Impression bouquets (par Sylvie)
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En quelques semaines, des sujets floraux, figuratifs, se trouvent exposés simultanément dans des galeries parisiennes d'orientation habituellement contemporaines. De quoi nous étonner nous, decrypt-art, profondément "abstractophiles". Comment et pourquoi la peinture de fleurs, les bouquets en particulier, sujet traditionnel par excellence, pouvait elle encore relever de la problématique picturale dans notre XXI ème siècle tourmenté? Nous avons vu les natures mortes de Lovis Corinth chez Karsten Greve, les gros plans de Denis Laget chez Etc et les semis de Damien Cabanes chez Eric Dupont. Tour d'horizon.
Lovis Corinth (1858-1925) est allemand. Arrivé en 1884 dans un Paris bouleversé il s'est frotté à l'académisme des Beaux-Arts mais la liberté de geste et de couleur de Cézanne et Van Gogh l'ont convaincu. Ses natures mortes (1915 -1925) ( extraites de la collection privée Karsten Greve) reflètent la complexité d' un travail, pris entre la tradition et la modernité, les maîtres hollandais et les impressionnistes, l'émerveillement et l'anxiété. Ici se mêlent, sur un fond terne, l'énergie vitale de chrysanthèmes blancs, à droite, un foisonnement multicolore compact au centre et, à gauche, deux tiges fleuries basculant. Pichet et fond sont balayés d'un même mouvement tournant et vibrant. L'équilibre de l'ensemble en fait une représentation extrêmement décorative néanmoins expressionniste. La peinture allemande est plus tragique qu'insouciante. (photo 1).
Celle de Denis Laget - né en 58 - toute aussi mouvementée, a été exposée récemment à la galerie Etc. Ses petits tableaux à l'huile sur toile, bouillonnants et sombres de 20x20cm faits de gros plans au médium épais, sans cadre, nous a mis le nez dans une matière-fleur vénéneuse ou meurtrie. Qu'ils aient été exposés aux côtés de grandes encres dépouillées, toutes en silence et lenteur de Claire Chesnier, n'en faisait que mieux voir la pourriture. (2)
Damien Cabanes - né en 59- est à la galerie Dupont jusqu'au 23/04/2022. Ses semis de fleurs ou de fragments de fleurs se dispersent joyeusement sur de grandes toiles suspendues et sans cadre, comme de fugaces apparitions. Telles les "anthropométries" d'Yves Klein, la tulipe et sa pétale légère, détachée de la tige, m'ont paru flotter dans l'espace. (3)
D'hier à aujourd'hui, d'autres oeuvres témoignent de la persistance du sujet fleurs dans l'histoire de l'art, des techniques picturales, de l'Histoire elle même et... de sa similitude attribuée avec la condition humaine.
Sans remonter trop loin en arrière, les "Tournesols"(1888) de Van Gogh, leur puissance chromatique et leur simplicité formelle font presque oublier que chacune des fleurs qui composent le bouquet est à un stade différent d'évolution, véritable personnification végétale de l'homme et métaphore, si l'on veut, du temps qui passe. (4)
Rien de comparable chez Bernard Buffet - 1928-1999 - qui, dans les années 50, a bousculé la société par ses tracés noirs, rigides et austères. Ce misérabilisme est palpable dans ses toiles et ses nombreuses lithographies où bouquets et fleurs griffues à l'extrême et aux couleurs peu nuancées reflètent un profond pessimisme. La chair est triste! (5)
Son contemporain américain, le maître du Pop-Art, Andy Warhol - 1928- 1987 - a pris le devant de la scène et rendu obsolète la convention "pas de fleur sans vase". Sa série phare, les "Flowers" (1964) (6)
reste emblématique: les gros plans de pavots (?) stylisés et répétés, uniformes dans des couleurs parfois dissonnantes mais toujours saturées, résultent de la manipulation de l'image et de sa reproduction mécanique. Elles sont la gaité même et pourrait bien avoir puisé leur origine dans les papiers découpés de Matisse, l'impressionniste. Pas sûr cependant qu'elles traduisent vraiment la nature dans sa beauté et sa fragilité..
Les immenses toiles de pivoines éclatantes, alignées, courbées sous le poids de l'eau qui les imprègne me paraissent bien l'image, entre équilibre et chute, de la condition humaine. Cy Twombly - 1928-2011 - l'américain nourri d'histoire de l'art, les a peintes peu avant sa mort. "Blooming" (2007), par l'intensité des couleurs, est une célébration de la vie. Les coulures participent de l'impression de poids et d'effacement progressif.(7)
Oui,la fleur demeure un motif qui s'impose encore au XXIème siècle. Elle témoigne de l'éternité du sujet et de la richesse expressive des artistes. Je n'en citerai que quelques uns qui m'ont particulièrement touchée. Philippe Cognée - né en 57 - Ses amaryllis et pivoines sont bouleversantes de beauté et de suggestivité. Les toiles, peintes à la cire puis repassées au fer et floutées par arrachage de matière, atteignent un degré de réalité charnelle que l'on croit pouvoir toucher. "Carne de fiori" chairs de fleurs, titrait leur exposition à la galerie Templon en 2019. Magnificence par les couleurs, le velouté, la puissance suggestive des gros plans glorieux ou déjà chancelant laissant voir des interstices mystérieux. Toute la chair humaine est là, sa beauté, sa décadence. Pas seulement un exercise de peinture. (8) Miguel Barcelo - espagnol né à Malaga en 57 - est à la fois peintre, sculpteur et céramiste. De sa découverte de l'Afrique sont nées des oeuvres entre tradition et modernité dans lesquelles la céramique tient une place de choix. De ses poteries ventrues comme des femmes enceintes émergent des formes souples qui rappellent le végétal ployant sous le soleil. C'est le bouquet! (9)
Le monde change, les façons de voir aussi. Kapwani Kiwanga - née au Canada en 1978 - a obtenu le prix Marcel Duchamp pour ses compositions éphémères comme réflexion sur le temps et l'histoire. Miguel Chevalier - né en 59 au Mexique expérimente un nouveau langage pictural à travers le numérique et le virtuel: ses fleurs fractales naissent, s'épanouissent et meurent aléatoirement.(10)..
Autre signe des temps, le quotidien Le Monde a clos, voilà peu, quelques uns de ses suppléments hebdomadaires par des photos de belles compositions florales de Simone Googh, jusqu'au simple ébouli de mimosa, pour en souligner la diversité et l'art de les composer en fonction de la pièce qui les recevra: la cuisine par exemple pour du télétravail. De quoi donner envie de perpétrer cette nouvelle habitude par un apport floral qui, je cite John Tebbs l'auteur du papier :"... apporte une touche de couleur, un repère quant à la saison et un rappel, de par la beauté éphémère des fleurs, que celle-ci passera elle aussi."
Damien Cabanes, galerie Eric Dupont, 138 rue du temple, 75003. Tel 01.44.54.04.14, jusqu'au 23 avril.
Lovis Corinth, galerie Karsten Greve, 5 rue Debelleyme, 75003. Tel 01 42 77 19 37, juqu'au 21 mai.