Céleste BOURSIER MOUGENOT et Patrick NEU (par Régine)
Céleste BOURSIER MOUGENOT
Pour ceux qui ne peuvent se rendre à Venise, et même pour ceux qui s'y rendront, un expérience unique est à vivre en ce moment au Palais de Tokyo.
Avec l'installation "Acqua Alta" - référence faite aux pics de marée submergeant parfois la cité des Doges obligeant ses habitants à se déplacer sur des passerelles piétonnes - Céleste Boursier Mougenot a eu l'idée stupéfiante d'inonder une partie du rez-de-chaussée du Palais de Tokyo.
La surprise est grande quand ayant franchi l'enceinte du musée on se trouve devant un immense lac noir qui se perd dans les dédales du bâtiment (photo 1). On accède alors à un ponton d'où on embarque à plusieurs sur des bateaux en bois noir ; le plus courageux s'empare de l'unique rame et, tel Charon traversant le Styx, il se tient debout à l'avant de l'embarcation et entraîne les autres dans les ténèbres. On croise d'autres barques qui, dans l'obscurité prennent un aspect fantomatique. Tout est sombre en effet : l'eau, le bateau, les parois sur lesquelles des formes désincarnées, mouvantes, insaisissables, apparaissent fugitivement (photos 2 et 3) tandis qu'un son lancinant, continu, à la limite du supportable nous accompagne. Où sommes-nous ? Dans l'empire des morts ou dans une Venise souterraine ?
A la fin du périple, on accoste sur une île où se trouve un amoncellement de blocs en mousse rappelant un éboulis de rochers (photo 4). On s'y affale tandis que des images spectrales, aussi labiles que les mouvements de l'eau, continuent de défiler sur le mur. Des associations d'idées de toutes origines affluent : l'antiquité avec Charon et le Styx déjà évoqué, Narcisse se noyant dans son propre reflet ou le voyage d'Ulysse ; la philosophie avec la Caverne de Platon ; la peinture avec "L'île des morts" de Böklin, "La barque de Dante" de Delacroix, "Le déluge" de Poussin ou les gravures de Gustave Doré ; le cinéma avec "La nuit du chasseur" et la fuite en barque des enfants ou certaines séquences de films de Woody Allen ; la littérature avec "L'enfer" de Dante.
Pour créer cet environnement l'artiste a recours à un système vidéo qui filme les visiteurs. Les images obtenues sont ensuite cryptées pour ne laisser apparaître que les contours flous des corps en mouvement sur l'eau. Ce sont eux qui sont projetés en boucle sur les murs. Le bourdonnement continu quqi vous accompagne sans cesse n'est que la conversion en sons de ce flux d'images. Le visiteur est donc le spectateur et l'auditeur de sa propre présence. Il fait partie intégrante de l'installation et se trouve être à la fois sujet, objet et acteur. Sans lui pas d'oeuvre. Tout est lié et c'est l'interaction entre les dispositifs techniques, l'eau et les visiteurs qui crée ce monde onirique dans lequel nous plonge Céleste Boursier Mougenot.
Ajoutons, mais est-ce un hasard, qu'il représente actuellement la France à la Biennale de Venise avec une oeuvre dont le titre "Rêvolution" est plein de promesses.
Patrick NEU
Il serait dommage de quitter le Palais de Tokyo sans aller s'émerveiller de l'exposition voisine de Patrick Neu.
Cet artiste discret, peu bavard, qui travaille à la cristallerie St Louis en Lorraine, construit, à l'écart de la vie parisienne, une oeuvre d'une irréductible singularité. L'éphémère et la fragilité sont au coeur de son travail. Pour ce faire il utilise des matériaux tels que le cristal, les ailes d'abeille, la cire qui laissent planer sur ses oeuvres une menace et un péril permanent. En voici quelques exemples :
- Dessin sur intérieur de verre à pied noirci à la bougie (photo 1) : Dans le noir de fumée qui opacifie l'intérieur d'un verre, il reproduit certains tableaux de peintres qu'il admire. On croit rêver en reconnaissant la réduction de "L'enlèvement des sabines" de David, "La bataille de San Romano" d'Ucello ou "La chute des damnés" de Rubens. Des heures et des heures de travail ont été nécessaires pour réaliser ce travail qu'une mauvaise manipulation réduirait à néant.
- Une camisole de force faite d'ailes d'abeilles (photo 2) : Véritable oxymore visuel ; une camisole de force n'est-elle pas faite pour immobiliser quelqu'un, or ici elle est faite d'une matière si fragile qu'un simple souffle pourrait la détruire. Le résultat est d'une beauté bouleversante.
- Il en est de même pour une armure de samouraï (photo 3) constituée de morceaux de cristal reliés par du papier. Faite pour protéger le guerrier, le matériau utilisé ici la rend d'une totale vulnérabilité que le moindre choc pourrait réduire en mille morceaux.
Un dernier exemple peut être donné avec la lilliputiene sculpture de deux pattes d'oiseau (photo 4) en acier brillant reposant sur un tout petit socle de métal. Dressées vers le ciel, raidies par la mort, ces petites pattes sont pathétiques ; elles expriment à la fois la perfection et la fragilité de la nature. Patrick Neu les a ramassées dans la campagne et, pour en obtenir une réplique exacte, les a enfermées dans du plâtre réfractaire. Le métal en fusion qu'il a ensuite coulé, a pris leur place après les avoir calcinées. Le mot sublimation qui désigne cette technique s'applique particulièrement à cette oeuvre.
Une tension surgit qui oppose le temps qu'il a fallu pour réaliser ces travaux, parfois plusieurs années, et les quelques secondes qui suffiraient pour le détruire. Légères, extravagantes, elles rappellent que l'art et la vie ne tiennent qu'à un fil et qu'un rien suffit pour les anéantir.
Palais de Tokyo - 13, avenue de Président Wilson, 750016-Paris (01 81 97 35 88), ouvert tous les jours de midi à minuit sauf mardi. expositions jusqu'au 13 septembre 2015