Cy TWOMBLY (par Régine)
Une grande rétrospective de l'artiste américain Cy Twombly vient d'ouvrir ses portes au Centre Pompidou. Elle est magnifique et je ne saurai trop vous inciter à aller la voir. Elle risque cependant d'en désorienter plus d'un car nombre de ces peintures peuvent apparaître comme des gribouillages un peu puérils et simplistes jetés de façon aléatoire sur le papier ou sur la toile.
Pour vous permettre de surmonter cette première impression négative, et de vous laisser toucher par le charme inexprimable qui émane de cette oeuvre, j'ai délibérément choisi d'analyser, à titre d'exemple, pour sa complexité malgré sa simplicité apparente, une oeuvre de 1975 intitulée "Mars and the artist".
Les impressions étant contradictoires commençons par la décrire :
Dans le bas du tableau un carré de papier frotté de peinture à l'huile a été collé ; dans sa partie supérieure un grand rectangle a été appliqué recouvrant une petite partie du carré. Sur la gauche, leur présence est soulignée par un trait noir qui suit leurs découpes. Quatre obliques parallèles, dont certaines sont à moitié effacées, recouvrent des tracés à demi estompés dans la partie supérieure gauche. Elles sont accompagnées de demi-cercles qui se résorbent dans un frottis de blanc crémeux teinté de rouge et de bleu (photo 2). Sous ces obliques et au centre, une série de gribouillages effectués au crayon de couleur vert et rouge coiffe la partie inférieure de l'oeuvre (photo 3). Du bas du tableau jaillit une longue tige surmontée d'une fleur à trois pétales accompagnée du mot "Artist". Des annotations sont distribuées ça et là sur le papier, des mots lisibles comme "electrum" et "artist" au centre, "Mars" et "an artist" à droite et des notes plus ou moins énigmatiques gribouillées, à demi effacées ou raturées (lettre, chiffres) mêlées aux tracés ou maculatures auxquelles s'ajoute la signature de l'artiste (initiales et date) traitée de la même manière.
Le titre de l'oeuvre "Mars and the artist" évoque un sujet mythologique. S'ils ne sont pas représentés leurs graphies y sont inscrites ,: "Mars" en grand à droite dans la partie médiane mais avec un M à peine esquissé ; (photo 4) si on le supprime reste ARS. Effacé le nom du dieu de la guerre, l'art peut s'imposer avec d'autant plus de force que le mot "artist" apparaît à plusieurs endroits : au dessus de Mars, dans le tumulte des lignes en haut à gauche et près de la fleur (comme le printemps qui éclot en mars, il transforme le monde).
Placé au milieu de tableau le mot "electrum" (voir photo 3) évoque l'alliage de Mars et de l'Artiste tel celui de l'or et de l'argent, le métal antique qu'était l'électrum.
Quant aux couleurs, elles sont délicates et à peine évoquées : le bleu et le carmin dont il ne reste que quelques lambeaux dans le haut de la toile, le rouge vermillon et le vert griffonnés au centre. Ces traces émergent de la couleur légèrement ocre de l'arrière plan comme des sensations colorées. Twombly n'illustre pas un thème, mais fait affleurer ce dont nous somme faits, cette culture dans laquelle nous baignons sans même en avoir conscience.
Quant à la composition, comparée à celle d'une oeuvre classique, elle est bien maladroite. Le regard erre de gauche à droite depuis les obliques du haut jusqu'au mot Mars en passant par le griffonnage du centre, la fleur, le mot artist, la signature, il s'échappe du cadre et recommence. Cette instabilité est manifestement voulue par l'artiste et toute l'organisation de l'oeuvre y concourt. N'est-ce pas en écho aux deux activités éternelles de l'humanité : la guerre et l'art ? (Mars and the artist).
La diversité des composants utilisés est frappante : pour le fond, trois papiers différents légèrement collés les uns sur les autres ou se chevauchant ; pour les formes : peinture à l'huile, craie, fusain et crayon. Ce faisant Twombly rappelle qu'une oeuvre d'art est d'abord un objet fait avec des matériaux. L'espace n'est pas peint, juste un peu colorié. Les graffitis, les couleurs qui l'occupent ne sont pas appuyés. Ils sont appliqués sur un fond déjà sali, fond auquel l'artiste rend toute son importance. La couleur n'est pas posée au pinceau, elle est appliquée de façon interrompue comme si l'artiste faisait des essais et les effaçait. Ainsi les matériaux utilisés prennent vie en tant que substances : leur couleur n'est pas mise au service d'une représentation, elle est la matière, la prise de conscience de leur réalité. Twombly dit la couleur, dit l'outil.
Contemplant "Mars and the artist", on croit voir les gestes de l'artiste : tracer, gommer, griffonner, effacer, pulsions hâtives et secrètes, élan émotionnel sous-jacent. Les lettres sont faites sans application, les mots écrits du bout des doigts. Répartis ici ou là, certains lisibles, d'autres pas, ils sont comme des annotations ou des commentaires. En s'opposant à la maîtrise Twombly nous fait entrevoir ce qu'il y a sous l'oeuvre avant qu'elle se mette en place, ce qu'il y a sous une pensée avant qu'elle prenne forme. Les mots inscrits font partie de son imaginaire et non de son savoir. Rendre visible le fond culturel qu'il porte en lui, tel est le sens de sa recherche. Par le geste liant l'inscription et l'effacement, sont joints en un seul état ce qui apparaît et ce qui disparaît, ce qui fut et ce qu'il en reste. Le rapprochement avec le palimpseste, souvent comparé à la mémoire, s'impose donc. La fleur a été écrite puis effacée mais les deux mouvements restent vaguement en surimpression, le M de Mars est recouvert d'un badigeon blanchâtre, plusieurs mots sont illisibles, des traces de couleur émergent ici ou là. Ce qui en définitive se donne à voir est l'effacement ou comment le passé apparaît dans le présent.
"Mars and the artist" renvoie aux éléments fondamentaux de la peinture : la composition, le matériau, le geste. En associant le mot artist à une fleur, à Mars, à quelques traits futuristes dans le haut du tableau, Cy Twombly semble nous faire voir que les idées ou les oeuvres ne sont pas des figures brillantes qui sortent toutes faites de la tête ou des mains de leur auteur, mais qu'avant de prendre forme elles ne sont que des maculatures un peu tremblées sur un fond vague, traces de l'art et de la culture qui les ont précédés.
Si ces différentes caractéristiques que nous venons de détailler sont présentes dans toute son oeuvre (désinvolture des graphies, délicatesse des couleurs, références mythologiques, diversité des matériaux utilisés, opposition à la maîtrise, présence de fleurs), abstraite au début, sa peinture va osciller entre figuration et abstraction. Les formats vont s'agrandir, la notion de série s'imposer et la couleur devenir son sujet principal.
Magnifique point d'orgue de cette évolution "Blooming" de 2001-2008 vers la fin de l'exposition (photo 5). Sur un fond très blanc, une multitude de fleurs écarlates (pivoines, dahlias ?), sommairement dessinées, s'épanouissent sur la toile avant de s'échapper vers le haut du tableau laissant derrière elles la trace liquide de leur passage. Tel Monet avec les Nymphéas, Cy Twombly nous immerge dans la peinture et dans la couleur; Véritable ode à la peinture et à la couleur.
Cy Twombly - Centre Pompidou, Place George Pompidou, 75004-Paris (Tél : 01 44 78 12 33) jusqu'au 24 avril.