"Le paradigme de l'art contemporain" de Nathalie Heinich : Critique de cet ouvrage par Régine
Le propos de l'auteur de ce passionnant ouvrage est de transposer la notion de paradigme du domaine scientifique au domaine artistique, et de l'appliquer à l'art contemporain.
Mais qu'est-ce qu'un paradigme : selon le Petit Robert c'est "un modèle de pensée qui suppose un système de valeurs, de normes qui influent sur la représentation du monde". Dans le domaine scientifique, par exemple, les découvertes d'Einstein, ont obligé les chercheurs à se positionner différemment face au monde et, pour résoudre certains problèmes, à passer du paradigme newtonien au paradigme einsteinien. Autre exemple dans le domaine artistique, en mettant à mal les canons académiques de la figuration et en permettant à l'artiste d'exprimer sa propre vision du monde, les impressionnistes ont imposé à un public hostile ne façon différente de regarder la peinture.
Nathaline Heinich met en oeuvre cette notion en différenciant nettement l'art moderne de l'art contemporain. En effet, si jusqu'aux années 1960/1970 le public s'était peu à peu familiarisé avec les différents courants novateurs du XXème siècle (fauvisme, cubisme, abstraction) les deux grandes formes de l'art, peinture et sculpture, ainsi que leurs matériaux étaient restés les mêmes, et bien qu'adaptant des formes nouvelles, se disputaient toujours l'espace des musées et des galeries. C'est à partir des années 1960 qu'une nouvelle forme d'art se met en place dont les caractéristiques perturbent profondément le public. Cet art, nous dit-elle, on ne peut le saisir qu'en abandonnant notre façon habituelle de voir et en acceptant de s'ouvrir à un nouveau paradigme qui sert de base à un univers artistique régie par d'autres lois.
Pour accéder à la compréhension de cet art si perturbant, encore faut-il connaître ce qui le sous-rend. Les différents chapitres de l'ouvrage sont donc, en s'appuyant sur de nombreux exemples, l'étude et le décryptage de ce nouveau paradigme. En voici quelques trait parmi les plus frappants :
. L'art contemporain repose sur la transgression des frontières de l'art telles que les perçoit le sens commun. Ainsi la notion de "frontière" entre art et non art ne correspond plus à la nature des propositions faites par certains artistes tels Damien Hirst ou Wim Delvoye.
. L'oeuvre d'art ne réside plus dans l'objet proposé par l'artiste. Celui-ci peut être réduit à une simple feuille de papier ou n'avoir aucune valeur en soi (exemple mythique : l'urinoir de Marcel Duchamp redécouvert dans les années 1970). Ce qui compte c'est le récit dont il va être le point de départ ou le discours qui va l'accompagner. L'art contemporain est un art du commentaire. L'art conceptuel poussera l'idée à l'extrême car pou lui c'est l'idée elle-même qui devient oeuvre d'art.
. De plus en plus souvent l'oeuvre d'art prend la forme d'installations dont le propre est de n'avoir ni socle ni cadre. Les objets qui les composent peuvent être pris dans le monde ordinaire et leurs formes doivent s'adapter au lieu où elle sont exposées.
. On assiste à la diversification à l'infini des matériaux utilisés qui peuvent éventuellement être périssables.
. L'oeuvre s'étend au delà de l'objet, rendant poreuse la frontière entre lui et le contexte de sa mise en oeuvre. Elle sollicite souvent la participation effective du public.
. Les évènements, d'abord appelés happening dans les années 1960, puis performances dans les années 1970 sont constitués d'actions et non pas d'objets.
L'auteure s'attache aussi à cerner les conséquences pratiques, sociales et financières de cette transformation de l'art, à savoir : les problèmes posés par la conservation et la reproduction des oeuvres, la nécessité de la présence de l'artiste non pour la fabrication de l'oeuvre mais pour sa mise en circulation, l'importance de plus en plus prégnantes des médiations, la professionnalisation des commissaires d'exposition, la diversification exponentielle des institutions artistiques, des foires, les nouveaux rapports crées entre galeristes, conservateurs et collectionneurs, etc...
Nathalie Heinich est sociologue et non critique d'art, elle analyse avec brio la structure de cette révolution artistique, mais ne porte aucun jugement de valeur sur les oeuvres qu'elle cite. Nourri d'exemples précis, d'une écriture très claire, ce livre se lit non seulement avec intérêt mais avec un grand plaisir.
Le paradigme de l'art contemplorain - Structure d'une révolution artistique - par Nathalie Heinich. Editions Gallimard. Bibliothèque des Sciences Humaines.