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  • Anna Eva Bergman (par Régine)

    La passionnante rétrospective de l'œuvre d'Anna Eva Bergman, qui se tient actuellement au Musée d'Art Moderne de Paris, répare une injustice. En effet, trop longtemps restée dans l'ombre de son mari, le peintre Hans Hartung, dont le travail est totalement différent du sien, elle bénéficie aujourd'hui de l'attention particulière portée aux femmes artistes, à un regain d'intérêt pour les artistes des années 1950-1970 et peut-être aussi à une nouvelle importance accordée à la peinture scandinave.

    Née en 1909 d'une mère norvégienne et d'un père suédois, elle suit des enseignements artistiques successivement à Oslo, Stockholm, Vienne et Paris. En 1929 elle rencontre Hartung qu'elle épouse aussitôt. La misère et la maladie les sépareront et ils divorceront en 1938, mais 20 ans plus tard ils se retrouveront et se remarieront.

    L'exposition est très intéressante car elle ne néglige aucune phase de son évolution. Dans les années 1930 son œuvre est figurative. Elle peint, de façon assez géométrique, de beaux villages blancs, des montagne ou des scènes de la vie. IMG_1509_edited.jpgC'est aussi une épatante caricaturiste au talent proche de celui d'Otto Dix ou de George Grosz. Nombre de ses dessins parurent alors dans la presse. Quelques exemples sont ici présentés, tel ce portrait à charge du generalissimo Franco (photo 1) et quelques caricatures du nazisme. Son trait satirique et très expressif dénote un humour corrosif.

    872201-anna-eva-bergman-nos-photos-de-l-expo-a-paris-img-8972_edited_edited.jpgPuis son travail évolue vers des œuvres délicates et oniriques dans l'esprit de celle de Klee et de Kandinsky. Deux beaux exemples, datés de 1951, sont ici montrés avec deux temperas sur panneau isorel Rêve bleu (photo 2) et Phare. Le raffinement de la couleur, la finesse et l'élégance du trait, invitent à la rêverie et leurs donnent une dimension cosmique.

    Mais c'est la nature qui la fascine et pour la saisir dans sa puissance elle se dégage de la figuration, fait disparaître toute représentation de la figure humaine et bascule dans un autre registre qui ne se situe pas vraiment entre abstraction et figuration mais ailleurs, peut-être dans la tension entre ces deux formes d'expression. Fascinée par la section d'or et par les possibilités offertes par le métal elle va bâtir une œuvre qui ne ressemble à aucune autre. Voici quelques exemples de cette transformation.

    IMG_1528_edited.jpgLes formes biomorphiques d'une tempera sur papier de 1952 proches de celles que l'on trouve chez Arp, fait partie d'une série intitulée Fragments d'îles norvégiennes (photo 3). Ces formes peuvent être des îles, des rochers polis ou tout autre chose. Elles semblent se déplacer doucement sans se toucher et un rythme se dégage de leur cohabitation. Leurs couleurs sont celles de la neige, des lichens ou des mousses de ces régions. IMG_1533_edited.jpgStèle avec lune de 1953 (photo 4) est un tableau saisissant. Sur un fond beige très clair se dresse avec majesté une grande stèle d'un noir intense. Un rond de métal blanc, collé à même la toile, figure la lune. De cette extrême simplicité se dégage une grande présence mystique.

    Plus l'artiste avance dans cette voie, plus l'emploi de feuilles de métaux divers (or, argent étain, cuivre... dont elle a dû puiser l'idée à Vienne en regardant les œuvres de Klimt) s'impose à elle en lui permettant, grâce aux jeux de la lumière sur leur surface, d'exprimer le changement constant qui anime la nature et la vie. Comme souvent en peinture, les reproductions photographiques ne rendent pas vraiment compte de ces aspects.

    IMG_1541_edited.jpgDans Der Hachschwebende (Celui qu surplombe) (photo 5) de 1955 une forme circulaire dorée flotte majestueusement dans l'espace bleu de la toile évoquant une entité spirituelle supérieure. IMG_1549_edited.jpgPour Moïse ou grand arbre (tempera et feuilles de métal sur toile, 1957) (photo 6) l'artiste n'a gardé de l'arbre que l'ampleur du tronc et la force dynamique des branches pour évoquer la puissance des deux entités du titre, la couleur vert bleuté des glacis qui recouvre le métal fait merveilleusement jouer la lumière. IMG_1551_edited.jpgSur le fond entièrement tapissé de feuilles d'or de Grande vallée (photo 7), ce grand tableau de 1960, elle a dessiné une multitude de traits noirs et bleutés qui figurent sans doute la courbe d'une combe, d'un filet, peut-être de tout autre chose. Cette œuvre, comme nombre d'autres, invite à se déplacer pour faire jouer la lumière et créer des effets visuels inédits.IMG_1554_edited.jpg La simplicité géométrique de Pyramide (huile et feuille de métal sur toile de 1960) (photo 8) qui clôt fort heureusement cette décennie de l'œuvre de Bergman, construite avec le nombre d'or, faite de feuilles d'argent, me semble être un symbole de stabilité et d'éternité.

    IMG_1597_edited.jpgA partir des années 1960 A.E. Bergman va abandonner l'huile pour utiliser de plus en plus fréquemment la peinture vinylique, le métal restant toujours présent. Cette façon de faire donnera des œuvres plus austères, plus géométriques, plus dépouillées encore. Ce diptyque de 1968 par exemple, baptisé Paysage jour et Paysage nuit (photo 9)IMG_1602_edited.jpgles trois parties qui divisent de façon très nette chaque toile évoque non pas un paysage, mais les étapes de la lumière qui scandent la nuit et le jour. Avec Grand horizon bleu de 1969 (photo 10) l'extrême simplicité de la toile divisée en deux parties l'une bleu, l'autre en métal argent, séparées par une fine ligne dorée, nous fait vivre la sensation d'inatteignable ressentie devant un horizon. IMG_1607_edited.jpgLe dépouillement le plus extrême est atteint avec Montagne en une ligne de 1978 où une simple ligne noire, légèrement asymétrique, traverse le haut d'une toile blanche. On n'échappe pas à la magie que dégage ce tableau si minimaliste. "Existe-t-il quelque chose de plus beau qu'une ligne pure et sensible ? La ligne est le squelette indispensable de la peinture" dit-elle.

    L'exposition, très complète, et très bien accrochée (les tableaux sont présentés sans cadre ce qui permet de leur donner toute leur ampleur), montre aussi que cette artiste était une excellente graveuse et une très bonne photographe. Elle se servait, dans sa peinture, de photos prises au cours de ses voyages.

    Anna Eva Bergman entretenait avec la nature un rapport quasi spirituel et elle a magnifiquement réussi à en capter la mobilité. Si sa peinture peut être rapprochée de certains artistes américains de son époque tels que Rothko ou Barnet Newman, son rapport au monde est plutôt proche d'artistes du XIXème tels que Turner ou Friedrich.

    Anna Eva Bergman, Voyage vers l'intérieur - Musée d'Art Moderne de Paris, 11, avenue du Président Wilson, 75116-Paris (01 53 67 40 00) jusqu'au 16 juillet 2023