Biennale de Venise 2022 (par Régine)
Fervents amateurs de Venise et de ses Biennales, mon mari et moi attendions avec impatience le plaisir d'arpenter pour la 6ème fois les Giardini et l'Arsenal de cette merveilleuse ville. Décalée d'une année à cause du Covid, cette 59ème Biennale, dont le beau titre "Le lait des rêves" est emprunté à celui d'un ouvrage de la surréaliste Léonora Carrington, est à la fois surprenante, passionnante et décevante.
Surprenante car la curatrice, Giogia Alemani, a pris le parti de n'exposer aux Giardini que des femmes artistes. A l'Arsenal elles sont présentes à 90%. Les œuvres des 213 heureuses élues, venues de 58 pays différents, sont donc réparties entre ces deux lieux.
Passionnante car la plupart des artistes exposées sont des inconnues et on va de découverte en découverte. La décision de l'organisatrice de féminiser cette Biennale permet de considérer l'histoire de l'art sous un angle différent comme l'avait magnifiquement montré la belle exposition du Centre Pompidou "Elles font l'abstraction". De se trouver plongée au milieu de cette stupéfiante quantité de créations est extrêmement stimulant et enthousiasmant.
Décevante enfin car les femmes surréalistes, dont Léonora Carrington qui fournit le titre de cette Biennale, sont bien mal traitées ; plusieurs sont absentes ou représentées par des œuvres mineures souvent mal exposées. Leur lieu d'exposition en sous-sol, censé symboliser l'origine des créations exposées à l'étage supérieur, est mal éclairé. Décevante aussi car les grandes dames de l'abstraction, telles que Viera Da Sylva, Judith Reigl, Joan Mitchell, Geneviève Asse.... sont toutes absentes. Niki de St Phalle n'est représentée que par une seule Nana et pas la meilleure.
Les angoisses liées à notre époque sont sous-jacentes à la majorité des œuvres présentes. Le corps et ses métamorphoses, les rapports ente les êtres humains et les technologies, l'hybridation du corps et de la nature, le féminisme et la fin de l'anthropocentrisme sont les thèmes récurrents de cette Biennale. Il faut noter enfin que la peinture et la sculpture ont pris cette année le pas sur les vidéos et les installations.
Une dernière remarque : peu d'artistes ont eu la possibilité d'exposer plus d'une œuvre, encore moins de disposer d'une salle entière. Difficile dans ces conditions de se faire une idée sur l'ensemble de leur travail. Néanmoins, parmi cette avalanche d'oeuvres voici quelques coups de coeur.
Avant d'entrer dans le pavillon central des Giardini, faites un léger détour par le pavillon belge. Les vidéos tournées aux quatre coins du monde par Francis Alys sont jubilatoires. L'artiste a magnifiquement filmé des enfants la plupart démunis, jouant dans l'espace public, avec des objets trouvés sur place. Leur imagination, leur plaisir, leur vitalité, leur acharnement, exaltent la vie et on sort de là ravis et ragaillardis.
Occupant une salle entière du pavillon central, le travail de Cecilia Vicuna, lion d'or de la Biennale, retient et émeut. Cette chilienne, née en 1948, est une artiste engagée. La belle installation suspendue au centre de la pièce qui lui est consacrée est un immense mobile constitué de vieux filets et de détritus glanés sur les plages vénitiennes et dans la lagune. Sur les murs ses peintures sont largement inspirées des cosmologies incas. Ainsi dans celle intitulée Léoparda de ojitos une léoparde au regard humain se tient entre deux arbres, l'un rose, l'autre bleu. Elle est revêtue d'une fourrure rose parsemée d'yeux et de sexes masculins et exhibe ses parties génitales féminines.
Les troublantes sculptures en verre d'Andra Ursata, aux couleurs mouvantes et fluides, retiennent l'attention. Le modifications qu'elle fait subir au corps humain en soulignent la vulnérabilité.
Une série de petites œuvres graphiques, réalisées au début du siècle et réunies au sein d'un même lieu intitulé "Corps orbite" sont réjouissantes. Citons par exemple Mirella Bentivoglio (1922-2017) et d'Annalisa Alleati (1926-2000) qui, jouant avec les lettres et leur graphisme, ont cherché une façon de matérialiser le langage. La créativité et la beauté de leur réalisations sont stimulantes. Les façons si inventives dont chacune a visualisé graphiquement le mot "Monument" sont ici exposées. Le poème visuel d'Ilse Garnier (1927-2020), Blason du corps féminin, est une merveille de subtilité et d'intelligence. Tout se joue autour de la lettre O, symbole du corps féminin.
Très différente mais aussi fascinante est la façon de traiter les signes de Carla Accardi (1924-20114). La vitalité qui se dégage du tableau Assedio rosso n° 3 de 1956 est captivante. Peint en rouge sur fond noir une multitude de signes (boucles, vrilles, crochets...) se disputent l'espace semblant vouloir exprimer quelque chose avec impétuosité, mais on ne sait pas quoi.
La perfection avec laquelle Ulla Wiggen suggère l'iris d'un œil me poursuivra longtemps.
Il y a du Goya et plus proche de nous du Lucien Freud ou du Francis Bacon dans l'œuvre de Paula Rego devant laquelle il et difficile de rester indifférent. Cette artiste portugaise née en 1935 à Lisbonne sous Salazar et qui a passé sa vie à Londres, est morte récemment. Comme ses prédécesseurs, elle ne se faisait aucune illusion sur l'humanité. Ce qu'elle peignit magnifiquement ou fabriqua avec dextérité (personnages grotesques ou poupées de chiffon) avec un grand réalisme fascine et répugne à la fois. Ce qui est montré dans la salle qui lui est réservée ici ne sont que scènes de violences envers des enfants ou des femmes.
Pour clore cette visite des Giardini une surprise vous attend au pavillon danois. L'installation d'Uffe Isolotto est à couper le souffle. Dans la première salle un centaure hyperréaliste s'est pendu au plafond avec une grosse corde. Dans la deuxième salle une centauresse, plus vraie que nature, vient d'accoucher d'un être hybride encore engluée dans son placenta bleuté. L'inquiétante étrangeté qui se dégage de cette œuvre, proche de celles de Berlinde de Bruychkere, est extrêmement ensorcelante et dérangeante.
Il se dégage des grandes estampes sombres de la cubaine Belkis Ayon, qui ouvrent l'exposition de l'Arsenal un mystère et une puissance captivante. Réalisées avec la technique de la collagraphie (qui consiste à fixer à la surface d'une place des matières très résistantes qui, à la pression vont retenir l'encre et créer creux et reliefs à la surface du papier au moment de l'impression), inspirés de la culture afro-cubaine des Abakua, société secrète importée du Nigéria par des esclaves africains, elles mettent en scène des scénarios énigmatiques peuplées de silhouettes noires, grises ou blanches. Les yeux grands ouverts mais dépourvues de bouche, elles ne peuvent ni raconter ni ce qu'elles voient, ou ont vu, ni dire ce qu'elles savent.
La grâce et la légèreté des sculptures suspendues de la japonaise Ruth Asawa née en Californie en 1926, morte en 2013, enchantent. Adoptant des techniques artisanales apprises au Mexique où elle séjourna, elle tissa avec des fils métalliques : fer, cuivre ou laiton. Leurs formes légères et gracieuses évoquent celles de la nature. Les céramiques de sa contemporaine, Toshibo Takaesu, japonaise elle aussi, née en 1922 à Honolulu, morte en 2011, sont très belles et mystérieuses. Ressemblant à des contenants, elles n'offrent cependant aucune ouverture sur l'extérieur et ne peuvent donc rien contenir. Elles se dressent tels des totems symbolisant peut-être l'âme d'un être.
C'est non seulement par sa taille (4 m x 12) que la tapisserie fabriquée par le sud-africain Igshaan Adams stupéfie mais par sa beauté. En voici un détail car impossible de la photographier en entier.Comme le fait l'artiste nigérien El Anatsoui, il l'a réalisée avec de déchets, tissant ensemble des morceaux de bois ou de plastique, de chiffons, des perles, des coquillages, de la corde ou de la ficelle. Né sous l'apartheid, musulman élevé par des grands parents chrétiens, homosexuel, l'artiste entrecroisent probablement dans cette oeuvre les fils de son questionnement sur l'identité et l'hybridation des cultures.
Avec ses sculptures biomorphiques, aux formes parfaites et fluides et aux couleurs tendres, inspirées par la science-fiction et les films de Cronenberg et grâce aux nouvelles technologies, Humeau Marguerite donne naissance à des êtres inconnus ou existant dans d'autres mondes. L'artiste, qui travaille avec des scientifiques, en dessine les formes qui sont ensuite traduites en volume dans une version digitale, puis matérialisées en 3D. Le résultat donne des oeuvres imaginaires d'une grandeur fascinante.
De la magnifique installation Voir la terre avant la fin du monde de la nigérienne Precious Okoyomon, qui termine la visite de l'Arsenal, se dégage une grande poésie. Dans un jaurdin envahi par une végétation rampante et traversé par un ruisseau dont on entend le clapotis, on marche entre des monticules de terre au sommet desquels se dressent des formes sommaires de personnes. Elles dominent la scène, mais façonnées des mêmes matériaux que ce qui les entourent finiront-elles enfouies elle-aussi ? Tout ici exprime le dynamisme de la nature où vie et mort s'entremêlent.
Les oeuvres sont si nombreuses qu'il est difficile de les apprécier une par une. Je suis sûre d'en voir négligée. Mais cette abondance tient du miracle, en fin de compte. Elle témoigne de la variété apparemment inépuisable de la création contemporaine, et l'on, se demande déjà : Que nous réserve la prochaine Biennale ?
Biennale de Venise : Les Giardini et l'Asenal. jusqu'au dimanche 27 novembre.