Philippe COGNEE (par Régine)
Voir l'exposition de Philippe Cognée à la Galerie Templon est une expérience captivante. On ne peut qu'être saisi par le beauté des tableaux exposés où dominent toutes les nuances du vert, du blanc, du rouge brique, où se télescopent opacité et transparence, profondeur et affleurement, où la matière somptueuse frémit.
On n'échappe pas non plus au trouble qu'ils provoquent : Pourquoi tant de fascination pour un thème aussi banal : en effet ce ne sont que façades anonymes de bâtiments dégradés, désertés par ceux qui les ont occupés. Pourquoi cette impression paradoxale de temps suspendu comme dans les toiles de Chirico et de déroulement inéluctable qui use et fait disparaître toute chose, de présence réelle très forte du sujet représenté et de son délitement, pourquoi ce constat froid et distancié du réel nous touche-t-il si fort ?
Cadrés très serrés, laissant peu ou pas de place au ciel ou à l'environnement immédiat, réduites à un jeu d'horizontales et de verticales, les constructions représentées offrent leurs façades décrépites au spectateur et leur solitude serre le coeur.
En voici quelques exemples tous peints en 2012 : En perspective rapprochée l'ancien atelier intitulé "Brasilia" (175x 280), (photo 1) impose avec force sa présence massive. Des lignes noires quadrillent sa façade blanc délavé et s'y diluent. Sur le mur du bas quelques graffitis s'effacent. Le charme de la couleur vert céladon qui rejoint le bleu du ciel et la douceur de la matière du pignon aimante le regard et procure un plaisir irrépressible ; il faut lutter pour résister au désir de le toucher. Telles des fils d'une ancienne ligne électrique des parallèles courent au haut du tableau, élargissant l'espace. C'est d'une simplicité absolu et c'est magnifique.
Totalement frontale et plate la façade de "Brasilia 2" (153 x 153) (photo 2) allie somptuosité et déréliction. Somptuosité des couleurs comme noyées dans la masse, harmonie de leurs accords, profondeur noire des fenêtres à demi murées qui tels des yeux vous contemplent, donnant à cette pauvre maison un regard humain.
Est-ce par sa simplicité minimaliste, la forme de la baie horizontale, les lettres écrites sur son fronton que "Detroit" (115 x 145) (photo 3) évoque immédiatement Hopper ? Mais la lumière dorée qui baigne les oeuvres du peintre américain, le sentiment d'attente souvent éprouvé devant elles, ont fait place ici à une atmosphère grise et triste et à une impression d'abandon et de solitude.
Afin d'avoir un regard distancié et dépassionné sur la réalité, pour réaliser cette série, Philippe Cognée a cherche des images sur Internet "Elles n'appartiennent à personne, elles sont à tout le monde et je peux me les approprier" dit-il. Ainsi ces bâtiments ont été photographés au Brésil, au Mexique, aux Etats-Unis ou ailleurs. Peu importe.
Comme pour Richter la photographie est la base de son travail, comme lui il l'associe à une technique qu'il a mise lui-même au point. Tandis que le peintre allemand revient sans cesse sur le trop plein de peinture en la raclant d'un bord à l'autre, Cognée peint la photo, projetée agrandie sur une toile avec un mélange de couleurs et de cire ; sur cette peinture il applique un film plastique qu'il repasse avec un fer chaud et qu'il arrache. Si chez Richter les couleurs semblent se dissoudre et l'image se désintégrer à mesure que l'observateur s'en approche pour devenir quasiment abstraite, avec sa technique Cognée nous immerge dans la peinture. Il obtient une matière qui devient vivante, donnant chair aux images et conférant à ses tableaux l'aspect d'un monde en voie de disparition. Le temps et l'espace se rétractent et se dilatent et à l'inverse de Chirico où le temps est immobile, ici on voit l'effet du temps plus que le temps lui-même ; le vide n'est pas métaphysique mais existenciel.
L'image nette de la réalité donnée par la photo disparaît pour laisser place à un monde flou et insaissisable. Le flou, devenu représentation des temps modernes, est ici celui de l'effondrement de l'environnement, de sa désespérance. On pourrait lui opposer le flouttage pratiqué par Carole Benzaken qui dit le passage en vitesse du spectateur, son regard sur le paysage. Chez Cognée la surface se trouble et devient flottante, mouvante, tantôt dense comme une laque, tantôt douce comme une peau ou alvéolée et rugueuse comme du marbre rongé. Les couleurs tantôt sourdes, tantôt chatoyantes s'infiltrent les unes dans les autres. Les traits noirs qui de loin ont le velouté du fusain, de près deviennent brillantes comme du vernis. La réalité se découvre multiple, contradictoire, fuyante.
L'exposition se poursuit dans l'impasse Beaubourg par une série de portraits sur papier pour lesquel l'artiste a utilisé la même technique. Les personnages (photo 4 et 5), dont le regard fixe le spectateur, ont un visage et un corps à la fois mouvant et stable. Tout en demeurant insaisissable chacun affirme son individualité. La mobilité de leurs chairs labourées par la peinture montre leur vulnérabilité et annonce leur possible dissolution. Ils n'évoquent pas la souffrance comme les visages déformés de Bacon, mais mettent à nu leur humaine condition. Chaque être est unique, corps et esprit sont intimement liés, mais rien n'est fixe, tout peut disparaître.
Au centre de la galerie, à l'aide de petits cubes en marbre blanc de différentes tailles, l'artiste a installé une maquette de ville imaginaire (photo 6). Elle sera évidemment différente à chaque exposition. On y voyage dans un lieu à la fois connu, mais anonyme, étrange et on pense au film de Sophia Coppola "Lost in translation"
Par cette belle exposition, Philippe Cognée nous montre le dessous des choses et sublime la fragilité de la vie, la beauté de l'éphémère et de l'insaisissable.
Philippe COGNEE - Galerie Daniel Templon - 30 rue Beaubourg, et en face Impasse Beaubourg 75002-Paris. Tél : 01 42 77 45 36.Du lundi au samedi de 10h à 19h. Jusqu'au 23 février.