Tacita Dean (par Régine)
Tacita Dean a une manière bien à elle d'exprimer sa fascination pour le temps. Avec les oeuvres actuellement exposées chez Marian Goodman et dont le thème central est la cristallisation du sel, elle en rend les différentes facettes palpables.
A travers un film sur la Spiral Jetty de Robert Smithson appelé "J.G." projeté en boucle au sous-sol, de cartes postales retouchées, d'immenses photo-gravures et de photos au rez-de-chaussée elle en tresse les différentes aspects : le temps qui induit le changement, celui qui est permanent et durera toujours ("le changement concerne non le temps lui-même mais seulement les phénomènes dans le temps" disait Kant) et celui de l'imaginaire, du fantasme, du souvenir.
La fascination de l'artiste pour l'oeuvre emblématique du Land Art, la Spiral Jetty, que Robert Smithson réalisa au Lac Salé dans l'Utah en 1970, lui fait découvrir l'oeuvre de J.G. Ballard, écrivain de science fiction, mort en 2009, et dont la nouvelle "Les voix du temps" aurait inspiré Smithson. A ce sujet une correspondance s'établit entre elle et l'auteur, et le titre de l'oeuvre "J.G" lui rend hommage.
Pour Smithson la spirale épousait le mouvement du mythe qui d'après une légende indienne entraînait les eaux au fond du lac jusqu'à l'océan Pacifique. Disparue la Spiral Jetty est à son tour devenue un mythe qui hanta longtemps Tacita Dean, car pour elle sa forme évoque celle du temps de même que celle des cristaux de sel qui croissent en hélice.
"J.G." tourné en argentique 25 mm, médium lui aussi voué à disparaître et pour lequel elle éprouve un attachement viscéral, n'est pas un film au sens traditionnel, il se compose d'une longue série de plans fixes. Les vues liées aux paysages de lacs salés s'entremêlent avec l'évocation de la Spiral Jetty et le récit de science fiction de J.G. Ballard en voix off. Ainsi défilent lentement l'image de roches sur lesquelles des cascades d'eau déposent inlassablement le sel dont elles sont chargées les transformant en d'énormes choux fleurs (photo 1) ; celle d'une route blanche qui traverse une étendue d'eau stagnante et se perd au pied de montagnes lointaines (photo 2) ; celle d'une mousse blanche qui bouillonne telle une soupe primordiale (photo 3) ou encore celle de l'eau d'un lac dorée par le coucher du soleil qui dépose son sel sur la grève...(photo 4).
Apparait souvent une pellicule photographique à bord crénelé qui met en parallèle des images à fort écho visuel : ici une pelleteuse, tel un énorme insecte, fouille le sol, à côté un animal d'aspect préhistorique tente de sortir de sa carapace (photo 5) ; là des vaguelettes lourdes de sel côtoient des images de cristallisation (photo 6); ou encore une carapace articulée de tatou, une tête de serpent et un chantier d'extraction du sel.
Afin de mélanger paysage, temps et imaginaire l'artiste utilise une technique consistant à masquer partiellement l'obturateur avec des découpages, puis à filmer d'autres images souvent mouvantes à travers ces vides. Ceux-ci prennent la forme de la Spiral Jetty qui vient en surimpression sur le paysage (photo 7) ou de cercles à travers lesquels Tacita Dean inscrit des images différentes (couchers de soleil, cristallisation, horloges...) (photos 8 et 9). Sorte de vision kaléidoscopique qui rappellent les photos que prenait Nancy Holt, la femme se Smithson, depuis son installation "Sun Tunnel" également dans l'Utah, et qui isolent dans un cercle les mouvements du soleil.
Dans ces paysages immuables seuls les oiseaux migrent, les nuages passent, une grenouille respire, l'eau ruisselle, l'aile du papillon vibre. Hormis la voix off et le ronronnement de la pellicule, les bruits sont ceux du sel qui craque, des excavatrices au travail, de l'eau qui coule, d'un train qui passe au loin. Eternité, présent, fantasmes se trouvent ainsi dilués dans un espace et une temporalité unique.
Les cartes postales repeintes présentées sous plexi que l'on peut voir au rez-de-chaussée sont d'une grande beauté. Dans l'une, de gros nuages gris bleuté, très bas, très lourds se reflétant dans un paysage chargé d'eau où s'alignent des monticules de sel d'un blanc immaculé ; rien ne bouge, le temps s'est arrêté sur le travail des hommes et les nuages tels d'énormes rochers menacent un monde paisible et fragile (photo 10). Dans une autre la Spiral Jetty est dessinée sur un lac d'un bleu intense encore. Comme dans les installations de Nils Udo, des petits cônes d'une délicate blancheur flottent sur une rivière (photo 11). La boule de sel cristallisé déposée près de trois d'entre elles fait écho à la fragilité des paysages représentés.
Avec la photo de deux objets abandonnés dans le lac salé et fossilisés par le sel, Tacita Dean saisit le déroulement du temps. La qualité de l'argentique (dont l'un des composants est le sel d'argent !) qui rend la matière et la lumière de façon incomparable y est pour beaucoup. L'image du livre prisonnier de son carcan de sel condensant à la fois le caractère éphémère et inexorable du temps est splendide (photo 12).
Enfin 10 photogravures (impossible à photographier à cause des reflets) réunies en un polyptyque de 5 panneaux animent le grand mur droit de la galerie. Ensemble elles forment un unique et immense paysage noir et blanc où réalité et imaginaire se confondent. Quelques mots, souvent à moitié effacés, sont tracés à la craie : volcan, cascade, apocalypse, hell's breath, Henry Moore.....
L'émotion que ces images dégage se situe au delà du langage car elles montrent la fugacité de notre existence, de notre imaginaire, de nos souvenirs et l'immuabilité du monde. Oui Tacita Dean a l'art de tisser une relation forte avec celui qui contemple son oeuvre.
Tacita Dean "J.G". Marian Goodman Gallery - 79 rue du Temple, 75003-Paris, 01 48 04 70 52 jusqu'au 1er mars. Ouvert du mardi au samedi de 11 h à 19 h. Métro Rambuteau.