Ecritures illisibles (par Sylvie)
L' enclave est dans le pré-carré réservé aux artistes-femmes du Musée de l'Art Moderne, au Centre Pompidou à Paris. Y sont réunies quelques oeuvres de petit format sous le titre "Ecritures illisibles". Dans un premier temps, elles portent à croire qu'il s'agit d'exercices d'écriture ou de quelques codex inconnus. Roland Barthes, dans les années 60, avait eu le mot juste à leur sujet. ce sont effectivement des "écritures illisibles", des simulacres sans contenu linguistique et sémantique mais au fort pouvoir visuel.
Ces graphies minuscules occupent l'espace du papier avec une régularité presque géométrique semblable à la mise en page de journaux ou de livres. Elles font oeuvre de communication sans rien communiquer. L'organisation propre à l'écriture alphabétique est respecté mais le texte est devenu image, une image abstraite, et le mot, matériau de l'oeuvre. Il y a du jeu dans ces textes à résonnances conceptuelles. Puisque la littérature a laissé la place aux arts plastiques, on ne lit pas , on regarde. C'est très beau, très intimiste et attachant jusqu'à faire oublier le côté parfois provocateur.
Diario n°1, 1972, de Mirtha Dermisache se présente comme la double page d'un journal en noir et blanc, avec de gros titres , des colonnes de texte, du lache et du serré. Tout est parfaitement organisé et graphiquement équilibré. Pourquoi copier la presse ? Mirtha Dermisache est argentine (née en 1940) et pratique ce type de travail depuis les années 70. Elle prône la nécessité d'un art-action, art de résistance et d'insubordination mêlant corps et politique. Le pseudo journal renvoie probablement à la désinformation de la presse locale de l'époque. A copier la présentation, l'artiste marque une volonté d'occulter un contenu et d'entrer elle même en écriture. Le résultat est plus construit que l'écriture automatique des Surréalistes qui donnaient libre cours à leur inconscient (voir Max Ernst ou Dotremont) et, derrière la maquette se profile l'idée de message, celui du refus. Une illisibilité de départ à rapprocher de celle à posteriori de Pierre Buraglio. Dans la page d'agenda de "Now the time" il parait avoir voulu effacer sa vie en rayant son emploi du temps.
Les 9 pages des "Eigenschriften" (Ecritures pour soi), pastel sur papier, 1969, d'Irma Blank, argentine elle aussi (née en 1934), participent de la même autocensure et de la même volonté d'affirmer sa position." Ecriture du silence et du néant qui nie et accorde tout". Les signes, petits bâtons perçus comme roses bien qu'ils soient faits d'une juxtaposition de rouge et de bleu, sont disposés de façon conventionnelle propre à la temporalité. Serrés, ils s'alignent sans ponctuation, comme une intarrissable logorée ou, peut-être, avec la densité d'un exercice spirituel. Et couvrent 9 pages. On pense à la "Peinture, écriture rose" de Hantaï qui recopiait à l'encre colorée, les uns sur les autres, les textes sacrés les rendant ainsi illisibles (l'horreur du vide) mais d'une grande beauté plastique. Aussi peu élaborés que des signes primordiaux, d'avant la langue, les écritures d'Irma Blank inscrivent, par le biais du geste, un texte- image, inutile certes mais chargé d'allusions.
Les écritures de Pierrette Bloch (née à Paris en 1928) nous rappellent davantage celles d'Henri Michaux ou les calligraphies chinoises, on y sent la pression de la main et les signes y sont plus individualisés. Pierrette Bloch décline à l'infini le point ou le trait. Plus ou moins gros, plus ou moins espacés, ces formes simples, abstraites, alignées, débouchent sur une composition à la fois rigoureuse et fantaisiste, un travail sur l'espace, le temps et le mouvement infini, un mystérieux murmure extrèmement poétique. La Ligne de papier, encre sur papier, 2002, qui figure ici, témoigne, dans sa rigueur, d'un attachement aux matériaux pauvres, aux subtiles variations du noir et blanc que permet l'encre de Chine, et au déploiement répétitif du geste qui donne rythme fluidité et légèreté. Si vous avez été comme moi infiniment séduits par ce travail - et il y a là d'autres exemples -, courrez à la galerie Karsten Greve voir le parcours rétrospectif de l'artiste et, en particulier les lignes en crin de cheval (2002) légères comme des notes de musique sur une portée et un somptueux tissage en lacet de coton (1974). Comme quoi le latin dit vrai: texte ou texture l'origine est la même.
Ecritures illisibles, MNAM Centre Pompidou, place Beaubourg,75004 Paris. 01 44 78 12 33. Pierrette Bloch, galerie Karsten Greve, 5 rue Debelleyme, 75003 Paris.01 42 77 19 37, jusqu'au 12 fevrier 2011.
Commentaires
Bonjour,
Sylvie, à la lecture de votre texte, il me semble nécessaire de rappeler les propres mots de Mirtha Dermisache concernant son travail : " seul un fragment de la dernière page de Diario n°1 año 1, journal a-sémantique, est une référence aux événements tragiques de Trelew. C’est le seul événement politique qui trouve une résonance dans l’ensemble de ma production depuis 1966. Je n’ai jamais, en dehors de ce cas précis, attribué de dimension psychologique à mon travail. Et cela quelqu’en soit la nature, ce qui me distingue notamment de Réquichot. J’en veux pour preuve les titres que je donne à chacun de mes travaux (et donc de mes publications) qui se limitent à les identifier par la nature du format (livre, lettre, journal, carte postale, cahier, newsletter, lecture publique, etc.) et la place qu’ils occupent dans une année de production : par exemple, Libro n°8-1970 (édité par Florent Fajole en 2003)” [extrait du texte de présentation officiel de l'exposition elles@centrepompidou, publié sur le blog : http://elles.centrepompidou.fr/blog/?p=936]. Ce que vous écrivez est tout à fait applicable au travail d'un autre artiste argentin, Leon Ferrari qui, à l'instar de Réquichot, écrivait des lettres d'insultes illisibles aux pouvoirs (il)légitimes. Mais il en va tout autrement de la démarche de Mirtha Dermisache pour les raisons qu'elle indique dans ce court extrait. La question, chez elle, est d'une toute autre nature. C’est le plan par lequel s’établit la relation entre la structure communicationnelle qui donne le format, le moule si vous préférez, et le geste traceur. Cette relation est prise de forme. Il s’agit du rapport de forces, indépendamment des événements, aussi tragiques soient-ils, présidant à l’individuation du trait. Placer ces publications sous l'angle de la politique, ce serait manquer ce que ces écritures font au politique, en l'occurrence à l’ordre invariable de la sémantique. Ce serait manquer ce qu’elles ne parviennent justement pas à produire, soit le nivellement, l’homogénéisation, le point de fixation qui fait le référent et stabilise la lecture. Ce serait ainsi manquer ce qu’elles se font à elles-mêmes. Car ces écritures ne sont pas seulement en conflit avec le référent, elles le sont également, et peut-être en premier lieu d’ailleurs, avec elles-mêmes ; quand bien même marqueraient-elles leur radicale Différence en épousant les mises en forme de nos habitudes de lettrés, comme pour mieux signifier la distance incommensurable qui les en sépare. N’est-ce pas là installer au cœur même de l’écriture la dimension du dyspositif, au sens où l'entend Georges Didi-Huberman : un dispositif dont le mode de fonctionnement est le dysfonctionnement ou le démembrement.
Mirtha Dermisache inscrit sa démarche à ce niveau précis où la singularité et le dyspositif se manifestent, non pas hors du temps (celui de la culture) mais à l'intérieur de cette histoire qu'elle aborde ainsi de façon critique. Il s'agit bien d'écrire à nouveau et d'adopter la posture du devenir de l’écriture ; et non, comme le pensait Roland Barthes, de produire une essence . Si ce n'est pas contre des événements particuliers que l'artiste argentine "écrit", c'est en interrogeant toute forme d'économie, de dispositif, sémantique à l'intérieur des codes expressifs et communicationnels de notre culture. Mirtha Dermisache semble de ce fait poser la même question que Giorgio Agamben : qu'est-ce qu'un dispositif? Une question transversale (dans le temps et dans l'espace) et irréductible à un contexte particulier.
Florent Fajole, éditeur.
Bravo et merci Sylvie pour ton blog
Tu sais nous transmettre ton amour pour l'art avec brio
Quel remarquable travail
A très bientôt j'espère