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Deux critiques d'art : Jacques DUPIN et Daniel ARASSE (par Régine)

Le confinement peut avoir du bon. Il offre l'occasion de lire ou de relire des textes laissés de côté ou oubliés. Ainsi, en fouillant dans ma bibliothèque ai-je retrouvé deux ouvrages sur l'art dont les auteurs, aujourd'hui disparus, sont Jacques DUPIN, poète, grand expert de l'oeuvre de Miro, intitulé PAR QUELQUE BIAIS, VERS QUELQUE BORD (P O L 2009), l'autre Daniel ARASSE, grand spécialiste des XIV au XVIème siècle italien, ancien directeur d'études à l'Ecole des Hautes Etudes, intitulé ANACHRONIQUES (Gallimard 2006).

Ces deux ouvrages compilent nombre de textes, articles parus dans la presse ou dans des catalogues sur des artistes du XXIème siècle. Les relisant, ce qui ma captivée c'est leur façon différente d'aborder une oeuvre : Jacques DUPIN n'est pas vraiment critique d'art, mais poète et c'est en tant que tel et avec toute sa sensibilité qu'il aborde les oeuvres. Daniel ARASSE fut professeur d'université et son langage, tout aussi sensible et intelligent, est celui d'un didacticien.

IMG_20201202_0001.jpgJ. DUPIN ne fait pas de discours savant sur la peinture, mais il nous fait ressentir ce que lui-même a éprouvé en regardant telle ou telle oeuvre. Il ne décrit pas, mais nous fait participer à sa méditative déambulation et partage avec nous les émotions qu'il éprouve ; son écriture nous permet d'entrevoir le processus même de la création.

En voici quelques exemples. Dès le début de son texte sur Pollock, La part du lion, DUPIN nous plonge dans les tourments intérieurs de l'artiste cherchant sa voie, explorant différentes pistes pour trouver la façon la plus forte de traduire en peinture ce qu'il veut dire et enfin l'arrêt des tâtonnements vers "l'Ouverture immense" et l'auteur nous montre Pollock en action prenant possession de la toile et faisant surgir l'espace même de la peinture.

Dans son texte sur Michaux intitulé Contemplation dans l'action il nous entraîne dans cet "espace où l'homme est présent dans sa contradiction et son déchirement". Il s'interroge pour essayer de comprendre comment Michaux a la fois déploie cet espace et le creuse, et formule dans un langage précis et sensible, ce que nous éprouvons en regardant les oeuvres de cet artistes sans pouvoir l'exprimer.

Après avoir souligné la spécificité de Max Ernst "ce voyageur de l'imaginaire" par rapport au mouvement surréaliste et noté ses "fameuses inventions, collages, frottages" DUPIN nous emmène en Amérique pour évoquer la découverte par l'artiste de l'art indien "De cette confrontation de deux sensibilités venues de pôles opposées l'artiste a su créer, nous dit-il, des oeuvres exprimant une réalité universelle et totalement intemporelle.

Et si l'ouvrage s'ouvre sur un poème consacré à l'oeuvre de Malevitch, les titres des articles sur tel ou tel artiste en suggèrent le contenu, ainsi pour Jean-Paul Riopelle c'est "Suite forestière", pour Alechinski "L'encre du volcan", pour Francis Bacon "Corps à corps", pour Pol Bury "les pièges de la lenteur" et ainsi de suite par la trentaine d'articles qui composent l'ouvrage.

IMG_20201202_0002.jpgAnachroniques est le titre que Daniel ARASSE a donné à l'ouvrage qui réunit une dizaine d'articles consacrés à des oeuvres qui, dit-il, "travaillent à un enchevêtrement de temps, qui contredisent un temps pur, un temps n° 1 strictement contemporain".

La plupart des chapitres commencent par la description minutieuse de ce que l'auteur a sous les yeux, car savoir regarder est la clef du déchiffrement ; il analyse ensuite sa réaction intérieure devant l'oeuvre et énumère les questions qu'elle pose. Après ce travail l'interprétation peut avoir lieu.

Attardons nous par exemple sur Les transis, article consacré à Andres Serrano. Plusieurs photos de cette série prises à la morgue sont décrites avec une distance que leur horreur impose, puis suivent les question : "Que nous fait-il voir, que me propose-t-il qu'est-ce qu'il me veut, que cherche-t-il ?" et la suite de l'article consiste en tentatives de réponses à ces question, toutes plus éblouissantes les unes que les autres. En historien de l'art, il rapproche les photos de Serrano de certains tableaux néo-classiques ou de certaines peintures baroques. Il montre qu'en utilisant la photo Serrano fait oeuvre de Peintre.

"De mémoire de tableaux" est un long article sur Anselm Kiefer. Comme le précédent, il débute par la description du spectacle qu'offre la substance des tableaux de cet artiste et souligne le va et vient qu'ils imposent devant eux. Il les décrit comme "une géologie où des couches superposées et sédimentées auraient été animées et bouleversées par les mouvements d'une puissance imposable, maintenant figée et puis de très près, des surprises locales lèvent d'autres question". Il note que ces images sont hantées par les mots. Au cours de son interprétation il va inscrire brillamment ce travail dans le temps humain en nous montrant que les thèmes de Kiefer touchent presque toujours aux rapports entre mythe et histoire et qu'en fabricant plus qu'en peignant ses oeuvres, l'artiste est le cousin lointain de l'homo faber.

L'article "Les miroirs de Cindy Sherman", écrit à propos d'une exposition qui lui a été consacrée à Bordeaux en 1999, démarre par l'injonction "Il faut courir voir cette rétrospective" et plus loin "il faut aller regarder cette oeuvre " sans le filtre des nombreux textes théoriques écrits à son sujet. Et la suite du texte consistera en la tentative de débarrasser l'oeuvre de cette gangue de textes pour en dégager la singularité. S'appuyant sur des exemples précis son propos est nourri de références à l'histoire de l'art et à la psychanalyse.

D'autres chapitre suivent, tous aussi éclairant, notamment sur Beckmann, Rothko, Michael Snow et d'autres artistes plus ou moins connus.

Les titres de ces ouvrages sont révélateurs de la différence de point de vue de leurs auteurs. si Anachroniques sont les oeuvres des artistes dont il est question dans le livre de Daniel ARASSE, anachronique est aussi l'attitude de son auteur qui, en tant que spécialiste de l'art de la Renaissance italienne, peut se permettre de créer des liens entre l'art contemporain et celui des siècles antérieurs. Par quelque biais, vers quelque bord, c'est ainsi que Jacques DUPIN commente poétiquement son attitude face à la peinture. Période de confinement ou pas, on a toujours intérêt et plaisir à relire ces grands auteurs qui nous rappellent qu'il y a plusieurs façons d'aborder les oeuvres contemporaines. La finesse et la sensibilité de leurs analyses nous incitent à regarder et à ressentir plus intensément l'art de notre siècle.

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