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  • Rebeyrolle, Lee Ufan, Benzaken par Régine et Sylvie

    Le plaisir de "faire un tour de galeries" tient à la possibilité de passer sans transition de l'univers d'un artiste à celui d'un autre. Ce plaisir peut se transformer en choc dû aux différences. Le constat est probant entre Paul Reyberolle (Galerie Claude Bernard), Lee Ufan (Galerie Kamel Menour) et Carole Benzaken (Galerie Nathalie Obadia) dont les expositions, qu'il faut vite aller voir, se terminent bientôt.

    Rebeyrolle dénonce, hurle, appelle à la résistance devant notre société où le goût du pouvoir et de l'argent deviennent le but de l'existence. Sa "Banquière" (photo 1)GEDC0013.JPG s'expose nue, sans complexe malgré son corps vieillissant qui occupe toute la toile. Elle vocifère, bras écartés, doigts crochus ; de sa bouche dégouline un torrent d'immondices. Des matériaux de rebut tel le crin, la paille de fer, des chiffons sont inclus dans le corps de la peinture. On reste saisi devant l'aplomb d'un être aussi repoussant. Le tableau qui fait partie d'une série de 1999 sur le monétarisme et intitulé "Le petit commerce" (photo 2) GEDC0005.JPGn'est guère plus réjouissant. Deux compères proposent à la vente, l'un en promo, l'autre en solde des déchets peu ragoutants. Avec "Le flux de l'argent" un robinet crache son eau sur un pauvre animal sanguinolent immobilisé sur une caisse par la force du jet et dont les haillons faits de jute véritable son englués dans la peinture.

    Rebeyrolle voyait rouge et quand on lui demandait les raisons de sa colère il répondait : "Nous vivons dans une société autophage où nous passons notre temps à nous bouffer les uns les autres au nom du pouvoir et de l'argent". On sort de l'exposition secoué par la force et la puissance de ces oeuvres.

    Il faut tout le dépouillement, la délicatesse et la simplicité de l'oeuvre de Lee Ufan pour se remettre de ces émotions. Au 47 de la rue St André des Arts sont exposées de grandes toiles toutes blanches, marquées seulement d'un unique coup de pinceau dont la couleur grise s'épuise jusqu'au blanc (photo 3 et 4)GEDC0015.JPGGEDC0016.JPG. Elles sont à regarder longuement , ensemble ou séparément, en changeant sa position dans l'espace pour percevoir la résonance qui s'établit entre elles par la seule variation de la disposition de cette trace sur chacune d'elle. A la différence des oeuvres de Paul Rebeyrolle qui vous empoignent immédiatement, lenteur et attention sont requises pour percevoir la puissance de celle de Lee Ufan.

    Mais surtout ne ratez pas l'installation placée dans le sous-sol du 6 rue du Pont de Lodi. Sa beauté est bouleversante. Avec une grande économie de moyen l'artiste nous fait toucher du doigt le lien entre l'univers visible et l'invisible. Il a couvert le sol de petits cailloux blancs, puis à différents endroits il a disposé trois grandes toiles dont il a recouvert la partie restée blanche de sable jaune qu'il a soigneusement ratissé, comme dans les jardins Zen, ne laissant apparaître que la forme peinte ; ainsi isolée, celle-ci change de texture pour devenir presque métallique (photos 5)GEDC0022.JPG. Trois pierres de couleurs différentes sont disposées de façon à ponctuer l'ensemble. Tout ici se passe entre les choses qui ne sont là que pour révéler l'espace qui les entoure. En y déambulant on éprouve un sentiment de plénitude, peut-être un moment d'éternité.

    Le travail de Carole Benzaken (prix Marcel Duchamp 2004) suit imperturbablement son chemin dans le flou des images par une mise à distance de la réalité. J'avais adoré "By night" au Mac Val, vision effacée d'un passage en voiture. Ce qu'elle présente pour quelques jours encore à la galerie Obadia ne décevra pas ceux qui apprécient son art entre figuration et abstraction. La surprise viendra de la proposition plastique autour du thème de l'arbre et de l'incursion dans la troisième dimension. Prenons deux exemples à l'appui.

    004 Benzaken-Migrations 3-2013-.JPG007 Benzaken- Sans titre- 2013.JPG008 Benzaken- gros plan de Sans titre.JPGL'arbre comme sujet principal : "Migrations 3" (2013, 120x120cm. photo 6) laisse voir dans un cadrage serré qui occupe tout l'espace, de proches branches d'une netteté calligraphique sur d'autres déjà plus lointaines, plus diffuses ; sorte de stratification de lignes douces et floues, de lignes nettes et griffues et de taches oranges veloutées, explosives et vibrantes de ce qui pourrait être des fleurs de magnolias, thème délibérément choisi. Cette encre de Chine et crayon s'inscrit dans du verre feuilleté opalescent, sorte de boite lumineuse, qui lui confère une immatérialité particulière. On est loin de la figure réelle de la fleur pré-annonciatrice du printemps. L'image, tremblée, nous renvoie à l'incertitude de notre regard.

    La superposition tactile de bandelettes de papier, peintes à l'encre de Chine et lithographique, sur un fond également peint en noir et blanc semé de taches colorées, crée, dans "Sans titre" de 2013 (photo 7 et gros plan 8), un effet d'optique stimulant pour l'oeil. Les multiples lignes verticales de surface se déploient comme des bobines de films suspendues ou quelque portière génératrice d'ombre. Ce rideau ainsi fragmenté - mais ne dirait-on pas une forêt ? - se mêle aux motifs de l'arrière plan, les contamine et brouille notre vision. L'image verticale, légère, gaie et fugace au fil de notre déplacement, inscrit, dans son prolongement au sol, un brouillé différent d'une surprenante densité. A deux positions deux perceptions. Carole Benzaken se pose et nous pose la question : qu'est-ce qu'une image ?

    Paul Rebeyrolle, Lee Ufan, Carole Benzaken, trois grands talents, trois visions du monde, aussi différentes que possible. C'est toute la richesse de l'art qui nous est donné en l'espace de quelques rues...

    Paul Rebeyrolle, Galerie Claude Bernard,  7/9 rue des Beaux Arts, 75006-Paris. Jusqu'au 18 janvier 2014.

    Lee Ufan, Galerie Kamel Menour, 47 rue St André des Arts et 6 rue du Pont de Lodi. Prolongation jusqu'au 25 janvier 2014.

    Carole Benzaken, "Oui, l'homme est un arbre des champs", Galerie Nathalie Obadia, 3 rue du Cloître Saint Merri, 75004-Paris. Jusqu'au 11 janvier 2014.

  • Tapis et tapisseries (par Sylvie)

    Simple concours de circonstances ou phénomène de mode, la tapisserie s 'expose  simultanément en deux lieux parisiens.  Une belle occasion de réviser nos idées reçues sur cet art très ancien demeuré depuis quelques siècles, à l'ombre des arts plastiques. Deux expositions qui témoignent de l'histoire de l'art, des innombrables possibilités de la création textile et des rapports entre beaux-arts et arts appliqués. Reste à voir si la plus étoffée est la plus convaincante.

    Le MAM de la Ville de Paris présente une centaine de tapis et tapisseries de différentes époques et régions du monde, de différentes techniques jusqu'aux plus nouvelles et d'artistes plus ou moins récents. Un regroupement par thèmes évoque soit les traditions extra-occidentales du type ethnologique (Primitivismes), les motifs moyen-orientaux (Orientalismes), les liens entre ces supports et l'habitat (le Décoratif), entre peinture et tapisserie (le Pictural), soit la troisième dimension (le Sculptural). Une telle abondance donne un peu le tournis. Le MAM de la Ville de Paris qui dispose depuis les années 80 d'un département art et création textile (ACT) veut le rappeler et une large part de ce qui est montré concerne les créations extra-européennes. On se reposerait volontiers sur les canapés posés là comme au théâtre mais les tapis d'orient qui les recouvrent sont plus intimidants qu'accueillants et le fond sonore, dit "musique d'accompagnement" ne comble pas de bonheur. Ne négligeons pas pour autant notre plaisir d'amateurs de contemporain devant les couleurs et les motifs géométriques éminemment modernes de certaines pièces de l'art islamique et quelques pièces actuelles de ce "Decorum" qui font sortir tapis et tapisseries du classicisme ou de la planéité.

    037 Mai-Thu Perret-The Crack up IX..JPG014 Pae White 2012.JPG019 Brassaï.JPG029 Maille n°8- Pierrette Bloch-1974.JPG020 Abdoulai Konate- croix de lumière- 2010.JPGThe Crack- up IX ( 2012) de Mai Thu Perret fait du sombre psychodiagnostic de Rorschach un motif de contemplation coloré et velouté (1). Les volutes de fumées de Berlin B, (2012) de Pae White semblent photographiés 022 Jagoda Buic- Hommage à P.Pauli- 1970-71.JPGplutôt que tissés (2). Toute la rigidité d'un mur se retrouve dans la chair textile de Grafitti (1969-1970) de Brassaï (3). Fidèle au noir de l'encre, Pierrette Bloch lui donne corps dans Maille 8 (1974) par un subtile crochetag (4). On peut s'amuser du cousu- collé de Guidette Carbonell , Hibou-rock (1978) mais la puissance du travail de Jagoda Buic, fait de laine, de fils métalliques et de cordage de chèvre, en impose: est-ce un rempart géant ou les colonnes de quelque temple détruit ?(6). Je finirai par la spiritualité et la tradition africaine de la Croix de lumière (2010), en petites pièces de textile collées comme des post-it d'Abdoulaye Konate (5).

    La tapisserie s'affiche aussi dans une moindre mesure mais plus aérée, à la galerie des Gobelins. De façon à la fois plus traditionnelle et plus charmeuse elle montre une petite sélection d'oeuvres françaises du XVIe au XXIe siècle sur le thème de la nature. Il est vrai que depuis les"Verdures" et les "Mille Fleurs"du Moyen Age, les grandes feuilles d'acanthe du XVIème siècle, le cycle des saisons et les paysages du XVIIIème  - l'exposition nous les rappelle - on a un peu oublié ce que cet art avait produit. Il a fallu attendre les années 40-50 du XXème siècle avec le travail de Jean Lurçat pour qu'on le redécouvre. Aujourd'hui les artistes, souvent peintres, y consacrent une part de leur talent : point de passéisme et d'austérité mais une modernité assumée née d'un travail étroit avec les lissiers des manufactures nationales des Gobelins et de Beauvais. Passé et présent se comparent et se répondent, gros plans et paysages se succèdent, le mobilier a sa place comme support et, voilà qui est clairement démontré, la tapisserie reflète les tendances de la peinture, de la photo et des technologies modernes. Chaque artiste garde le caractère spécifique de sa peinture malgré le changement de médium, ce qui bouscule un peu notre perception, que ce soit celle de l'artiste ou celle de la tapisserie.                                                                     

    BV-493-000 - photographe Philippe Sébert - copie.jpgBV-369-000 - photographe Ph.jpggob-1582-000- photographe I.jpgGOBT-1373-000_9-2012-1.jpgGOBT-1353-000 photographe I.jpgYves Oppenheim ouvre en fanfare notre tour d'horizon. Pure abstraction multicolore bien qu'on puisse y deviner peut-être quelques fleurs éclatantes, sa tapisserie (Beauvais 2010), conçue comme un polyptyque, est lumineuse et réjouissante. Les lignes créent un lacis sans dimension narrative et la présentation suspendue dans le vide permet d'évaluer l'envers des choses et les arcanes de la fabrication. Une prouesse !(1). Les 3 arbres"(Beauvais1989) de Mario Prassinos jouent les négatifs où noirs et blancs sont inversés (2). Verrez vous la voûte céleste ou le mouchetage de la plante elle-même dans L'Aucuba (Savonnerie 2005) de Marc Couturier (3)? On retrouve tel qu'en lui-même le bleu métallique et le rêve des toiles de Jacques Monory sur la laine souple de Velvet jungle n°1 (Gobelins 2012) (4). Clin d'oeil au lieu où nous sommes Le jardin des Gobelins (2012) de Christophe Cuzin s'ouvre tel un Matisse intimiste, dans l'encadrement de la fenêtre, mais traité en petits carrés comme un code à flasher (5).

    DECORUM, Musée de l'Art Moderne de le Ville de Paris, 11 av du Président Wilson, 75016 Paris. Jusqu'au 9 février 2014.

    GOBELINS PAR NATURE, galerie des Gobelins, 42 av des Gobelins, 75013 Paris. Jusqu'au 19 janvier 2014