Georg Baselitz (par Sylvie)
Totems ou bonhommes de bois ?
Les deux grandes effigies de 3m de haut monobloc, en bois barbouillé de bleu, taillées sommairement dans des troncs, dégagent dans le vaste espace de la galerie Thaddaeus Ropac une force primitive et rassurante comme les statues de l’île de Pâques ou certains totems des Arts premiers. Un Collodi pourrait-il animer ces sortes de poupées de bois ?
Ce sont des figures maladroites, presque inachevées, comme le sont souvent les grands portraits peints tête en bas qui ont fait la renommée de cet artiste germanique, Georg Baselitz, né en 1938, un figuratif dans l’abstraction allemande des années 80. On peut les trouver laids parce qu’à peine dégrossis. C’est le propre de l’Art brut, il dérange. Toutes deux sont assises, droites dans leurs bottes (des godillots noirs mal équarris, bien ancrés dans le réel) le coude droit appuyé sur le genou, la main sur l’oreille (à l’écoute ?) et couverts d’une casquette blanche, carrée, très germanique sur laquelle est inscrit ou étiqueté le mot « zéro », un mot qui questionne : ont-ils la tête vide? Est-ce l’origine de l’œuvre, le bois, qui est peu de chose?
A regarder de plus près, ces formes élémentaires gardent sur elles les traces brutales de la hache et de la scie qui les a façonnées. On ne les caresserait pas de peur de se faire mal. Du fait même qu’elles sont peu détaillées, leur phallus est d’autant plus provocateur et agressif. La couleur bleue, un bleu de Prusse délayé au blanc qui m’a paru doux et gai, passé, semble-t-il à la hâte comme de l’aquarelle, laisse voir le bois naturel, la chair du support. J’ai cru sentir dans ce détail une trace évidente de l’attachement personnel et sensible de Baselitz à l’arbre, à la forêt, cette puissance métaphorique propre à la culture allemande et qui résume toute l’histoire de son peuple. Le bleu ne fait pas qu’habiller ces êtres monumentaux, il couvre leur visage comme le charbon celui des mineurs remontant à la surface, aussi noir que leur combinaison et rempli de lassitude. Les géants de Baselitz, mélancoliques et contemplatifs, dont les yeux dégoulinent de blanc ont l’air de s’interroger sur le monde, cherchant pathétiquement appui. Ils pourraient bien symboliser une forme de négation de l’individu comme le mot « zéro » sur leur casquette (qui se réfère à une marque de matériel pour peintres en bâtiment qui a fait faillite) alors que leur taille colossale impose l’image presque aveuglante du fantôme de l’histoire.
Pinocchio, le pantin de Collodi est devenu un enfant après le dur apprentissage de la liberté ; les bonshommes en bois de Baselitz seraient-ils, l’image d’une Allemagne longtemps muselée…qui a encore soif de liberté ?
Georg Baselitz, sculptures monumentales, galerie Thaddaeus Ropac, 7 rue Debelleyme, 75003 Paris. Jusqu'au 29 mai.