Mark TOBEY (par Régine)
En ces temps de disette culturelle où seules les galeries sont ouvertes, il serait dommage de passer à côté de la passionnante exposition de Mark Tobey à la Galerie Jeanne Bucher-Jaeger fort heureusement prolongée jusqu'au 12 Février 2021.
Cet artiste de la côté Ouest des Etats Unis, né 10 ans après Hopper, 10 ans avant Rothko et Newman, et 20 ans avant Pollock est, peut-être à cause de son départ de New York ou de ses nombreux voyages, moins connu que ses illustres successeurs. Il fut cependant le précurseur de la grande peinture américaine des années 1950/1960.
Digne d'un musée, cette exposition monographique, réunissant une quarantaine d'oeuvres de 1940 à 1970, est la plus importante qui ait eu lieu en France depuis la rétrospective qui lui fut consacrée au Musée des Arts Décoratifs en 1961.
Né en 1890 dans le Wisconsin, Tobey fut formé à l'Art Institute de Chicago. Après plusieurs années passées à New York où il gagne sa vie comme illustrateur de mode, il part s'installer à Seattle sur la côté Ouest où son ami Teng K'Wai le forme à la calligraphie extrême orientale. Quelques oeuvres placées ici au début de l'exposition correspondent à cette période. Il se convertit alors à la foi Bahaïe, dont les principes d'harmonie entre les hommes et la nature correspondent à son besoin d'universalité, puis passe plusieurs années en Angleterre comme enseignant. Grand voyageur, il circule partout en Europe et au Moyen Orient où il s'intéresse de près à la calligraphie arabe. Plus tard, sa quête d'espace, d'énergie spirituelle et d'une vérité transcendantale le conduit en Asie : Colombo, Hong Kong, Shangaï et enfin au Japon où il séjour dans un monastère zen près de Kyoto.
La majeure partie des oeuvres exposées sont des temperas (peinture à l'eau et jaune d'oeuf) sur papier de petites dimensions. Y figurent également des monotypes (estampe tirée en un seul exemplaire) un peu plus grands et une unique huile sur toile prêtée par Beaubourg. On est loin des immenses tableaux de ses successeurs. L'exposition n'est pas chronologique mais organisée par affinité entre les oeuvres. J'ai choisi de vous parler de quelques unes d'entre elles qui m'ont particulièrement frappées. A vous de découvrir les autres.
La première qui happe mon regard en entrant dans la galerie est une fascinante petite tempera sur papier de 1960 baptisée Word et qui mesure 12,5 x 17 cm. (photo 1). Elle est une merveilleuse introduction à l'ensemble de son travail et un exemple de ses fameuses "écritures blanches" dont plusieurs autres sont ici présentées. Non seulement la taille de ce petit "all over" le différencie des oeuvres de Pollock, mais l'esprit qui s'en dégage est totalement différent. Constitué d'une tessiture extrêmement fine de lignes blanches qui recouvrent, telle une résille arachnéenne, un fond sombre qu'on devine très travaillé, elle nous révèle un monde. Comme des ondes ce lacis de lignes anime l'espace et le fait vibrer telle une substance incorporelle. Plus denses en haut à droite, traversées d'une ombre en son centre, les lignes s'animent de nouveau en bas à gauche. On pourrait s'imaginer en avion, survolant de nuit une grande ville illuminée, lumières blanches dans l'obscurité.
Une tempera de 1968, sans titre, d'un format plus important (67 x 48,5) nous offre un exemple différent d'écriture blanche (photo 2). Ici c'est un enchevêtrement inextricable, grouillant, vibrionnant de filaments blancs qui recouvrent entièrement un fond coloré que l'on entrevoit en bas du tableau et qui affleure en minuscules taches rouges dans le corps de l'oeuvre. Que dissimule ce rectangle peint différemment en bas à droite et qui perturbe le regard ? Echo à celui que l'on devine un peu plus haut ou invitation à entrevoir un univers différent ? L'espace pour Tobey, comme pour les civilisations asiatiques, n'est pas vide mais chargé d'énergie, de vie, d'ondes, de rayons, de bruits.
D'un tout autre ordre est la mystérieuse tempera de 1959 Pierced space (photo 3) traversée à la verticale par une trace évanescente rougeâtre et dont le fond ocré est partout perforé de façon très légère probablement par une aiguille (allusion au métier de sa mère qui était couturière ?). S'agit-il d'une poussière d'étoiles, d'un suaire apparaissant sur une surface scarifiée et douloureuse ou de l'ombre d'un corps ? Oeuvre mystérieuse et hautement polysémique. Tobey nous met ici encore face à notre imagination.
Abstraction - figuration sont pour lui des notions dépourvues de sens. Son travail qui relève évidemment du domaine visuel est plus que cela. En effet, chaque peinture est une ouverture vers un monde spirituel et nous plonge dans une méditation.
Dans des oeuvres, toujours de petites dimensions, Tobey nous propose le survol de villes, de villages, de lieux, plus qu'une déambulation au coeur de ceux-ci. En voici quelques exemples : le champ griffé en tous sens d'arabesques ocres de la tempera intitulée Extension from Bagdad de 1957 (21,5 x 27,9) offre une circulation affairée et chaotique (Photo 4). L'ambiance à la fois chaude, raffinée et tumultueuse qui se dégage de cette peinture fut sans doute celle ressentie par l'artiste lorsqu'il s'est promené dans cette ville et qu'il traduit ici avec délicatesse. Avec Rive gauche de 1955 (photo 5), c'est une configuration d'objet de formats divers cerclés de bleu flottant dans une atmosphère toute bleutée qui créent une ambiance de quiétude et d'harmonie. La multitude de petits carrés ou rectangles blancs qui couvrent Floting forms, tempera de 1954 fait penser à certains villages d'Afrique du Nord vus du ciel. En la regardant, l'image d'oeuvres de Paul Klee vient immédiatement à l'esprit. La captivante tempera City punctuations de 1954 (photo 6) peut se voir comme une ville vue de si haut que les maisons qui la compose se trouvent réduites à des points ou comme une pluie d'étoiles ou d'atomes. Temps et espace ont ici des accents d'éternité.
Pour Tobey le monde est un tout et ses oeuvres sont des métaphores picturales du macrocosme et du microcosme. Son souci est de révéler la structure profonde des choses. Avec Le monde des cailloux, très petite tempera sur papier de 1959 (15 x 15) il donne vie à la matière avec ces minuscules particules colorée agitées par un courant bleu ou violacé qui circule entre elles et les anime (photo 7). Vision au microscope de la matière. Quelques splendides monotypes qui clôturent l'exposition, rendent compte de la fascination toute orientale qu'exerçait la nature sur l'artiste. Deux d'entre eux, dont la taille et le format vertical font penser à des panneaux de paravent japonais, sont placés côté à côte (photo 8). Dans les deux des taches mouvantes semblent à la fois se disperser et s'aimanter et se déplacent lentement sur un fond neutre (l'eau, l'Ether ?). Rien n'est statique. Nous sommes face à un champ d'activité coloré. Dans l'une les teintes sont automnales : bleu presque noir et ocre, dans l'autre, plutôt printanières, elles sont rose pale et grise. Nature ou états intérieurs, les deux se superposent ici.
A la fois quête d'universalité et d'intériorité, cette peinture est une invitation au voyage dans des sphères mouvantes. Plus proche de Wols ou de Klee que de ses contemporains, non seulement par le format des oeuvres mais par l'esprit qui s'en dégage. Comme eux, Tobey transfigure le réel pour se rapprocher de l'essence des choses. C'est avec une imagination en éveil qu'il faut aborder ce travail toute empreint de poésie et de musicalité.
Tobey or not to be - Galerie Jeanne Bucher-Jaeger Marais - 5, rue de Saintonge, 75003-Paris (01 42 72 60 42). Prolongation jusqu'au 12 Février.