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  • Anselm Kiefer (par Sylvie).

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               C'est un éblouissement que réserve l'exposition d'Anselm Kiefer à la galerie Gagosian du Bourget. L'accès un peu difficile ne doit pas décourager les visiteurs, ils seront récompensés, même s'ils ont déjà pu apprécier son travail à travers des expositions antérieures. C'est grandiose. Kiefer, né en 45, travaille en France depuis les années 90. Elève de Beuys, il est l'un des plus importants artistes allemands de la génération de l'après guerre et témoigne de l'histoire tragique de son pays, sa poésie, son romantisme, des grands mythes de l'Ancien et du Nouveau Testament, de la Kabbale et de l'Histoire en général.  A la différence d'un important courant de la peinture actuelle, il est un matieriste prodigieux qui utilise les matériaux les plus divers, du sable à la paille, du goudron aux cendres, des branches d'arbre au plomb en couches superposées comme des sédiments. et nous ébranle entre beauté et effroi.

    Quatre peintures monumentales, récentes, occupent le vaste bâtiment. Leur sujet ? Le Camp du drap d'or, rappelez vous 1520 dans le Pas de Calais et la tentative - échouée -d'alliance entre la France et l'Angleterre pour proscrire la guerre  avec Charles Quint, autant dire entre les nations européennes. Kiefer en fait une allusion à la violence et l'imprévisibilité des relations humaines. Hasard du temps, la pandémie du Covid 19, apparue pourtant après exécution des toiles, présente une étrange similitude. La base des multiples mediums utilisés sont à peu près les mêmes : huile, acrylique, shellac, paille, feuille d'or, bois et métal sur toile, les formats semblables: 470 x 840 cm. et les dates de réalisations 2019-2020.

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    En référence au poème de Paul Celan"Les plants de la nuit naissent de l'âme et de l'esprit" est le titre - ma traduction du moins - de cette première oeuvre  (1). L'or du ciel est à l'image des fastes somptueux du Camp du drap d'or. Un ciel éclatant et chaud comme on le voit chez les primitifs italiens, sans le lissé de la peinture sur bois mais chiffonné par les feuilles d'or et parsemé de délicates touches vert amande qui ont tant de douceur chez Giotto. S'y détachent comme des hallebardes les faux et leurs lames qui couperont le blé riche de pailles touffues du premier plan, traversé en sa mitan par un sentier en lacets qui disparait dans l'infini, là haut, au dessus de l'horizon, obligeant le regard à pénétrer dans l'oeuvre.

    20210306_155931.jpg"L'âge du loup" (2) : ciel et terre d'orage comme si les dieux se fâchaient. Les haches ont remplacé les faux au bout des branches déracinées, fruits précaires mais toujours menaçants. Terre dévastée où rien d'autre ne pousse. Le tragique est bien là sous nos yeux, sombre, violent à l'image probable de l'inconscient tourmenté de l'artiste. Le gigantisme y participe autant que les contrastes colorés du bleu, du brun et du noir d'un ciel bas, oppressant et d'une lune d'une blancheur...glaçante. On ne pressent rien de bon dans le chemin tortueux bordé de tranchants. Les mots écrits participent de l'oeuvre plastique : "Voluspa" en haut à droite est issu d'un autre poème de Paul Celan, "Les prédictions de la voyante" : "les brillantes étoiles vacillent dans le ciel,.. les fumées tourbillonnent.."

    20210306_160132.jpg" Les sept boules de la colère" (3) : dans ce champ de blé dont on pourrait toucher la paille sèche  se fraient deux chemins qui se rejoignent en un point central du sombre horizon, comme les rails des trains de la mort. Kiefer se souviendrait il des mots de Goethe dans Faust : "En montant, en montant  vers les hauteurs, enfonce toi dans l'abîme". Un retour vers le passé vaut un pas vers le futur en une dialectique destruction-création positive. Le triangle, figure récurrente chez Kiefer, pointe ici un lieu où s'échangent des colonnes de nuées, émanations des drames passés et surgissement du processus créateur.

    "La coupure/blessure de la faucille" (4). Deux grandes faux s'entrecroisent, un peu comme les 20210306_160918.jpgbranches d'une croix gammée, les lames figurant les crochets. Référence historique à ce qui s'est appelé le "plan jaune" de l'armée allemande en 1940. Les blés coupés jonchent le sol en un épais désordre donnant force à la matérialité de la toile. Les lames sanglantes mais fières semblent, en même temps, vouloir rassembler, contenir, les colonnes de nuées.

    20210306_162904.jpgDans les galeries en surplomb sont exposées des oeuvres de moindre taille comme ce "Champ" (280 x 380 cm, émulsion,huile et acrylique comme  sur toile) (5). Aucun fer agressif n'y figure. C'est un pré fleuri dense et bruissant. La perspective n'est pas centrée mais dirigée, soufflée énergiquement vers la gauche, comme un passé que l'on voudrait faire disparaitre malgré la force de résistance de ces fleurs charnues déjà flétries qui désespérément s'accrochent. Tonalité rédemptrice du cosmos.

    20210306_161901.jpg20210306_161525.jpg"Ernest Theodor Hoffman : le bloc doré"  (6) Ce pourrait être un blockhaus ou une maison abandonnée sur lequel, resté accroché , pend un vieux vêtement. Tout rappelle la Shoah et ce n'est pas surprenant de la part d'un artiste qui ne veut en rien renier l'histoire de son pays. "L'histoire, pour moi, est un matériau, comme le paysage ou la couleur" dit il. Sur le bloc  emporté dans un courant violent - le courant de l'histoire ? -,  grimpe un serpent d'or, symbole de l'énergie vitale. Selon l'artiste " les ruines sont des moments où les choses se montrent telles qu'elles sont. C'est le moment où les choses peuvent recommencer".

    Un regard s'impose sur quelques oeuvres  sous vitrine comme ce dessin (7) dont l'abstraction première, trompeuse, évoque dans sa mélancolie et sa noirceur, les horreurs des camps d'extermination. Piquets alignés comme autant de sillons, de barrières s'étirant vers un infini incertain, blanc verdâtre d'un sol enneigé, éparpillement de taches sombres au milieu desquelles des flammes se consument.. Pas d'allégories, simple constat qui nous laisse pétrifiés.

    Derrière la puissance évocatrice de ces tableaux mélancoliques, leur échelle, leur épaisseur presque géologique, et leur richesse colorée, Kiefer nous fait percevoir un sens qui nous dépasse. Il fait appel à la mémoire individuelle et collective et sublime le tragique.

    Anselm Kiefer: Field of the Cloth of Gold, galerie Gagosian, 26 av. de l'Europe, Le Bourget 93350. Jusqu'au 28 mars 2021. tel 01 47 16 16 48. De Paris - sans voiture - RER B jusqu'au Bourget puis bus 152 jusqu'à ...

     

     

     

     

  • "Le paradigme de l'art contemporain" de Nathalie Heinich : Critique de cet ouvrage par Régine

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    Le propos de l'auteur de ce passionnant ouvrage est de transposer la notion de paradigme du domaine scientifique au domaine artistique, et de l'appliquer à l'art contemporain.

    Mais qu'est-ce qu'un paradigme : selon le Petit Robert c'est "un modèle de pensée qui suppose un système de valeurs, de normes qui influent sur la représentation du monde". Dans le domaine scientifique, par exemple, les découvertes d'Einstein, ont obligé les chercheurs à se positionner différemment face au monde et, pour résoudre certains problèmes, à passer du paradigme newtonien au paradigme einsteinien. Autre exemple dans le domaine artistique, en mettant à mal les canons académiques de la figuration et en permettant à l'artiste d'exprimer sa propre vision du monde, les impressionnistes ont imposé à un public hostile ne façon différente de regarder la peinture.

    Nathaline Heinich met en oeuvre cette notion en différenciant nettement l'art moderne de l'art contemporain. En effet, si jusqu'aux années 1960/1970 le public s'était peu à peu familiarisé avec les différents courants novateurs du XXème siècle (fauvisme, cubisme, abstraction) les deux grandes formes de l'art, peinture et sculpture, ainsi que leurs matériaux étaient restés les mêmes, et bien qu'adaptant des formes nouvelles, se disputaient toujours l'espace des musées et des galeries. C'est à partir des années 1960 qu'une nouvelle forme d'art se met en place dont les caractéristiques perturbent profondément le public. Cet art, nous dit-elle, on ne peut le saisir qu'en abandonnant notre façon habituelle de voir et en acceptant de s'ouvrir à un nouveau paradigme qui sert de base à un univers artistique régie par d'autres lois.

    Pour accéder à la compréhension de cet art si perturbant, encore faut-il connaître ce qui le sous-rend. Les différents chapitres de l'ouvrage sont donc, en s'appuyant sur de nombreux exemples, l'étude et le décryptage de ce nouveau paradigme. En voici quelques trait parmi les plus frappants :

    . L'art contemporain repose sur la transgression des frontières de l'art telles que les perçoit le sens commun. Ainsi la notion de "frontière" entre art et non art ne correspond plus à la nature des propositions faites par certains artistes tels Damien Hirst ou Wim Delvoye.

    . L'oeuvre d'art ne réside plus dans l'objet proposé par l'artiste. Celui-ci peut être réduit à une simple feuille de papier ou n'avoir aucune valeur en soi (exemple mythique : l'urinoir de Marcel Duchamp redécouvert dans les années 1970). Ce qui compte c'est le récit dont il va être le point de départ ou le discours qui va l'accompagner. L'art contemporain est un art du commentaire. L'art conceptuel poussera l'idée à l'extrême car pou lui c'est l'idée elle-même qui devient oeuvre d'art.

    . De plus en plus souvent l'oeuvre d'art prend la forme d'installations dont le propre est de n'avoir ni socle ni cadre. Les objets qui les composent peuvent être pris dans le monde ordinaire et leurs formes doivent s'adapter au lieu où elle sont exposées.

    . On assiste à la diversification à l'infini des matériaux utilisés qui peuvent éventuellement être périssables.

    . L'oeuvre s'étend au delà de l'objet, rendant poreuse la frontière entre lui et le contexte de sa mise en oeuvre. Elle sollicite souvent la participation effective du public.

    . Les évènements, d'abord appelés happening dans les années 1960, puis performances dans les années 1970 sont constitués d'actions et non pas d'objets.

    L'auteure s'attache aussi à cerner les conséquences pratiques, sociales et financières de cette transformation de l'art, à savoir : les problèmes posés par la conservation et la reproduction des oeuvres, la nécessité de la présence de l'artiste non pour la fabrication de l'oeuvre mais pour sa mise en circulation, l'importance de plus en plus prégnantes des médiations, la professionnalisation des commissaires d'exposition, la diversification exponentielle des institutions artistiques, des foires, les nouveaux rapports crées entre galeristes, conservateurs et collectionneurs, etc...

    Nathalie Heinich est sociologue et non critique d'art, elle analyse avec brio la structure de cette révolution artistique, mais ne porte aucun jugement de valeur sur les oeuvres qu'elle cite. Nourri d'exemples précis, d'une écriture très claire, ce livre se lit non seulement avec intérêt mais avec un grand plaisir.

    Le paradigme de l'art contemplorain - Structure d'une révolution artistique - par Nathalie Heinich. Editions Gallimard. Bibliothèque des Sciences Humaines.