Antoni Tapiès (par Régine)
Pourquoi, sans en avoir cerné la raison, ai-je toujours été fascinée par les oeuvres de Tapiès ? Leur vitalité souffrante, leur impureté, leur liberté, leur vigueur, leur médium qui s'adresse autant à la main qu'à la vue, en sont les raisons qui me viennent spontanément à l'esprit ; mais encore ?
L'examen de quelques tableaux figurant dans l'exposition qui se tient actuellement à la Galerie Lelong me permettra peut-être de répondre de façon plus précise à cette interrogation. Tapiès a 87 ans et ne s'en cache pas. La première page du catalogue de l'exposition le montre devant une de ses toiles récentes. Il est assis sur un tabouret, tassé, appuyé sur une canne et nous regarde. Les oeuvres exposées datent des trois dernières années. Impossible donc de voir cette exposition sans avoir à l'esprit qu'elles sont le fait d'un homme âgé.
Cos Lligat de 2010 est un collage sur bois de 170 x 200 cm (photo 1). Sur un fond sombre dans sa partie inférieure, légèrement beige dans sa partie supérieure, est collé un corps de femme étendu horizontalement. Le matériau dont il est fait - sans doute un mélange de sable, de vernis, de poudre de marbre et de colle - est riche, épais, vivant ; sa couleur est belle et sa douceur invite au toucher. Mais ce corps est aplati et n'a ni tête, ni jambes ; à leur place la matière est labourée, griffée, profondément entaillée. De son cou s'échappe un flot de cheveux rapidement griffonnés, son bras droit est à peine esquissé. Ses seins sont des creux, son thorax est enserré de bandelettes qui s'enfoncent douloureusement dans sa chair et la ligote. Une touffe de cheveux figure le pubis. Deux signes bombés sur le fond la domine : une croix et une sorte de V.
Offert et interdit, torturé et sensuel, c'est la vision hallucinée d'un corps souffrant. L'artiste le creuse-t-il ainsi pour tenter d'en retrouver la vérité cachée ? "Tout tableau de Tapiès est une plaie : ouverture par laquelle se fait l'expérience du monde " nous dit Pierre Wat dans son introduction au catalogue. L'artiste détruit l'image idéalisée du corps de la femme si présent dans la peinture occidentale et la publicité ; c'est contre cette représentation, filtre qui s'interpose entre nous et la réalité, qu'il construit cette image non médiatisée d'un corps de femme, abîmé par la vie. Les liens qui la ligotent ne seraient-ils pas aussi pour Tapiès, le signe de l'impossibilité pour lui dorénavant d'avoir accès à un corps de femme ?
Capçal (2010) est une peinture sur toile de 130 x 162 cm (photo 2). Directement sur la toile brute est peint frontalement un canapé. Y gisent quelques vestiges difficiles identifier : débris de corps ou vêtements ? Seul un pied qui dépasse à gauche est reconnaissable. Au centre, au dessus du dossier, une croix, signe polysémique cher à Tapiès ; enfin un glaive traverse le siège de part en part, épée de Damoclès prête à trancher la vie et la lumière ? Dans le bas du tableau, quelques signes mathématiques séparés par le signe + ont été hâtivement inscrits en blanc. Sur ce canapé d'un noir brun, sont peints ou plutôt bombés d'un blanc éclatant la croix, le siège et la lance du glaive. Son rayonnement donne une vibration et une grande énergie à l'ensemble.
L'intensité de la présence de ce "capçal" (canapé en catalan) me rappelle une réflexion de l'artiste qui disait à peu près ceci : lorsque je vois une chaise, je pense à l'arbre qu'il a fallu abatre pour la faire, à l'homme qui en a fait le dessin, à l'artisan qui l'a réalisée et au nombre de personnes qui s'y sont assises.
La réalité est beaucoup plus complexe que ce que nous voyons et il et impossible d'en rendre compte avec la seule représentation de l'objet. Ainsi, dans ce tableau des signes disparates voisinent : il y a le canapé, un pied, peut-être une jambe, une épée, une croix, des signes mathématiques, et une lumière phosphorescente qui agit comme une aura sur l'ensemble. Autant de rapprochements qui questionnent le spectateur, l'obligent à voir au delà de la réalité et élargissent sa perception. Peint frontalement et sans ombre ce canapé et à la fois reconnaissable et autre chose qu'une représentation.
Une troisième oeuvre, peut être la plus simple et la plus touchante, s'appelle A.T. C'est un collage qui date de 2010 aussi et mesure 97 x 130 cm. (photo 3). Sur un fond figurant une plage dont le medium reprend la couleur et la texture, négligemment abandonnés deux morceaux de tissus bruns encadrent les initiales A T hâtivement tracées dans le sable humide et surmontant quelques signes illisibles. Antoni Tapiès nous parle donc ici de lui, de la fragilité de la vie, de sa fin prochaine ; mais en parlant de lui, il s'adresse à nous et nous interpelle sur notre propre fragilité et sur notre propre fin.
Peinture d'homme âgé ? Certainement. Mais non peinture d'homme affaibli. Sa peinture ne cherche pas à représenter ce que nous voyons qui n'est souvent que convention et habitude, mais à imposer une réalité bien plus authentique.
Galerie LELONG - 13, rue de Téhéran, 75008-Paris (01 45 63 13 19) : Antoni Tapiès - Nouvelles peintures. du 3 février au 2 avril. Ouvert du mardi au vendredi de 10 h 30 à 18 h ; le samedi de 14 h à 18 h 30.