et déchirée dans le ventre de laquelle un homme se trouve niché. Poincheval, expert en enfermement, s'est maintes fois muré dans différents éléments, entre autres un ours, l'ours étant reconstitué, pour la sensation de proximité avec l'animal et/ou pour se rapprocher de la pratique méditative des ermites.

    Au Marc Chagall (1887-1985) dont les joyeux mariés s'envolent au plafond de l'Opéra  Garnier20211121_151917.jpg on opposera ce Nu en mouvement de 1912, une gouache sur papier d'emballage brun marouflé sur toile (34,7x23,9cm) où se lisent intensité du plaisir, gestuelle efficace, d'une époustouflante vérité.

    20211202_164844.jpg20211121_154241_2.jpgOssip Zadkine ( 1890-1967) lui-même, avec Les Vendanges de 1918 (Orme, 97x55x40cm) se joue de la perspective conventionnelle pour signifier, par des moyens de l'art populaire - le geste selon plusieurs points de vue à la fois - sa force expressive. Et le gigantesque et puissant Prométhée de 1955/56 (300x69x68cm) bien que prisonnier enroulé autour d'une colonne,  brandit le feu qu'il a volé aux dieux. il y a là une similitude de brutalité d'exécution avec les sculptures de l'artiste contemporain allemand Baselitz exposées actuellement  au Centre Pompidou.

    Les couleurs stridentes du corps féminin représenté par Miriam Cahan  (née en 49) sont20211121_153451.jpg difficiles à appréhender. Il ne s'agit pas de beauté mais d'intense présence. Voilà une guerrière, nue et chauve, (huile sur toile 165x100x1,5cm) avec seins et sexe exhibés, bras écartés prêts à cogner et des yeux qui nous traversent. Femme primitive et étendard féministe !

    20211121_152408_3.jpgAuguste Rodin (1840-1917) nous dit-on, était fasciné par la mécanique du corps humain et sa puissance expressive. Ses Mouvements de danse en terre cuite (vers 1911) dégagent énergie, charme et sensualité tels qu'il les a perçus dans les danses d'extrême orient et les arts populaires et folkloriques. " La nature se révèle dans la danse" dixit Nietzsche dans Naissance de la tragédie. Les supports métalliques participent de l'impression d'évolution en apesanteur.

    20211121_152500.jpgLe petit nu assis, tel que le montre Louis Fratino (USA 1993) est très parlant. Si le titre Tom's chair (2019), terre cuite et lavis d'oxyde de manganèse  (20x19x13cm) pointe le siège, c'est le corps masculin, tous poils apparents, un peu relâché, qui s'expose avec nonchalance. L'expression du visage est toute naturelle, comme en conversation avec d'autres. Il y a de la rondeur, de la tendresse dans ce corps dénudé qui se prélasse. éminemment sensuel, il traite d'homosexualité.

    20211121_152820.jpgL'humour vient de Laurent Le Deunff (1977), sculpteur et dessinateur, et de son micro Totem  de 2021, noix, bois, plume, coquillage, corde et métal (60x8x3cm). Autant de petits visages qui forment un bestiaire entre nature et animalité.

    20211121_153044.jpgElle fait l'affiche de l'exposition et accroche le regard. Etrange visage que cette oeuvre de Marisa Merz, une artiste italienne (1926- 2019) qui fut, avec son époux Mario, membre du mouvement très contestataire Arte Povera. Ce portrait Sans titre, sans date, est fait de matériaux mixtes sur papier de riz (45,5x32,5cm). Les composants : la feuille d'or, le fil de cuivre, des matériaux instables qui font des contours fragiles, esquissés, un peu brouillés ou frustres, comme créés maladroitement par un enfant ou quelque femme préhistorique. Ils participent d'une mystérieuse poésie.

    Toutes ces oeuvres témoignent d'un désir de retour à la nature, au vrai, dont la nécessité réapparait, aujourd'hui comme hier, dans les périodes d'incertitude.

    L'âme primitive, musée Zadkine, 100bis rue d'Assas, 75006 Paris. Jusqu'au 27 février 2022.