Tapis et tapisseries (par Sylvie)
Simple concours de circonstances ou phénomène de mode, la tapisserie s 'expose simultanément en deux lieux parisiens. Une belle occasion de réviser nos idées reçues sur cet art très ancien demeuré depuis quelques siècles, à l'ombre des arts plastiques. Deux expositions qui témoignent de l'histoire de l'art, des innombrables possibilités de la création textile et des rapports entre beaux-arts et arts appliqués. Reste à voir si la plus étoffée est la plus convaincante.
Le MAM de la Ville de Paris présente une centaine de tapis et tapisseries de différentes époques et régions du monde, de différentes techniques jusqu'aux plus nouvelles et d'artistes plus ou moins récents. Un regroupement par thèmes évoque soit les traditions extra-occidentales du type ethnologique (Primitivismes), les motifs moyen-orientaux (Orientalismes), les liens entre ces supports et l'habitat (le Décoratif), entre peinture et tapisserie (le Pictural), soit la troisième dimension (le Sculptural). Une telle abondance donne un peu le tournis. Le MAM de la Ville de Paris qui dispose depuis les années 80 d'un département art et création textile (ACT) veut le rappeler et une large part de ce qui est montré concerne les créations extra-européennes. On se reposerait volontiers sur les canapés posés là comme au théâtre mais les tapis d'orient qui les recouvrent sont plus intimidants qu'accueillants et le fond sonore, dit "musique d'accompagnement" ne comble pas de bonheur. Ne négligeons pas pour autant notre plaisir d'amateurs de contemporain devant les couleurs et les motifs géométriques éminemment modernes de certaines pièces de l'art islamique et quelques pièces actuelles de ce "Decorum" qui font sortir tapis et tapisseries du classicisme ou de la planéité.
The Crack- up IX ( 2012) de Mai Thu Perret fait du sombre psychodiagnostic de Rorschach un motif de contemplation coloré et velouté (1). Les volutes de fumées de Berlin B, (2012) de Pae White semblent photographiés plutôt que tissés (2). Toute la rigidité d'un mur se retrouve dans la chair textile de Grafitti (1969-1970) de Brassaï (3). Fidèle au noir de l'encre, Pierrette Bloch lui donne corps dans Maille 8 (1974) par un subtile crochetage (4). On peut s'amuser du cousu- collé de Guidette Carbonell , Hibou-rock (1978) mais la puissance du travail de Jagoda Buic, fait de laine, de fils métalliques et de cordage de chèvre, en impose: est-ce un rempart géant ou les colonnes de quelque temple détruit ?(6). Je finirai par la spiritualité et la tradition africaine de la Croix de lumière (2010), en petites pièces de textile collées comme des post-it d'Abdoulaye Konate (5).
La tapisserie s'affiche aussi dans une moindre mesure mais plus aérée, à la galerie des Gobelins. De façon à la fois plus traditionnelle et plus charmeuse elle montre une petite sélection d'oeuvres françaises du XVIe au XXIe siècle sur le thème de la nature. Il est vrai que depuis les"Verdures" et les "Mille Fleurs"du Moyen Age, les grandes feuilles d'acanthe du XVIème siècle, le cycle des saisons et les paysages du XVIIIème - l'exposition nous les rappelle - on a un peu oublié ce que cet art avait produit. Il a fallu attendre les années 40-50 du XXème siècle avec le travail de Jean Lurçat pour qu'on le redécouvre. Aujourd'hui les artistes, souvent peintres, y consacrent une part de leur talent : point de passéisme et d'austérité mais une modernité assumée née d'un travail étroit avec les lissiers des manufactures nationales des Gobelins et de Beauvais. Passé et présent se comparent et se répondent, gros plans et paysages se succèdent, le mobilier a sa place comme support et, voilà qui est clairement démontré, la tapisserie reflète les tendances de la peinture, de la photo et des technologies modernes. Chaque artiste garde le caractère spécifique de sa peinture malgré le changement de médium, ce qui bouscule un peu notre perception, que ce soit celle de l'artiste ou celle de la tapisserie.
Yves Oppenheim ouvre en fanfare notre tour d'horizon. Pure abstraction multicolore bien qu'on puisse y deviner peut-être quelques fleurs éclatantes, sa tapisserie (Beauvais 2010), conçue comme un polyptyque, est lumineuse et réjouissante. Les lignes créent un lacis sans dimension narrative et la présentation suspendue dans le vide permet d'évaluer l'envers des choses et les arcanes de la fabrication. Une prouesse !(1). Les 3 arbres"(Beauvais1989) de Mario Prassinos jouent les négatifs où noirs et blancs sont inversés (2). Verrez vous la voûte céleste ou le mouchetage de la plante elle-même dans L'Aucuba (Savonnerie 2005) de Marc Couturier (3)? On retrouve tel qu'en lui-même le bleu métallique et le rêve des toiles de Jacques Monory sur la laine souple de Velvet jungle n°1 (Gobelins 2012) (4). Clin d'oeil au lieu où nous sommes Le jardin des Gobelins (2012) de Christophe Cuzin s'ouvre tel un Matisse intimiste, dans l'encadrement de la fenêtre, mais traité en petits carrés comme un code à flasher (5).
DECORUM, Musée de l'Art Moderne de le Ville de Paris, 11 av du Président Wilson, 75016 Paris. Jusqu'au 9 février 2014.
GOBELINS PAR NATURE, galerie des Gobelins, 42 av des Gobelins, 75013 Paris. Jusqu'au 19 janvier 2014