Per Kirkeby (par Sylvie).
La grande rétrospective de Per Kirkeby au Palais des Beaux Arts de Bruxelles au printemps 2012 m'avait emballée. J'ai couru voir son exposition chez Vidal-Saint Phalle à Paris.
Cette douzaine de peintures récentes permet de reconnaitre et d'apprécier un artiste danois, né en 1938, prolifique et inclassable. On ne trouvera pas ici ses architectures, ses sculptures ou ses nombreux écrits. Cherchez du côté des techniques et des supports utilisés, des couleurs somptueuses et propres aux peintres du nord et la présence presque obsessionnelle de motifs paysagers. Rien de surprenant à cela puisqu'il a fait des études de géologie.
Vous reconnaitrez la patte de Kirkeby, ses coups de brosse impétueux et ses dominantes vertes. Est-on dans la figuration ou dans l'abstraction? Kirkeby joue de l'entre deux : gros plans ou ébauches, allez savoir, d'une nature puissante et foisonnante, sont traités avec une brusquerie qui frôle la provocation. On devine des lacs, des forêts, des couches géologiques, des scènes d'intérieur ou des natures mortes, mais ils échappent tous à la tradition picturale.
Sans titre 2011, huile sur toile, 200x110cm. Le grand format et la verticalité dirigent déjà l'oeil, à eux seuls, vers une percée profonde où l'on croit se dessiner une falaise abrupte autour d'un lac encaissé. Point de détails naturalistes, plutôt la captation, dans un réalisme sommaire, de la nature dans son essence, ses couleurs, sa vitalité et sa puissance éminemment solide et statique. Le cadrage serré, étroit, borné en haut et en bas par des horizontales plus ou moins rectilignes dit le désir de pénétration, d'aller plus loin dans la connaissance de ses mystères et de sa structure. Les traits noirs verticaux ou en diagonale grossièrement appliqués attestent de traces de mouvement autant que de reliefs, et des contrastes de couleurs complémentaires, rouge, vert, nait cette lumière sévère des pays du nord. Ils rappellent le travail des expressionnistes allemands de la Die Brücke, vers 1910, - Kirchner ou Schmidt-Rottluff - et comme chez eux teintent la vision d'une nuance d'inquiétude ou de mélancolie.
Sans titre, tempera sur toile, 200x300cm. Le précédent tableau conduisait sans détours le regard vers la profondeur. Celui-ci nous révèle un champ visuel élargi. Rien n'arrête le déploiement des lignes. Il n'y a pas de limites. Aux verticales parallèles incurvées - des arbres peut-être ou quelque draperie, à gauche, n'en répond aucune à droite : la parenthèse ne se ferme pas. Cependant que la double masse qui se détache aux 2/3 du "paysage" comme un sphinx sur son piedestal, dévoile une profondeur insoupçonnnée. Les Jaunes, les verts, les bleus,les noirs, en rang serré,créent une densité dans laquelle le fractionnement des touches carrées jaune d'or apportent un frémissement. L'air ainsi traduit est, lui aussi, illimité. Ais-je raison de croire que le carré rose au bas de la toile à gauche pourrait indiquer la présence humaine, le regard naïf (carré) et chaleureux du peintre face à un monde inextricable et prêt à s'écrouler?
Sans titre 2011, masonite, 122x122cm. Le support en masonite (fibre de bois) et de ce format est une constante chez Kirkeby.Il en apprécie la surface lisse, utilisée naturelle comme ici ou peinte en noir comme un tableau d'école.Les accumulations, les superpositions de formes et de couleurs y demeurent. Ici, ce sont des taches dispersées , idée pop s'il en est, comme une cellule vue au microscope sur lesquelles s'ajoutent des gribouillis et des ratures, une sorte de chaos tranquille et abstrait d'une harmonieuse douceur où le mauve onctueux sillonné d'orange vient clore au centre ce qui ressemble à une réflexion. Chaque tache est habitée par une forme esquissée, travail de mémoire, de référence culturelle que je rapprocherais de celui de Twombly dans le registre du naturalisme au lieu de la Rome antique . Dialoguent entre eux les époques et les univers: bras, jambe, plantes, mobilier, architecture ou formes archaïques.
Sans titre 2010, tempera sur toile, 200x145cm. Kirkeby tranche ses paysages, il en fait des coupes, à la recherche, semble t'il, des composants, de la structure, de l'histoire souterraine. Sont apparus des précipices, des cratères,des hachures, des stries austères et parfois, comme ici, un champ de fleurs que n'aurait pas démenti Van Gogh. Serrés en botte les verts fondus et les noirs révèlent le fourmillement de la vie et le réveil de la nature. C'est lumineux.Les tiges drues drapées de blanc, les pétales jaune citron et tout un terreau en explosion s'offrent frontalement .En regardant bien vous découvrirez en haut un motif au trait qui pourrait être une table avec un ordinateur. Il n'y a pas de limites au monde des citations.
Comme Schwitters, l'artiste allemand dadaiste (1887-1948) qu'il admire pour ses paysages réalistes et à contre-courant de l'époque, Per Kirkeby dépasse les courants dominants avec une liberté radicale. L'important pour lui est que le monde soit compris de l'intérieur.
Per Kirkeby, oeuvres récentes, galerie Vidal-Saint Phalle, 10 rue du Trésor, 75004 Paris. tel: 01 42 76 06 05, ouvert de 14h à 19h du mardi au samedi. Jusqu'au 8 décembre.