Non seulement Sophie Calle a du talent, mais elle a un culot qui laisse pantois. Solliciter la réaction de 107 femmes, choisies pour leur métier et leur renommée, à la lettre de rupture de son amant se terminant par "Portez-vous bien", rendre public ce texte et les réponses, orchestrer et mettre en scène l'ensemble, il n'y a qu'elle pour avoir cette audace et c'est magnifiquement réussi.
Après Venise où cette oeuvre a été montrée pour représenter la France à la dernière biennale, l'artiste investit la prestigieuse salle Labrouste de la Bibliothèque Nationale et recrute (par petite annonce dit-elle) Daniel Buren pour orchestrer le tout.
La visite de cette exposition procure bien des plaisirs : outre celui de revoir cette salle enfin de nouveau ouverte au public, celui d'être ébloui par la mise en scène, de jubiler devant l'intelligence et la complexité du propos. L'installation, en s'adaptant à la hauteur, à la rotondité, aux différents niveaux de la salle, l'exprime visuellement.
Sur les rambardes des balcons sont accrochés des panneaux où sont retranscrites les réponses adressées à Sophie Calle et les photographies de leurs auteurs, souvent célèbres ; juste au dessous, sur des pupitres, des classeurs reprennent ces textes afin de les rendre plus accessibles aux visiteurs. Entre les mains de toutes ces femmes le mail (puisque c'est sous cette forme que la rupture a été formulée) est passé au crible ; il est décortiqué sur le plan juridique, phonétique, psychanalytique, linguistique, intertextuel et même talmudique par les plus grandes spécialistes de la question. Il fait aussi l'objet de ripostes et de manipulations diverses : textes littéraires, cocotte en papier, transcription en langage SMS, écriture cruciverbiste, sténographique et j'en passe.
En bas et au centre, sur les tables de travail, des écrans vidéo, installés ici ou là, projettent des artistes français ou étrangers, lisant en boucle et sous des formes infiniment variées la fameuse lettre de rupture. Ici c'est Natahlie Desay qui la chante façon lyrique, là une chanteuse de fado façon tragique, là encore une pop façon rythmique ; plus loin c'est une femme clown qui s'en moque, des actrices de nationalités différentes qui la disent dans leur langue sur tous les tons possibles.
Au fond de la salle épousant la forme d'une des alvéoles du plafond et dominant l'ensemble, une vidéo laisse défiler le film de femmes lisant la lettre dans tous les langages possibles.
Au cours de sa visite, le spectateur est assailli de questions : ce mail a-t-il été réellement écrit par son amant ou Sophie Calle l'a-t-elle rédigé de toute pièce ? Daniel Buren a-t-il été recruté par petite annonce, ou a-t-il été délibérement choisi pour son talent ? Dérision que tout cela, le plaisir est dans l'interrogation, non dans la réponse.
Certes, l'immense choeur de femmes qui, depuis les entrailles de la bibliothèque, répète inlassablement le même texte donnant corps à cette profusion de réactions et de commentaires qui entourent la salle, met en scène et rejoue devant nous la guerre des sexes, mais cet excès ne se retourne-t-il pas avec ironie contre le féminisme de leurs auteurs ?
C'est dans ce perpétuel va et vient entre une question et les réponses que réside la richesse de cette installation. En utilisant le comique de répétition, l'artiste joue à merveille de la dérision de la dérision.
Oui, Sophie Calle "a pris soin de nous".
Bibliothèque Nationale de France - Site Richelieu, 58 rue de Richelieu, 75002-Paris (Métro Bourse). 01 53 79 53 79. Fermé les jours fériés. Sophie Calle "Prenez soin de vous", juqu'au 8 juin (Salle Labrouse).