Mircea CANTOR (par Sylvie).
Mircea Cantor, né en 1977 en Roumanie, travaille à Paris et en Transylvanie. Il est le onzième lauréat du prix Marcel Duchamp et, comme tel, est exposé au centre Pompidou. La maison traditionnelle en bois, sculpture décorée du motif typique de corde, vue au jardin des Tuileries dans la cadre de la FIAC hors les murs, donnait à saisir une ambiguité dans ce cocon sans toit. L'espace 315 de Beaubourg est l'occasion de mieux comprendre l'état d'esprit de l'artiste à travers des oeuvres de 2012, minimalistes et troublantes par leur évidence poétique et une certaine résonnance philosophique.
Le sas d'entrée met sur le champ devant les préoccupations de Cantor: le temps, le jeu, le merveilleux, la mort, des sujets essentiels qu'il approche avec subtilité.
Sur le mur blanc se lit:" Don't judge, filter, shoot" (Ne juge pas, filtre, tire), une injonction qui est à la fois le titre de l'exposition et le nom d'une des oeuvres, trace semi-brulée qui évoque pour moi un fil de fer barbelé. Le processus et le sens ne me deviendront intelligibles que plus avant. A ce stade, sa beauté grinçante joue sur les nerfs comme des meubles baroques dont les aspérités font mal avant même de les avoir touchés. Expérience stimulante sans être physiologiquement désagréable.
A droite, la vidéo "Wind orchestra" (orchestre de vent) montre en boucle un enfant posant délicatement à la verticale une série de couteaux acérés et, d'un souffle, les faisant s'écrouler. L'enfant a tout le sérieux de son âge au jeu de l'habileté et de la précision et recommence sans cesse. J'ai cru voir, revisitée ainsi, l'expérience du fort-da chère à Freud, l'alternance présence-absence de la mère, cette compulsion de répétition propre à la nature humaine. Le résultat est fragile, limpide, grave - on y sent le plaisir de construire, le danger des grandes lames et la vanité de toute oeuvre humaine - mais néanmoins ludique comme un jeu de quille et l'on se prend à le regarder... en boucle, avec délectation.
Passons à l'intérieur. "Don't judge, filter, shoot" forme une rosace - vitrail ou mécanisme prêt à tourner ? - constituée de six tamis ordinaires en bois et fine trame métallique miroitante trouée, dans lesquels gisent des balles de fusil en béton et or. Hypothèse de déchiffrement : le tamis, outil de filtrage, serait notre jugement ; l'assemblage aurait la forme d'un cristal de graphite, témoin de modernité (selon l'auteur) ; les balles, l'image même de la violence et de la fulgurance ; et mon tout compose un ensemble faussement simple, en réalité complexe, à multiples sens. Le rôle de l'artiste, semble vouloir dire Cantor, n'est pas de juger mais de choisir dans le réel (le filtrer) puis de le dépasser (tirer). La beauté est question de regard - merci à Duchamp - et il y a dans cette composition une harmonie plastique et des contrastes convaincants : les tamis ne peuvent plus tamiser, il ont été troués par les balles ; celles-ci, lourdes de masse et de prix, seront ralenties par leur poids... Serait-ce l'évocation d'un état du monde et de ses contradictions ?
Chic, une banquette pour s'asseoir et regarder la seconde vidéo. C'est opportun. "Sic transit gloria mundi" (Ainsi passe la gloire du monde) s'inscrit en effet dans un temps lent et renvoie aussi bien à la mythologie, qu'à l'histoire de la chrétienté ou à la mondialisation. Une jeune femme asiatique, à la longue robe drapée comme un personnage de l'Antiquité, parcourt pieds nus, lentement, le cercle formé par de pauvres hères allongés, un bras tendu, main ouverte et bandée. Elle tient une longue mèche allumée qui se consume peu à peu en passant sur les mains. Les brûlures sont mentalement à craindre malgré les bandages, et la progression du feu, en multiples étincelles épineuses, ravive le souvenir des pointes de barbelé comme un appel à l'instinct de survie. Voilà qui nous éclaire sur l'image du texte d'entrée, écrit à la mèche de dynanite. Sa signification est peut-être à chercher du côté des nations opprimées comme le fut la Roumanie. Ce spectacle est superbe de sobriété, de dépouillement, de raffinement sensuel et sa tension est entretenue par le son d'une simandre qui sert à l'appel à la prière dans le rite orthodoxe. Quel est ce rite initiatique avec paroxysme et apaisement ? L'énigme reste entière, sauf peut-être à y voir le temps compté, la fragilité humaine, notre mort inéluctable et les cycles qui nous maintiennent dans l'espérance d'un avenir meilleur. Le propos est silencieux, attentiste, universel.
"Epic fountain" ravit. Quel plaisir pour l'oeil ! Les trois colonnes de trois mètres de haut qui le composent sont faites d'épingles de sûreté en or, accessoires du commun transcendés par leur riche matériau. Assemblées en double hélice selon la structure de l'ADN, un thème récurent chez Cantor, elles se déploient, légères et scintillantes comme une cascade ou de poètiques fumeroles aux horizontales régulières d'une échelle. L'échelle de Jacob ? Les oeuvres de Mircea Cantor sont toujours difficiles à déchiffrer. La "fontaine épique", épure linéaire et somptueuse incarnera peut-être pour certains l'humanité riche et féconde, en mutation continue. Quoiqu'il en soit, elle cliquette dans la lumière comme un bijou de prix.
Mircea Cantor au centre Pompidou, espace 315, niveau 1. Tous les jours sauf le mardi de 11h à 21h. Jusqu'au 7 janvier.